Durant l'absence de Pierre, l'heureuse famille de Cornelius avait été favorisée de la fécondité, et les parents purent présenter aux bénédictions du prince des apôtres un jeune Pudens, que nous ne tarderons pas à faire connaître.
Pomponia Grsecina, toujours protégée par son deuil, auquel elle devait une si heureuse indépendance, revit avec bonheur le père de la chrétienté, et elle eut à lui rendre compte des résultats de ce zèle qui l'anima toute sa vie, et qui fut au moment de lui procurer la couronne du martyre. Nous avons dit quel intérêt elle portait, ainsi que son mari Plautius, à la récente famille des Flavii. Un instinct supérieur semblait lui avoir révélé les destinées étonnantes de cette race, et elle la convoitait pour le Christ. On ne peut voir qu'avec étonnement et admiration les dévouements qui s'y produisirent lorsque l'heure de confesser la foi fut arrivée.
Ce fut en l'année 47 que Plautius revint victorieux de l'expédition de Bretagne, ramenant avec lui les trois Flavii qui avaient combattu sous ses ordres. Titus Flavius Sabinus, l'aîné de Vespasien, d'un caractère rempli de douceur et peu porté à l'ambition, ne tarda pas à recevoir la plus grande marque d'estime de Plautius et de Pomponia. Ils accordèrent en mariage à cet homme nouveau leur propre fille Plautia. On a toute raison de penser que l'influence de sa mère dut ouvrir tôt ou tard à Plautia la porte du christianisme. Quoi qu'il en soit, sa fille Plautilla nous apparaîtra bientôt au nombre des disciples les plus fervents de l'apôtre des gentils.
Pour Vespasien, il épousa une Flavia Domitilla, qui n'est pas autrement connue, à moins qu'elle n'ait appartenu, par sa mère, à la famille Domitia, qui avait eu le triste honneur de produire Néron. Vespasien eut de cette Domitilla, outre ses deux fils Titus et Domitien, une fille appelée comme sa mère, et qui elle-même eut pour fille la troisième Flavia Domitilla, que nous verrons plus tard exilée pour la foi. Il serait difficile de ne pas reconnaître dans la conversion de cette dernière l'action de la zélée chrétienne à laquelle Plautilla dut l'avantage de connaître le Christ.
Une jeune fille qui tenait aussi à la famille Flavia fut l'objet d'un tendre intérêt de la part de Pomponia Graecina. Elle se nommait Petronilla, et sa protectrice la mit en rapport avec Pierre. Au moyen âge, on alla jusqu'à voir en elle la propre fille de l'apôtre, qui était marié lorsque le Sauveur l'appela à sa suite. Le nom de Petronilla, qui dérive tout naturellement de celui de Flavius Petro, souche des Flavii (Petro, Petronius, Petronilla), était regardé par les naïfs légendaires de ces temps comme formé de celui de Petrus.
Les Actes des saints Nérée et Achillée racontent que Petronilla fut initiée à la foi chrétienne par saint Pierre lui-même, et qu'elle fut de sa part l'objet des soins les plus paternels. Sans admettre tous les détails que renferme ce document trop tardivement rédigé, on en peut extraire les notions qui s'encadrent avec l'ensemble des faits que nous racontons, et rien n'oblige à repousser la tradition si antique qui attribue à Petronilla l'honneur d'avoir été la première des vierges chrétiennes dans l'église de Rome. Les Actes nous disent que, pour rester fidèle au Christ, elle refusa l'alliance d'un chevalier romain nommé Flaccus. Ce Flaccus ne serait-il pas le fils de Pomponius Flaccus Graccinus, que nous voyons consul en l'an 17, avec C. Caecilius Rufus, et le cousin de Pomponia Graecina ? Etant à même de rencontrer les Flavii dans la société de la noble femme, il est possible que l'alliance de Plautia avec Flavius Sabinus ait déterminé le jeune Romain à songer aussi à une Flavia ; cette conjecture n'offre rien que de vraisemblable, si l'on tient compte de l'intimité que le mariage de Plautia dut accroître encore entre les deux familles.
Quoi qu'il en soit, nous savons que le sarcophage de Petronilla reposa jusqu'au huitième siècle dans une salle particulière du cimetière de Flavia Domitilla, qui fut la catacombe des Flavii chrétiens, et que l'inscription funéraire portait ces mots :
AVRELIAE PETRONILLAE FILIAE DVLCISSIMAE
L'importance de cette sépulture fut telle, que la région du cimetière de la voie Ardéatine, où elle se trouvait, est plusieurs fois appelée Ad sanctam Petronillam, sur les anciens documents de Rome souterraine. Vers l'an 760, le pape saint Paul Ier transféra le corps de la vierge et le sarcophage lui-même dans la chapelle de Sainte-Pétronille, attenante à la basilique vaticane. Sixte IV, dans un bref à Louis XI, publié par dom Martène, atteste l'existence du sarcophage dans ce sanctuaire, probablement sous l'autel, et nous apprend que son couvercle était orné de quatre dauphins.
Les détails que nous venons de donner sur la circulation du christianisme dans les familles influentes de Rome donnent légitimement à penser que ce mouvement ne devait pas se borner aux quelques personnes dont nous pouvons encore aujourd'hui assigner le rôle ; la suite de nos récits le montrera d'ailleurs suffisamment. Le retour de Pierre allait puissamment avancer la propagation de l'Evangile au sein d'une population qui était un composé de l'humanité tout entière ; mais avant de s'asseoir d'une manière stable dans ce centre de l'Empire et de l'Eglise, l'apôtre se sentait un devoir à remplir. Durant de longues années, l'Orient avait entendu sa voix ; il était juste que les provinces de l'Occident connussent à leur tour le vieillard sur lequel le Christ avait édifié son Eglise.
Avant d'ouvrir le cours de ses pérégrinations, Pierre voulut se constituer un vicaire dans Rome, et il imposa les mains à Linus, comme au plus digne de ses coopérateurs, comme à celui dont les travaux passés et l'influence méritaient le mieux ce poste de confiance. Nous savons, par l'ancien catalogue des papes, dont la première partie remonte au troisième siècle, mais dont le texte, tel que nous l'avons sur un manuscrit du quatrième, a malheureusement souffert, la date de la consécration épiscopale de Linus. Elle eut lieu sous le consulat de Q. Volusius Saturninus et de P. Cornélius Scipion : ce qui donne l'année 56. Cette date, mal comprise par un copiste du catalogue, lui a fait attribuer douze années de pontificat à Linus, qui ne fit que passer sur la Chaire de saint Pierre ; tandis qu'il n'eût fallu voir dans ces consulats de l'an 56 que l'indication du commencement de l'épiscopat du vicaire Linus, durant lequel le prince des apôtres continuait le cours de son pontificat.
Ayant ainsi pourvu au service du troupeau, Pierre commença son apostolat dans nos régions. Plusieurs villes de l'Italie entendirent d'abord sa parole ; puis il franchit les Alpes, et pénétra dans les Gaules. Le vénérable Bède, un biographe grec du huitième siècle reproduit par les Bollandistes, un auteur syriaque du sixième publié par le cardinal Maï, nous montrent l'apôtre évangélisant jusqu'à la Grande-Bretagne, qui depuis l'expédition de Plautius était devenue d'un accès facile comme toute autre province de l'Empire. L'Espagne le vit aussi, et il est probable qu'avant de rentrer à Rome il visita la côte d'Afrique, en sorte que tout ce qui devait former le patriarcat d'Occident aurait été parcouru et sanctifié par les pas de celui qui, comme dit Eusèbe, au deuxième livre de son Histoire, "étant le vaillant chef de la milice divine, couvert de l'armure céleste, était venu apporter de l'Orient à ceux qui habitaient vers le Couchant la lumière précieuse des intelligences ."
Expérimenté dans la carrière apostolique, Pierre dut procéder dans nos contrées comme il l'avait fait en Orient, s'arrêtant plus ou moins longtemps dans certaines villes, demeurant peu de temps dans quelques-unes, et évangélisant les autres localités par ses disciples. Ce labeur était l'œuvre apostolique, et sa qualité de chef suprême n'en dispensa l'apôtre ni en Orient ni en Occident.
Pierre n'était point rentré dans Rome pour y jouir d'une résidence tranquille, et ce ne fut qu'après avoir consacré ainsi à la prédication plusieurs années qu'il revit cette ville, où devait se terminer sa glorieuse carrière.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 85 à 90)