Un arrêt du Parlement de Paris, rendu le 8 juin, sur le réquisitoire de l'avocat général Gilbert de Voisins, condamnait la Lettre sur le nouveau bréviaire à être lacérée et brûlée, au pied du Grand-Escalier, par la main du bourreau. C'était sous de pareils auspices que s'annonçait la nouvelle Liturgie.
Cependant une réaction se préparait à l'archevêché. Charles de Vintimille, inquiété par les réclamations des deux grands vicaires, mû aussi par les remontrances du cardinal de Fleury, résolut de faire droit, au moins en quelque chose, aux plaintes qui arrivaient de tous côtés de la part des prêtres les plus vénérables et d'ailleurs les plus attachés à sa personne.
Rejeter avec éclat un bréviaire qu'on avait annoncé au diocèse avec tant de solennité, était un parti bien fort et qu'on ne pouvait guère espérer d'un vieillard qui, d'ailleurs, eût trouvé sur ce point une vive opposition dans la majorité de son conseil. Dans le courant du mois de juillet, le prélat réunit une commission composée de l'abbé d'Harcourt, doyen de Notre-Dame, le même qui avait fait choix de Vigier pour la rédaction du bréviaire ; l'abbé Couet, autrefois grand vicaire du cardinal de Noailles, et connu pour ses liaisons avec la secte à laquelle avait si longtemps appartenu cet archevêque ; les abbés de Romigny, Joly de Fleury, de La Chasse, et enfin le Père Vigier lui-même. On n'avait pas, sans doute, osé inviter Mésenguy ; les deux grands vicaires, Robinet et Regnauld, n'avaient pas non plus été convoqués.
Dans cette réunion, l'archevêque proposa la question de savoir ce qu'il pouvait y avoir à faire dans la conjoncture délicate où l'on se trouvait. Les abbés d'Harcourt et Joly de Fleury, et avec eux le P. Vigier, étaient d'avis qu'on passât outre, sans se préoccuper des plaintes .qui s'étaient élevées. Les abbés de La Chasse et de Romigny se retranchèrent dans le silence sur l'objet de la délibération. Enfin, l'abbé Couet, qui, si l'on en croit les Nouvelles ecclésiastiques, pensait au fond comme l'abbé d'Harcourt et les deux autres, étant effrayé des suites de cette affaire, conseilla à l'archevêque une demi-mesure qui consisterait à maintenir le bréviaire, en plaçant des cartons dans les endroits qui avaient le plus révolté les partisans de la bulle. Cet avis fut adopté. (Nouvelles ecclésiastiques, 28 juillet 173. Ami de la Religion. Ibidem.)
On commença donc de suite une nouvelle édition du bréviaire, toujours sous la même date de 1736, et on prit des mesures pour arrêter le débit de la première dont les exemplaires, par suite de cette mesure, sont devenus extrêmement rares. Au reste, on ne fit que cinquante cartons environ, et les corrections ne furent pas très nombreuses. La plus remarquable fut la suppression de l'Ave, maris stella, arrangé par Coffin, et le rétablissement de cette hymne dans son ancienne forme. On rétablit l'homélie de saint Jean Chrysostome, qui avait été supprimée dans l'office de saint Jacques le Majeur. On fit disparaître le canon du troisième concile de Tolède, placé à prime du Mardi de la quatrième semaine de carême, etc.
Il était aisé de voir que ces légers changements, par lesquels on voulait donner quelque satisfaction aux catholiques, n'atteignaient point le fond du bréviaire lui-même, et laissaient même sans correction plusieurs des passages qui avaient excité des réclamations spéciales. Il fut impossible d'obtenir d'avantage. Mais aussi de quelle défaveur devait être marquée, aux yeux de la postérité, une œuvre liturgique composée pour une grande Église, promulguée par le premier pasteur, et qui, après cette promulgation, était soumise à l'humiliante insertion de cartons jugés nécessaires pour apaiser le scandale qu'elle produisait dans le peuple fidèle. Que ceux qui nous ont suivi dans toute cette longue histoire des formes du culte divin, disent s'ils ont jusqu'ici rencontré rien de semblable !
Le courageux auteur de la Lettre sur le nouveau bréviaire, ne jugeant pas que la censure du parlement eût, pour sa conscience de prêtre et de religieux, une valeur réelle, et espérant encore ouvrir les yeux du prélat qui venait d'attester si hautement que sa religion avait été surprise, crut devoir lui adresser une Remontrance pleine de respect, qui était en même temps une Seconde Lettre sur le nouveau bréviaire. Cette brochure, de douze pages in-4°, éprouva, de la part des magistrats du parlement, toujours fidèles à leur rôle d'arbitres de la Liturgie, le même sort que la précédente (elle fut condamnée au feu par arrêt du 20 août 1736).
Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en donnant ici cette pièce en entier. Ils y admireront le zèle de la foi et la liberté sacerdotale admirablement conciliés avec les souverains égards dus à un personnage tel que Charles de Vintimille :
« Monseigneur,
« Ce n'est point ici le langage de l'indocilité et de l'orgueilleuse révolte que vous allez entendre. Enfant respectueux de l'Église qui demande pour première vertu la soumission, je ne sus jamais qu'obéir ; j'eus toujours pour elle et pour les oints du Seigneur, nos pères et nos maîtres, ce tendre respect et cette docilité entière qui caractérisent le vrai fidèle, et jamais je ne tremperai ma plume dans le fiel amer que présente l'erreur ou la séduction.
« Si j'ose aujourd'hui vous faire d'humbles représentations et me plaindre de vous-même à vous-même, c'est l'intérêt de votre gloire qui m'inspire, c'est le zèle de cette religion que vous aimez, que vous soutenez, que vous avez toujours si glorieusement défendue. Daignez un moment jeter les yeux sur ces réflexions simples et naïves. Que le titre ordinairement odieux de Remontrance, sous lequel je l'annonce, ne me ferme point, chez Votre Grandeur, une entrée qui ne fut jamais refusée à personne.
« Il en est de différentes espèces, selon la différence des motifs qui font agir, d'intérêt ou de fanatisme. Quoi qu'il en soit, daignez lire celle-ci avec cette bonté ordinaire qui nous charme. Si par hasard elle n'est appuyée sur aucun fondement solide, qu'importe à votre gloire ! Regardez-la avec ce noble mépris dont on doit payer un téméraire délire ; tout le public se joindra bientôt à vous. Mais si je suis assez heureux pour parler le langage de la raison et de l'équité, de la religion et de la piété, il est de votre droiture et de votre grandeur d'âme de ne pas fermer les yeux à la lumière que j'ose prendre la liberté de vous présenter. Vous prévenez peut-être déjà ma pensée. Dans tout le cours d'une longue carrière, il n'est qu'une seule démarche qui n'ait pas obtenu le suffrage de l'approbation publique dont je vois toutes les autres marquées. Sans doute qu'elle seule peut arracher nos plaintes et suspendre pour un moment les justes éloges que vous doivent tous ceux qui savent discerner le vrai mérite. Cependant, quand il faut m'expliquer, je sens qu'il me faut faire un violent effort. Au nom seul de bréviaire, je crains de vous contrister, et l'idée de votre peine suffit pour m'accabler moi-même de douleur. Mais enfin c'est un crime de se taire dans ces circonstances, et peut-être un jour me saurez-vous gré de la liberté que je prends. Il faut lever ce voile qu'on tâche de vous mettre sur les yeux, pour vous empêcher de voir ce que tout le monde aperçoit.
« Apprenez donc de moi ce que pense tout le public catholique ; j'ose protester devant Dieu que tous vos bons diocésains s'expliquent ici par ma plume, et qu'en lisant ce qu'elle vous trace, vous lisez les sentiments de leurs cœurs.
« Oui, Monseigneur, le bréviaire que vous leur avez mis entre les mains ne convient ni à leur religion, ni à la vôtre. Il détruit ce que vous leur enseignez et ce qu'ils croient. Et que faut-il donc enfin pour vous le persuader ? Tout parle contre lui : son histoire abrégée suffira pour la conviction la plus sensible et la plus palpable.
« Le père de cet ouvrage informe est un prêtre de l'Oratoire, zélé par goût autant que par état pour un parti qu'il aurait autrement défendu que par la composition d'un bréviaire, s'il avait eu plus de lumières et de talents. Il s'est associé depuis, pour la composition des hymnes, un prétendu poëte plus connu par son appel au futur concile que par ses poésies, plus occupé à fomenter les nouvelles erreurs dans son collège, qu'à y faire fleurir les bonnes moeurs et les belles-lettres.
« Il y a plus de quinze ans que ce fruit conçu dans les ténèbres était en état de paraître ; mais il fallait trouver un protecteur à l'ombre duquel il pût impunément braver le grand jour, et quels efforts n'a-t-on pas mis en œuvre pour la réussite de ce projet ? L'ouvrage était à peine achevé, qu'on s'adresse à feu Monseigneur le Cardinal de Noailles pour le lui faire adopter ; mais nous savons que ce prélat le rejeta avec mécontentement, et qu'il ne voulut point souffrir qu'on lui en parlât. Feu Monseigneur de Lorraine, évêque de Bayeux, se montra plus favorable au bréviaire; il désira d'en introduire l'usage dans son Église, mais le soulèvement de tout son chapitre et de tout son diocèse contre lui, l'empêcha de tenter l'entreprise, et Son Altesse ne crut pas que son nom ni sa dignité pussent mettre l'ouvrage à couvert de la censure publique. Se serait-on persuadé (et qu'on juge par ce seul trait des intrigues du parti) qu'un bréviaire ainsi proscrit dût être un jour à l'abri d'un nom aussi respectable et aussi cher à l'Église que l'est celui de Vintimille ?
« Voilà, dis-je, un violent préjugé fondé sur la qualité des auteurs et capable de jeter sur cette production un soupçon plus que légitime, soupçon qui se tourne en preuve convaincante par les événements qui précédèrent et qui ont suivi l'édition.
« Accuser indifféremment tous les examinateurs, c'est ce que l'équité ne nous permet pas. Il y avait parmi eux des catholiques, et des catholiques décidés. En quel nombre ? Monseigneur, vous le savez ; mais enfin la conduite qu'ils ont tenue, ou que l'on a tenue à leur égard, montre ce qu'ils ont pensé. Vous le savez, Monseigneur, la crainte de contrister V. G. m'empêche de la lui remettre devant les yeux. En vain voudrait-on rendre garants de cet ouvrage ces hommes respectables et si dignes de votre confiance. Le public sait que tous (je ne comprends point parmi eux feu M. Couet, dont toute la fonction a été d'encenser en toute occasion et le nouveau bréviaire et son auteur, et dont le suffrage devait rendre l'ouvrage suspect) ont fait plusieurs fois, quoique inutilement, de très importantes représentations, tant sur les auteurs que sur le fond et la forme de ce bréviaire. Tout Paris sait qu'on n'eut presque aucun égard à leurs réflexions ; de sorte qu'à proprement parler, on peut dire que tous les approbateurs du bréviaire ont été ou les auteurs mêmes, ou des hommes connus pour être partisans de l'erreur.
« Combien d'autres représentations Votre Grandeur n'a-t-elle pas reçues de tous les côtés ? Elle a plusieurs fois témoigné qu'elle en était fatiguée ; tristes, mais trop sûrs garants du bruit que devait faire l'édition, et des alarmes qu'elle causerait. Elles sont parvenues jusqu'à vous, Monseigneur, et ce sont des faits que vous ne pouvez dissimuler. Vous n'ignorez pas que l'acceptation du bréviaire par vos bons diocésains, est un sacrifice forcé de leur soumission au poids de votre autorité. Le séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet n'a point caché ses justes répugnances ; mais le curé ayant voulu absolument qu'il fût chanté dans son église, il n'a pas été possible de lui résister.
« Les prélats qui vous avaient promis de se joindre à vous commencèrent à se dégager d'une parole que leur conscience ne leur permettait pas de garder. M. l'Évêque de Valence comptait d'adopter le nouveau bréviaire ; il a a changé de résolution et s'en est assez nettement déclaré. Le chapitre de Lodève était près de l'accepter de la main de son évêque ; aujourd'hui il est déterminé à ne jamais souffrir que le diocèse en soit infecté, et ce changement est le fruit de la lecture que quelques-uns d'entre eux en ont fait.
« M. l'Evêque de La Rochelle a avancé dix mille livres ; mais on ne doute point qu'il ne les sacrifie généreusement, plutôt que de faire un présent si funeste à ses diocésains.
« Tandis que les catholiques, par des plaintes et des démarches publiques, montrent l'idée qu'ils ont conçue du nouveau bréviaire, les sectateurs des nouvelles opinions triomphent publiquement. M. de Montpellier s'en est déclaré le protecteur ; il met tout en œuvre pour le faire recevoir par son chapitre très orthodoxe, qui n'en veut pas.
« Les plaintes des uns, le triomphe des autres, font un argument dont un magistrat éclairé a senti toute la force. Voici comment il s'en est expliqué :
« Si Monseigneur l'Archevêque, disait-il, me parlait de son bréviaire, je lui demanderais : Quels sont ceux qui réclament contre ce nouveau bréviaire ? Ce sont tous les bons catholiques, tous ceux qui sont connus par leur soumission à l'Église, par leur attachement sincère à votre personne et à votre autorité, et qui, depuis votre arrivée à Paris, n'ont cessé de la défendre contre les. novateurs. Qui sont maintenant ceux qui en prennent la défense, qui sont empressés à le faire chanter, qui disent que c'est un coup du ciel que ce bréviaire paraisse sous votre nom ? Ce sont ceux qui sont révoltés contre l'Église et ses décisions, ceux qui n'ont cessé de vous déchirer dans leurs libelles, ceux qui ont tout mis en œuvre pour noircir votre réputation et déshonorer votre épiscopat, ceux, en un mot, que vous avez toujours paru regarder comme hérétiques. Il ne vous convient pas de vous déclarer ni contre les premiers, ni en faveur des derniers ; et cependant c'est ce que vous paraissez faire, lorsque vous soutenez le bréviaire et que vous vous engagez à le soutenir toujours ; vous donnez lieu aux Appelants de dire, comme ils le disent en effet, que vous tournez de leur côté.
« Telles étaient, Monseigneur, les réflexions de ce magistrat dont vous estimez la religion, la droiture et les lumières.
« Voilà, ce me semble, pour toutes les personnes non prévenues, des preuves assez solides ; mais on n'aurait pas absolument besoin de tous ces arguments étrangers, puisque l'ouvrage dont il s'agit porte dans lui-même sa condamnation, pour quiconque se donne la peine de l'examiner. L'auteur de la Lettre sur le bréviaire démontre qu'il ne peut être que l'ouvrage du parti, et qu'à ce seul titre, il nous doit être odieux. Persuadera-t-on jamais, en effet, que des catholiques aient pu faire les indignes retranchements qu'il cite des passages formels et décisifs contre les nouvelles erreurs ? Il est vrai qu'il ne parle que de peu de substitutions perverses où le dogme soit directement attaqué. Quelles que puissent être les raisons qui l'ont empêché d'entrer dans un plus long détail, ce n'est pas la faute du bréviaire qui s'en trouve rempli.
« Vous-même, oui, Monseigneur, Votre Grandeur elle-même s'est déclarée contre cet ouvrage d'une manière non équivoque. Les mouvements qu'elle se donne pour le corriger, s'il était possible, ces cartons qu'elle fait apposer de toutes parts et qui se multiplient par la recherche des erreurs, sont autant de témoins irréprochables, qui justifient nos plaintes et condamnent hautement le bréviaire.
« Réunissons à présent toutes ces preuves : n'en résulte-t-il pas, dans les esprits les plus prévenus, que tout parle effectivement contre le bréviaire ? La qualité des auteurs justement suspects, la difficulté qu'ils ont eue à lui trouver un patron, la division des examinateurs, la multitude des représentations, les plaintes des catholiques et l'approbation de leurs adversaires, la lecture du bréviaire lui-même et votre propre conduite, en faut-il davantage pour me faire dire avec justice qu'il ne convient ni à vous, ni à vos diocésains ? et peut-il y avoir des préjugés assez forts qui ne tombent à la vue de preuves si lumineuses ?
« Je ne vois rien qui semble parler en sa faveur que l'arrêt du parlement par lequel on a prétendu flétrir la Lettre qui l'attaque; mais j'ose ici vous le demander à vous-même, Monseigneur, et m'en rapporter aux secrets sentiments de votre coeur ; si l'opposition que vous trouvez au bréviaire doit vous causer quelques inquiétudes, cet arrêt sera-t-il capable de les apaiser ?
« Combien de réflexions judicieuses qu'il ne m'est pas permis de mettre ici dans leur jour, doivent se présenter à votre esprit pour balancer l'autorité d'un pareil jugement ! N'a-t-on pas vu souvent ?..... Mais je m'arrête, j'oubliais que le respect doit conduire ma plume, et qu'il est des vérités sur lesquelles il ne m'appartient pas de m'expliquer. Au moins, n'avez-vous pas sans doute oublié que l'avocat général qui paraît aujourd'hui prendre votre défense, est le même qui, plus d'une fois, éleva la voix dans lé parlement pour flétrir vos ouvrages et les couvrir, s'il était possible, d'une éternelle ignominie ? Si les coups qu'il porte contre la Lettre ont quelque poids, ils eurent le même effet contre vos mandements, et approuver aujourd'hui son ministère, c'est souscrire à votre condamnation. Non, son plaidoyer, ni l'arrêt qui le suit, ne calmeront point les inquiétudes d'un prélat véritablement orthodoxe qui ne reconnaît que l'Église seule pour juge en matière de foi et de religion.
« J'ajoute, qu'à ne consulter que l'arrêt lui-même, le bréviaire n'est jamais justifié. J'ai en main le réquisitoire de M. Gilbert de Voisins. Que dit-il ? et que condamne-t-il ? Entre-t-il dans le fond des matières ? examine-t-il les preuves sur lesquelles la Lettre forme ses accusations ? Il n'avait garde. Le brillant obscur dont il a coutume d'envelopper ses tortueuses périodes, n'aurait pu répandre aucun nuage sur l'évidence des preuves et des raisons de l'auteur de la Lettre.
« Il s'arrête précisément au détail minutieux de quelques phrases un peu fortes qu'il accable d'épithètes plus fortes encore, mais qui, dans le vrai, ne signifient rien, puisqu'enfin, avant que de condamner ces expressions prétendues trop fortes, il faut prouver qu'elles portent à faux ; ce qu'il ne fait pas. Le principal motif qu'il apporte pour le condamner, est l'affectation singulière des qualités d'hérétiques et de catholiques appliquées à ceux qui vivent dans le sein d'une même Église ; c'est-à-dire, Monseigneur, qu'il en veut autant à Votre Grandeur. qu'à l'auteur de la Lettre, puisque vous avez fait la même distinction dans vos mandements, c'est-à-dire qu'en feignant de vous défendre, il vous attaque véritablement ; c'est-à-dire qu'il flétrit de nouveau vos mandements avec la Lettre; c'est-à-dire, en un mot, que son réquisitoire vous est aussi injurieux qu'il pourrait l'être à l'auteur inconnu.
« Il est donc incontestable qu'en recueillant les voix différentes, il s'élève un espèce de cri général contre le nouveau bréviaire ; vouloir se cacher cette vérité, c'est se mettre sur les yeux un bandeau volontaire, pour ne pas apercevoir un objet réel qui blesse la vue. Or, dans de telles circonstances généralement avouées, comment convient-il à Votre Grandeur de se comporter ? C'est ce qui doit faire l'objet de ses plus sérieuses réflexions, et je m'en rapporterai volontiers à la décision de sa piété rendue à elle-même et débarrassée des conseils de la molle condescendance. C'est à ce tribunal que j'en appelle, et je m'assure du triomphe de ma cause. Il n'y a que deux partis à prendre : l'un, de corriger le bréviaire et d'en retrancher tout ce qui peut blesser la délicatesse catholique ; l'autre, de le repousser absolument et de le tenir comme non avenu.
« Il paraît que c'est au premier parti que Votre Grandeur s'en est tenue (car on n'est pas venu à bout de lui cacher tout l'artifice de ce mystère d'iniquité) ; mais ce qu'il y a de personnes autorisées dans votre diocèse vous proteste ici, par mon ministère, que vous tentez une chose impossible. Malgré la déclamation non prouvée de l'avocat général, il demeure constant parmi eux que tout le bréviaire est une masse d'un levain corrompu, de laquelle on n'exprimera jamais un suc salutaire dont les catholiques veuillent se nourrir. Comment, en effet, rétablir tous les retranchements des fêtes, des octaves, des prières à la sainte Vierge et de cette immensité de textes de l'Écriture et des Saints Pères, que les auteurs ont sacrifiés aux mânes de Jansénius et de Quesnel ? Comment effacer des hymnes, des leçons, des capitules, des répons, des oraisons, cette multitude de phrases captieuses, équivoques, mal sonnantes, pour ne pas dire hétérodoxes, sous lesquelles on a eu l'adresse d'insinuer des erreurs si souvent condamnées ? Il faudrait absolument repétrir, refondre toute cette masse impure, c'est-à-dire, qu'il n'en coûterait pas davantage pour refaire un nouveau bréviaire.
« La chose fût-elle possible, ce qui n'est pas, croyez- vous, Monseigneur, que les vrais catholiques trouveront jamais du goût à réciter un bréviaire composé par des ennemis de l'Église leur Mère? Non, nous ne voulons point de leurs présents ; nos lèvres ne souffriront qu'avec peine des prières dont les auteurs ne furent pas nos défenseurs; et le triste souvenir que nous les tenons d'appelants et de fauteurs d'hérésie, sera capable de troubler la dévotion de nos temples et de répandre l'amertume sur la sainte gaieté de nos plus belles fêtes. Le dirai-je, Monseigneur ? nous craignons de prononcer des blasphèmes, en ne récitant que des paroles respectables et uniquement tirées de nos saintes Écritures. Un passage isolé, détaché de ce qui le précède et de ce qui le suit, souvent ne présente par lui-même aucun sens ; mais l'union artificieuse de plusieurs de ces passages leur donne souvent un sens tout à fait étranger, et c'est ainsi que la parole de Dieu dans la bouche des hérétiques devient le langage de l'erreur. Par exemple, comparer l'état présent de l'Église à l'état d'Israël séduit par Jéroboam, faire entendre qu'il ne la faut plus chercher que dans un petit nombre d'élus que la Grâce du Seigneur s'est réservé, n'est-ce pas le langage familier de tous les hérétiques ? Attendre que le prophète Élie vienne soutenir la foi du petit troupeau persécuté, n'est-ce pas le fanatisme dominant de nos jours ? Des paroles tirées des saints Livres présentent toutes ces horreurs dans plusieurs répons et plusieurs versets de l'office du Dimanche après la Pentecôte. Dirait t-on que ce n'est pas là le sens naturel des paroles citées dans le bréviaire? Qu'importe, si les catholiques ne peuvent douter que ce ne soit là le sens qu'on a voulu leur présenter ? Les traits de cette nature sont sans nombre.
« Reste donc, Monseigneur (ici je sens qu'il faut me faire une nouvelle violence ; c'est avec peine que l'amour de la vérité l'emporte sur le respect), reste donc, puisqu'il faut le dire, de reconnaître généreusement que vous avez été trompé, et de proscrire hautement un ouvrage qu'une confiance bien excusable dans un prélat accablé de tant d'occupations vous a fait adopter.
« S'il n'y avait que ce premier pas à faire, je crois aisément que Votre Grandeur n'y trouverait point de difficulté ; une âme élevée comme la vôtre est au-dessus de cette faiblesse orgueilleuse qu'un glorieux aveu fait rougir. Vous savez qu'il n'appartient qu'à l'élévation d'un noble génie de se croire sujet à l'erreur, et que ce qui sépare le grand homme d'avec l'homme faible n'est pas de ne commettre aucune faute, mais de savoir l'avouer et la réparer. L'immortel archevêque de Cambrai ne s'est jamais tant distingué par la sublime beauté de ses ouvrages, que par l'humble aveu qu'il a fait en chaire de s'être trompé. Et son nom ne serait pas si glorieux dans les fastes de l'Église, s'il avait toujours été à couvert de tout reproche.
« Le second doit vous coûter beaucoup plus, sans doute, parce qu'il entraîne après lui de fâcheux embarras. Les frais sont faits ; la dépense est énorme ; où trouver des fonds pour rembourser le libraire, et l'indemniser de ses avances ? Je conviens que cet article souffre difficulté. Il faudra se donner des mouvements, lever bien des obstacles et de différentes espèces ; mais enfin la chose doit-elle être regardée comme impossible ? Les fonds de charité, d'honneur et de bienséance, sont-ils donc épuisés dans la plus riche capitale du monde ? ou n'y a-t-il aucune voie à quelque accommodément ? Je conviens encore que, malgré les ressources du zèle et de l'ingénieuse piété, différents particuliers pourront souffrir quelque perte ; mais fût-elle fort au-dessus de ce qu'elle pourrait être en effet, des intérêts purement humains peuvent-ils arrêter ou suspendre une démarche prouvée nécessaire à la religion ?
« Rendez-vous donc, Monseigneur, à ce qu'elle vous demande aujourd'hui. Toujours vous vous fîtes un devoir capital d'être docile à sa voix et de vous conduire selon la sainteté de ses maximes. Il n'est qu'un seul trait dans une longue suite d'années qui ne soit pas à couvert de la critique ; trait cependant qui sera marqué dans les fastes de l'Église, trait qui pourra défigurer le glorieux portrait qu'on y fera de votre personne : hâtez-vous de l'effacer. Vous avez toujours été un de ces murs d'airain, une de ces colonnes inébranlables que la religion oppose à l'hérésie. Vous êtes encore aujourd'hui son ornement et son appui ; c'est un éloge que la malignité et l'envie ne peuvent vous refuser, et auquel je suis le premier à souscrire. Vous soutiendrez jusqu'à la fin ce noble caractère : vous vous souviendrez de ces beaux sentiments tracés avec tant d'énergie dans la lettre que vous écriviez au roi, quelque temps après que vous eûtes pris le gouvernement de cette Eglise : Je ferai mon devoir (disiez-vous), je le ferai avec le zèle et la fermeté d'un évêque, qui, après avoir vieilli dans l'épiscopat, n'est pas venu dans la capitale pour trahir son ministère et pour le déshonorer à la fin de ses jours ; jours précieux, Monseigneur, pour lesquels je me trouverais heureux de sacrifier les miens inutiles au monde, et qui s'avancent, hélas ! pour notre malheur, a à pas trop précipités. Il faudra paraître devant ce Juge redoutable qui trouve des iniquités jusque dans ses Saints. Vous porterez à son tribunal des œuvres de salut et des vertus dignes d'un zélé ministre du Dieu vivant dont vous avez soutenu les autels, mais vous y rendrez compte aussi de ce qui fait le Sujet de cette humble Remontrance.
« Au nom du Dieu que nous servons, au nom de cette religion que nous suivons, examinez sérieusement et pesez dès à présent, au poids sacré du sanctuaire, ce que vous voudriez avoir fait dans ce moment terrible et décisif, où la vérité pure brillera sans nuage et débarrassée de toutes les préventions humaines. »
Il était plus aisé de condamner au feu la pièce qu'on vient de lire que de la réfuter.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XIX : SUITE DE L'HISTOIRE DE LA LITURGIE, DURANT LA PREMIERE MOITIÉ DU XVIIIe SIÈCLE. — PROJETS DE BREVIAIRE A PRIORI. — GRANCOLAS, FOINARD. — BREVIAIRES DE SENS, AUXERRE, ROUEN, ORLÉANS, LYON, ETC. — BRÉVIAIRE ET MISSEL DE PARIS, DU CARDINAL DE NOAILLES. — BREVIAIRE ET MISSEL DE PARIS, DE L'ARCHEVÊQUE VINTIMILLE. — AUTEURS DE CETTE LITURGIE. VIGIER. MÉSENGUY. COFFIN. — SYSTEME SUIVI DANS LES LIVRES DE VINTIMILLE. — RÉCLAMATIONS DU CLERGÉ. — VIOLENCES DU PARLEMENT DE PARIS. — TRIOMPHE DE LA LITURGIE DE VINTIMILLE.