Pierre ne devait pas, en effet, jouir longtemps, à Rome, de la tranquillité qui lui eût permis de donner par lui-même à l'Eglise tous les développements que faisaient présager des commencements si heureux.
Nous avons dit plus haut comment, sous le règne d'Auguste, la population juive de Rome était agglomérée dans le quartier du Transtévère, où Pierre avait d'abord fixé sa demeure. Ses premiers soins avaient dû être pour les enfants de Jacob. Dans cette conduite, qui fut d'ailleurs celle de tous les autres apôtres, il imitait son Maître divin, qui déclarait être venu "pour les brebis perdues de la maison d'Israël". Le mode d'enseignement consistait à faire reconnaître aux juifs, les prophéties en mains, que Jésus de Nazareth avait réalisé en lui-même le type du Messie, tel qu'elles le produisaient. De là un partage entre les auditeurs de Pierre ; mais l'élément juif était trop compact et en même temps trop populeux dans Rome, pour que la réaction de la Synagogue contre toute nouveauté n'amenât pas de vives dissensions. Réviser la sentence portée contre Jésus par le sanhédrin de Jérusalem, proclamer que les gentils étaient désormais égaux aux juifs devant Dieu, c'était mettre Israël à la plus rude épreuve, et d'autant plus qu'à chaque heure on était à même de voir des fils de Jacob se détacher de la Synagogue et venir se ranger autour de Pierre. Insensiblement la lutte devint menaçante pour la tranquillité publique, jusqu'à attirer les regards du gouvernement impérial.
Le païen Suétone caractérise d'un seul mot cet incident, en disant que Claude expulsa de Rome tous les juifs, "à la suite de séditions qui avaient pour instigateur un certain Chrestus". On reconnaît aisément dans ce nom légèrement altéré celui du Christ lui-même, qui retentissait sans cesse dans le Transtévère, prononcé avec rage ou avec amour, selon l'accueil que l'on avait fait aux prédications de Pierre. Durant plus d'un siècle, les païens employèrent souvent cette fausse prononciation du nom du Sauveur, ainsi que Tertullien et Lactance en ont fait la remarque. Quant à la manière dont s'exprime Suétone, il est aisé de voir qu'il a en vue quelqu'un en particulier, et que, par une erreur assez explicable chez lui, il confond Pierre, prédicateur du Christ, avec le Christ lui-même.
On vit donc paraître, en l'année 47, un édit de Claude qui expulsait de Rome tous les juifs. Pierre dut céder à l'orage, et abandonner, après cinq ans de séjour, cette ville, dont il avait fait pour toujours, par un choix inspiré d'en haut, le siège de son pouvoir. Il se retourna vers l'Orient, et, comme première station, il s'embarqua pour Jérusalem. L'apôtre emportait avec lui la fortune de Rome, quoique Rome n'en eût pas conscience. Après huit années d'absence, Pierre reparaîtra dans ses murs ; il viendra terminer son œuvre, et sceller de son sang le titre imprescriptible de la dynastie immortelle, à qui tout le passé de Rome appartenait comme préparation d'un avenir pour lequel la Providence avait disposé les événements de l'histoire humaine tout entière.
Les nobles amitiés que Pierre avait formées lui demeurèrent fidèles, ainsi que nous le verrons ; en même temps, les pauvres et les humbles gardèrent chèrement son souvenir. Le progrès de la foi chrétienne ne se ralentit en rien, et l'Eglise romaine marcha vers de nouveaux accroissements, sous la conduite de ministres fidèles que Pierre avait eu soin d'établir avant son départ.
Aquila et Priscille, frappés du même coup, s'arrêtèrent quelque temps en Italie ; il leur en coûtait de quitter cette terre qui était devenue pour eux comme une patrie. Enfin ils se décidèrent à partir pour Corinthe, où nous ne tarderons pas à les retrouver.
Après avoir exposé les événements qui signalèrent la fondation de l'Eglise romaine, il est temps de nous occuper d'un personnage qui est, après Pierre, la seconde gloire de cette mère des églises. Paul, appelé l'Apôtre des gentils, devait un jour exercer l'apostolat dans la capitale de la gentilité. Sorti des rangs du judaïsme le plus rigoureux, il avait dû à l'intervention divine le changement radical qui s'opéra en lui et en fit tout à coup le disciple le plus ardent de Jésus, que tout à l'heure il persécutait avec fureur dans ses disciples.
Par un privilège qui n'a pas eu de semblable, le Sauveur déjà assis à la droite du Père dans les cieux, daigna instruire directement ce néophyte, afin qu'il fût un jour compté au nombre de ses apôtres. Mais les voies de Dieu n'étant jamais opposées entre elles, cette création d'un nouvel apôtre ne pouvait contredire la constitution divinement donnée à l'Eglise chrétienne par le Fils de Dieu. Paul était un aide surajouté au collège apostolique ; mais il fallait qu'une telle mission fût examinée et certifiée par l'autorité légitime.
Paul, au sortir des contemplations sublimes durant lesquelles le dogme chrétien était versé dans son âme, dut se rendre à Jérusalem, afin "de voir Pierre", comme il le raconta lui-même à ses disciples de Galatie. Il dut, selon l'expression de Bossuet, "conférer son propre évangile avec celui du prince des apôtres". (Sermon sur l'unité.) Paul insiste lui-même sur la longueur du séjour qu'il fit auprès de celui que le Christ avait établi la pierre fondamentale de son Eglise, le docteur indéfectible, le pasteur des brebis comme des agneaux. "Je restai, dit-il, quinze jours auprès de lui." (Gal., I, 18.)
Agréé dès lors pour coopérateur à la prédication de l'Evangile, nous le voyons, au livre des Actes, associé à Barnabé, se présenter avec celui-ci dans Antioche après la conversion de Cornélius et l'ouverture de l'Eglise aux gentils par la déclaration de Pierre. Il passe dans cette ville une année entière signalée par une abondante moisson. Après la prison de Pierre à Jérusalem et son départ pour Rome, un avertissement d'en haut manifeste aux ministres des choses saintes qui présidaient à l'église d'Antioche que le moment est venu d'imposer les mains aux deux missionnaires, et on leur confère le caractère sacré de l'ordination. Jusque-là ils étaient encore laïques l'un et l'autre.
A partir de ce moment, Paul grandit de toute la hauteur d'un apôtre, et l'on sent que la mission pour laquelle il avait été préparé est enfin ouverte. Tout aussitôt, dans le récit de saint Luc, Barnabé s'efface et n'a plus qu'une destination secondaire. Le nouvel apôtre a ses disciples à lui, et il entreprend comme chef désormais une longue suite de pérégrinations marquées par autant de conquêtes. Son premier pas est en Chypre, et c'est là qu'il vient sceller avec l'ancienne Rome une alliance qui est comme la sœur de celle que Pierre avait contractée à Césarée.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 53 à 59)