Le premier pas de Paul est en Chypre, et c'est là qu'il vient sceller avec l'ancienne Rome une alliance qui est comme la sœur de celle que Pierre avait contractée à Césarée.
L'île de Chypre, à raison de son étendue et de son importance, formait à elle seule une province de l'Empire. Elle était, à ce moment, du nombre de celles qui, étant l'apanage du sénat, avaient pour gouverneur un proconsul annuel, choisi toujours parmi les anciens consulaires ou prétoriens. Six licteurs portaient devant lui les faisceaux.
En l'année 43, où Paul aborda en Chypre, l'île avait pour proconsul Sergius Paulus, issu d'une famille dont le nom se lut de bonne heure sur les fastes consulaires. La gens Sergia, patricienne d'origine, s'était distinguée d'abord dans les luttes que Rome eut à soutenir pour asseoir son indépendance au milieu des peuples jaloux qui l'entouraient, et, dès l'an de Rome 317, nous voyons le surnom de Fidenas attribué au consul L. Sergius, à la suite d'une campagne héroïque. Plus tard, au combat de Pydna (586), qui rompit la phalange macédonienne et livra Persée au vainqueur, Paul Emile avait un M. Sergius parmi ses lieutenants, et ce fut peut-être l'occasion de l'alliance qui se forma entre les Sergii et les Aemilii, et amena chez les premiers l'usage du surnom de Paulus, l'insigne de la gens Aemilia. Une inscription du meilleur temps relevée à Rome par Sirmond et transmise par lui à Gruter nous découvre une autre alliance des Sergii non moins glorieuse, celle avec la gens Caecilia.
D. M.
Q. CAECILIO
Q. F. METELLO
VIXIT ANNIS VIII
DIEBUS V
SERGIA. A. F.
FAVSTINA AMITA
M. FECIT
Si le proconsul de Chypre se recommandait par ses aïeux, il était plus digne d'estime encore pour la sagesse de son gouvernement. Sans avoir la piété de Cornélius, il avait par sa droiture attiré sur lui le regard de Dieu. Par un instinct céleste, il désira entendre Paul et Barnabé. Un miracle de Paul, opéré sous ses yeux, le convainquit de la vérité de l'enseignement des deux apôtres, et l'Eglise chrétienne compta, ce jour-là, dans son sein un nouvel héritier du nom et de la gloire des plus illustres familles romaines. Un échange touchant eut lieu en ce moment. Le patricien romain était affranchi du joug de la gentilité par le juif, et en retour, le juif, qu'on appelait Saul jusqu'alors, reçut et adopta désormais le nom de Paul, comme un trophée digne de l'Apôtre des gentils.
Après son année de gouvernement, Sergius Paulus dut quitter Chypre, et se rendre à Rome, où déjà la gens Cornelia avait abordé au christianisme par le centurion de la cohorte Italique. D'antiques traditions nous montrent dans l'ancien proconsul de Chypre le premier évêque de Narbonne. Quoi qu'il en soit, on ne peut nier que la gens Sergia n'ait connu de bonne heure le midi de la Gaule; ce qui expliquerait aisément le retour de Sergius Paulus dans une province où sa famille avait un établissement. Gruter donne une inscription venue des confins de la Narbonnaise, et qui lui a été transmise par Sirmond, sur laquelle on voit un M. Sergius Paulus dédier un monument à sa mère Julia Paulina, fille de Sergius. Muratori en produit une autre, trouvée à Aix, d'une Sergia Optata qui consacre un marbre à la mémoire de Sergius, son père.
De Chypre, Paul se rend successivement en Cilicie, dans la Pamphylie, dans la Pisidie, dans la Lycaonie. Partout il évangélise, et partout il fonde des chrétientés. Il revient ensuite à Antioche, accompagné de Barnabé, en l'année 47, et il trouve l'église de cette ville dans l'agitation. Un parti de juifs sortis des rangs du pharisaïsme, qui devait plus tard se fondre dans les sectes judéo-chrétiennes de Cérinthe et d'Ebion, consentait à l'admission des gentils dans l'Eglise, mais seulement à la condition qu'ils seraient assujettis aux pratiques mosaïques, c'est-à-dire à la circoncision, à la distinction des viandes, etc. Les chrétiens sortis de la gentilité répugnaient à cette servitude à laquelle Pierre ne les avait pas astreints, et la controverse devint si vive, que Paul jugea nécessaire d'entreprendre le voyage de Jérusalem, où Pierre fugitif de Rome venait d'arriver. Il partit donc avec Barnabé, apportant la question à résoudre aux représentants de la loi nouvelle réunis dans la ville de David. Outre Jacques, qui résidait actuellement à Jérusalem comme évêque, Pierre, ainsi que nous l'avons dit, et Jean y représentèrent en cette circonstance tout le collège apostolique.
La question à trancher était de la plus haute portée. Le christianisme se contenterait-il de faire, à la manière des juifs, de simples prosélytes courbés sous le joug de deux lois à la fois, ou appellerait-il ses néophytes à une entière liberté à l'égard des préceptes transitoires que Dieu avait jadis imposés à son peuple dans le désert ? La cause était déjà décidée par le fait. En conférant le baptême à Cornélius, Pierre n'avait exigé de lui aucun servage à l'égard du mosaïsme. Néanmoins, à cette époque, où un grand nombre d'églises avaient eu pour premiers membres des juifs sortis de la Synagogue, il devenait nécessaire de terminer par une décision solennelle la controverse qui s'était élevée à Antioche, et pouvait, en s'étendant, compromettre le repos de la famille chrétienne.
Une assemblée se réunit, présidée par Pierre. Jacques et Jean y prirent séance, Paul et Barnabé siégèrent après eux. On y appela les prêtres de l'église de Jérusalem, et les fidèles de cette église furent admis à entendre les résolutions qui allaient être portées. Tous étant présents, Pierre prit la parole : "Mes frères, dit-il, vous savez comment Dieu m'a choisi, il y a déjà longtemps, pour faire entendre par ma bouche la parole de l'Evangile aux gentils et les amener à croire ; comment il leur a donné son Esprit ainsi qu'à nous-mêmes, ne faisant entre eux et nous aucune différence, et purifiant leurs coeurs par la foi. Maintenant donc, pourquoi tenter Dieu, en imposant à de tels disciples un joug que ni nos pères ni nous n'avons pu porter ? Par la grâce du Seigneur Jésus-Christ, nous croyons être dans la voie du salut, comme ils y sont eux-mêmes."
Saint Luc rapporte que cette solennelle déclaration de Pierre fut accueillie par l'assistance avec le silence d'un profond respect. Paul et Barnabé prirent ensuite la parole, et racontèrent les merveilles que Dieu avait opérées dans leurs récentes prédications au milieu des gentils, Jacques, relevant la sentence de Pierre, la justifia en citant les oracles prophétiques sur la vocation des gentils, et l'on finit par formuler un décret en forme de lettre adressée aux fidèles d'Antioche, mais destinée à faire droit dans l'Eglise entière. Toute exigence à l'égard des gentils relativement aux rites judaïques y était interdite, et cette disposition était prise au nom et sous l'influence de l'Esprit-Saint.
Ce fut dans cette réunion de Jérusalem que Paul, qui, dans son Epître aux Galates, complète le récit des Actes, atteste qu'il fut accueilli par les trois grands apôtres comme devant exercer spécialement l'apostolat des gentils, de même que celui des juifs continuerait d'être l'apanage de saint Pierre. II a fallu toute l'audace germanique pour bâtir sur ces paroles l'étrange système en vertu duquel saint Pierre aurait été l'adversaire des gentils, et saint Paul le partisan enthousiaste de leur admission dans l'Eglise. Deux faits réfutent, sans réplique, cet odieux roman et se déduisent l'un et l'autre du récit des Actes et du texte des Epîtres des deux apôtres. D'un côté, Pierre nous apparaît comme le tuteur dévoué de la gentilité par l'adoption qu'il fait de Cornélius à Césarée, par le choix qu'il fait de Rome pour y établir sa Chaire, par son énergique langage dans l'assemblée de Jérusalem, et par mille autres traits ; d'autre part, nous voyons Paul, si dévoué aux gentils, s'adonner constamment à la conversion des juifs, au point de commencer toujours par eux son évangélisation dans toutes les villes où ils avaient une synagogue.
Quel but se proposait Paul en sollicitant des trois apôtres cette déclaration d'un apostolat spécial reconnu en sa personne ? Lui-même nous le fait connaître. Il voulait, dit-il, s'assurer qu'en s'adressant avec tant d'ardeur aux gentils, "il n’avait pas couru en vain" (Gal., II.) Il désirait, de la part de ceux qu'il appelle 'les colonnes', une confirmation de cet apostolat surajouté à celui des douze ; il voulait que ce ministère extraordinaire, qui surgissait au moment même où la moisson des gentils était ouverte, fût reconnu comme divinement destiné à seconder l'œuvre de la miséricorde céleste en faveur de ceux qui avaient été appelés les derniers.
Les trois apôtres n'avaient qu'à s'incliner devant la volonté évidente du ciel ; mais il restait toujours vrai que si Pierre avait eu l'honneur d'ouvrir aux juifs la porte de l'Eglise au jour de la Pentecôte, sa main aussi l'avait ouverte aux gentils, lorsqu'il en reçut l'ordre d'en haut.
Un incident qui nous révèle le caractère intime de Pierre et de Paul se passa peu de temps après à Antioche, où Pierre s'était rendu de Jérusalem.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 59 à 65)