... là c'est une vengeance que vous déguisiez sous un faux dehors de justice. Vous étiez officieux et charitable, mais vous ne l'étiez que pour mieux parvenir à vos fins. Vos actions étaient édifiantes, mais, en édifiant le prochain, vous vous cherchiez vous-même, et ne cherchiez que vous-même. Ah ! Chrétiens, que d'hypocrites à qui Dieu tout à coup lèvera le masque ! Que de vertus chimériques et plâtrées, dont nous recevrons plus de confusion que de nos vices mêmes reconnus de bonne foi et confessés ! Que de mérites prétendus, qui auront eu dans ce monde toute leur récompense, et qui ne seront payés dans l'autre que d'une éternelle réprobation !
BOURDALOUE
C'est une doctrine aussi pernicieuse qu'elle paraît religieuse dans son principe, de croire que, depuis le péché de notre premier père, tout est corrompu dans notre raison ; et c'est rendre l'homme libertin, sous prétexte de l'humilier, de dire qu'au défaut de la foi, il n'a plus d'autre règle de sa conduite que la passion et l'erreur. Indépendamment de la foi, nous avons une raison qui nous gouverne, et qui subsiste même après le péché ; une raison qui nous fait connaître Dieu, qui nous prescrit des devoirs, qui nous impose des lois, qui nous assujettit à l'ordre. Or, ce qui fait tout cela dans nous ne peut pas être absolument ni entièrement dépravé. Je sais que cette raison seule, sans la grâce et sans la foi, ne suffit pas pour nous sauver, et en cela je renonce au pélagianisme. Mais du reste, quoiqu'elle n'ait pas la vertu de nous sauver, je prétends qu'elle est plus que suffisante pour nous condamner, et j'ai saint Paul pour garant et pour auteur même de ma proposition. J'avoue que cette raison, surtout depuis la chute du premier homme, est souvent offusquée des nuages de nos passions : mais je soutiens qu'elle a des lumières que toutes les passions ne peuvent éteindre, et qui nous éclairent parmi les plus épaisses ténèbres du péché. Soit donc que nous considérions cette raison dans sa pureté et dans son intégrité, c'est-à-dire dans l'état où nous l'avons reçue de Dieu en naissant ; soit que nous la considérions dans sa corruption, c'est-à-dire dans l'état où nous-mêmes nous l'avons réduite par nos désordres, je dis, Chrétiens, que Dieu s'en servira également pour nous juger. Pourquoi ? parce qu'il nous jugera, non seulement par les connaissances naturelles que nous aurons eues du bien et du mal, mais même par nos propres erreurs, et c'est ce que j'ai présentement à développer.
Dieu nous jugera par la droite raison qu'il nous a donnée. Rien de plus vrai, mes chers auditeurs, et voici l'ordre qu'il y gardera. Nous choquons ouvertement cette raison, et nous nous révoltons contre elle : il la suscitera contre nous. Nous ne voulons pas écouter cette raison quand elle nous parle : il nous la fera entendre malgré nous. Nous nous formons des prétextes pour engager cette raison dans le parti de notre passion : il dissipera tous ces prétextes, en nous découvrant à nous-mêmes ce qu'il y avait en nous de plus caché, et ce que nous n'y voulions pas apercevoir. Ces trois articles, qui sont, suivant la doctrine de saint Bernard, les trois principaux degrés de l'orgueil de l'homme, fourniront à Dieu contre les réprouvés une matière infinie, et les plus justes titres de condamnation. Suivez ceci.
Nous péchons contre toutes les vues de notre raison, et c'est par où Dieu d'abord nous jugera. Car enfin, pourra-t-il dire à tant de libertins et à tant d'impies, puisque votre raison était le plus fort retranchement de votre libertinage, il fallait donc exactement vous attacher à elle ; et pour ne donner aucune prise à ma justice, plus vous vous êtes licenciés du côté de la foi, plus deviez-vous être réguliers, sévères, irrépréhensibles du côté de la raison. Or, voyons si c'est ainsi que vous vous êtes comportés ; voyons si votre vie a été une vie raisonnable, une vie d'hommes. Et c'est alors, Chrétiens, que Dieu nous produira cette suite affreuse de péchés dont saint Paul fait aux Romains le dénombrement, et qu'il reprochait à ces philosophes qui, par la raison, avaient connu Dieu, mais ne l'avaient pas glorifié comme Dieu : des impudicités abominables, et dont la nature même a horreur ; des artifices diaboliques à inventer sans cesse de nouveaux moyens de contenter les plus sales désirs, et une scandaleuse effronterie à en faire gloire ; des injustices criantes à l'égard du prochain, des violences, des usurpations, des oppressions soutenues du crédit et de la force ; des perfidies noires et des trahisons, communément appelées intrigues du monde ; des jalousies enragées (qu'il me soit permis d'user de ce terme), fomentées du levain d'une détestable ambition ; des animosités et des haines portées jusqu'à la fureur, des médisances jusqu'à la calomnie la plus atroce, des avarices jusques à la cruauté la plus impitoyable, des dépenses jusques à la prodigalité la plus insensée, des excès de table jusques à la ruine totale du corps, des emportements de colère jusques au trouble de l'esprit. Mais que dis-je, et où m'emporte mon zèle ? tout cela se trouve-t-il donc dans la conduite d'un homme abandonné à sa raison, et déserteur de sa foi ? Oui, mes Frères, tout cela s'y trouve communément, et l'expérience le vérifie.
Je sais qu'en spéculation l'un n'est pas une conséquence nécessaire de l'autre : mais il l'est en pratique, et l'a toujours été : soit que Dieu, par un juste châtiment, livre alors ces âmes profanes à leurs brutales passions, comme l'a estimé l'Apôtre ; soit que le naturel et le penchant, malgré les faibles vues de la raison, les entraîne là, quoi qu'il en soit, ces monstres de péchés se trouveront tous rassemblés dans les trésors de la colère de Dieu : Nonne hœc condita sunt apud me, et signala in thesauris meis (Deut., XXXII, 34.) ? Dieu les représentera tous à la fois à un réprouvé ; et, par une espèce d'insulte (ne vous scandalisez pas de cette expression), c'est Dieu lui-même qui parle ainsi, et qui enfin prétend à ce dernier jour être en droit d'insulter à l'impie, ou du moins à son impiété : Ego quoque ridebo, et subsannabo (Prov., I. 26.). Dieu, dis-je, par une espèce d'insulte, lui demandera si sa raison lui suggérait toutes ces abominations, si sa raison les approuvait, si sa raison était là-dessus d'intelligence avec lui.
Ah, Seigneur! s'écriait saint Augustin, pressé des remords intérieurs qu'une vérité si terrible lui faisait sentir, je le confesse : voilà la pensée qui a consommé l'ouvrage de ma conversion, voilà le coup de mon salut, et ce qui m'a retiré du profond abîme de mon iniquité ; la crainte de votre jugement, fondée sur le jugement de ma raison, c'est ce qui m'a rappelé à vous. Je tâchais, Seigneur, à me défaire de vous, et à vivre comme n'ayant plus de Dieu ; mais j'avais une raison dont je ne me pouvais défaire, et cette raison me suivait partout. Quelque secte que j'eusse embrassée, et dans quelque opinion que je me fusse jeté, le péché où je vivais me paraissait toujours péché. Soit que je fusse manichéen, soit que je fusse catholique, soit que je ne fusse rien du tout, ma raison me disait que je n'étais pas ce que je devais être, et qu'il ne m'était pas permis d'être ce que j'étais. Et quand me le disait-elle ? au milieu de mes plaisirs, parmi les divertissements et les joies du siècle, dans les moments les plus doux et les plus agréables. C'est alors que cette raison venait me troubler, et je la trouvais en tous lieux et en tout temps, comme un adversaire formidable qui s'opposait à moi. Or, de là, Seigneur, je concluais ce que je devais craindre de votre justice : car si je ne puis pas, disais-je, éviter la censure de ma raison , qui est une raison faible et imparfaite, comment pourrai-je éviter celle de mon Dieu, c'est-à-dire la rigueur de son jugement ?
Voilà, Chrétiens, ce qui se passait dans saint Augustin, et ce qui se passe tous les jours dans nous, quand nous commettons le péché avec la vue actuelle de la malice qu'il renferme. Or, ces combats de notre raison contre nous-mêmes, de notre raison contre nos passions, de notre raison contre notre libertinage, c'est déjà le commencement ou comme une ébauche du jugement de Dieu.
Ce n'est pas assez : en mille autres choses où notre raison ne nous parle pas si fortement ni si clairement, quoiqu'elle nous parle toujours, nous fermons l'oreille ; et parce que, si nous la consultions, ou si nous nous rendions attentifs à ce qu'elle nous dit, elle traverserait souvent nos desseins et nos entreprises, et par là nous deviendrait importune, bien loin de nous appliquer à l'entendre, nous étouffons sa voix, ou nous l'affaiblissons : de sorte qu'elle ne peut presque plus pénétrer jusqu'à notre cœur. C'est le second désordre qui règne aujourd'hui, mais désordre qui cessera dans le jugement de Dieu. Car il est certain, comme l'a fort bien remarqué saint Ambroise, que Dieu, en nous jugeant, nous forcera malgré nous à écouter notre raison. Et il lui sera bien aisé, dit ce saint docteur, ou plutôt l'état même où nous serons réduits ne nous y forcera que trop. Car ce qui nous empêche maintenant d'entendre la raison qui nous parle, c'est au-dedans de nous le tumulte de nos passions ; ce sont au dehors les objets que nous font voir nos sens, je veux dire le mensonge et l'imposture, l'adulation et la flatterie qui nous séduit ; la confusion, le bruit, le grand air du monde qui nous dissipe. Or, quand Dieu viendra nous juger, tout cela ne sera plus. Il n'y aura plus de monde pour nous, parce que la figure de ce monde sera passée, comme dit l'Apôtre : Prœterit enim figura hujus mundi (1 Cor., VII, 31.). II n'y aura plus de passions dans nous, parce que la mort les aura éteintes. Il n'y aura plus de flatteurs auprès de nous, parce qu'il n'y aura plus personne qui ait intérêt à nous plaire. Abandonnés de toutes les créatures, nous resterons seuls avec nous-mêmes : et c'est alors que notre raison parlera, et qu'elle parlera hautement; c'est alors qu'au lieu de ces mensonges agréables et avantageux qui nous auront flattés, et dont nous n'aurons pas voulu nous désabuser, elle nous dira des vérités fâcheuses et humiliantes que nous n'aurons jamais sues, parce que nous aurons affecté de ne les pas savoir. C'est alors qu'elle nous fera remarquer des défauts réels, des défauts grossiers, là où notre esprit se figurait des perfections imaginaires. Et quelle sera notre surprise de nous voir peut-être condamnés par les choses mêmes dont on nous aura tant félicités et tant applaudis !
Enfin, parce qu'en certains points où les déguisements et les artifices, pour ne pas dire les hypocrisies de l'amour-propre, sont si ordinaires, nous aurons cherché des raisons pour engager notre raison même dans les intérêts de notre passion, que fera Dieu ? lui qui, dans la pensée de saint Paul, est le plus subtil et le plus pénétrant anatomiste de notre cœur ; lui qui sait si bien faire toutes les dissections, et qui entre jusque dans toutes les jointures, c'est-à-dire dans les plis et les replis de l'âme, pour en discerner les mouvements les plus cachés ; car c'est l'image sous laquelle l'Apôtre nous le représente : Pertingens usque ad divisionem animae, compagnum quoque ac medullarum, et discretor cogitationum cordis (Hebr., IV, 12.) ; il débrouillera tout ce mélange de passion et de raison, il séparera l'une d'avec l'autre, il mettra d'une part la raison, et d'autre part la passion ; il distinguera les intentions et les prétextes, les apparences et les effets, l'illusion et la vérité ; et de ce discernement il nous fera conclure à nous-mêmes, à nous, désormais malgré nous raisonnables, qu'il n'y a eu dans nous que malice et qu'iniquité. Voyez, nous dira-t-il, en nous appliquant un rayon de sa lumière,et, selon la doctrine des théologiens, il nous l'appliquera par les remords de notre propre raison : voyez, et connaissez le motif qui vous a fait agir en telle et en telle affaire, en telle et en telle occasion. Ici c'est une maligne envie à laquelle vous saviez donner toute la couleur d'un véritable zèle. Là c'est une vengeance que vous déguisiez sous un faux dehors de justice. Vous étiez officieux et charitable, mais vous ne l'étiez que pour mieux parvenir à vos fins. Vos actions étaient édifiantes, mais, en édifiant le prochain, vous vous cherchiez vous-même, et ne cherchiez que vous-même. Ah ! Chrétiens, que d'hypocrites à qui Dieu tout à coup lèvera le masque ! Que de vertus chimériques et plâtrées, dont nous recevrons plus de confusion que de nos vices mêmes reconnus de bonne foi et confessés ! Que de mérites prétendus, qui auront eu dans ce monde toute leur récompense, et qui ne seront payés dans l'autre que d'une éternelle réprobation !
Mais après tout, si notre raison a été en effet dans l'erreur, et que ce soient les erreurs de notre raison qui nous aient fait pécher, comment Dieu nous condamnera-t-il par elle ? c'est à quoi je vais répondre ; et je ne veux pas qu'il vous reste rien à désirer sur une si importante matière. Je dis donc que Dieu alors même aura toujours droit de nous juger par notre raison : non pas, si vous le voulez, non pas précisément par notre raison trompée, mais par notre raison trompée sur certains articles, tandis qu'elle aura été si éclairée sur d'autres ; mais par notre raison trompée à certains temps de la vie, après avoir été si éclairée en d'autres temps. Distinguez ces deux choses, et sentez-en bien la force.
Raison si éclairée sur d'autres affaires, et raison si éclairée en d'autres temps sur l'affaire même du salut. Car sur mille points où il ne s'agit ni de votre intérêt, ni de votre ambition, ni de votre plaisir, quelle est la pénétration de vos lumières ? quelle est la droiture de vos jugements ? Vous voyez d'abord ce qui convient et ce qui ne convient pas, ce qui est raisonnable et ce qui ne l'est pas, ce qu'il faut prendre et ce qu'il faut rejeter, ce qu'il faut approuver et ce qu'il faut condamner : vous donnez là-dessus des conseils si sages, vous prenez des mesures si justes ! et c'est cela même aussi que Dieu vous opposera. La belle excuse pour vous justifier auprès de lui : J'étais dans l'erreur ! Mais vous y étiez parce que vous le vouliez, et vous le vouliez parce que votre intérêt vous le faisait vouloir ; vous le vouliez parce que votre ambition vous le faisait vouloir ; vous le vouliez parce que votre plaisir vous le faisait vouloir. Partout où l'intérêt, je dis votre intérêt propre, n'avait point de part, vous étiez si clairvoyant pour démêler la vérité de l'artifice et du mensonge ! vous vous piquiez tant d'habileté, et vous en aviez tant pour découvrir le fond de chaque chose, et pour en connaître l'équité ou l'injustice ! Partout où l'ambition ne prétendait rien, et n'avait rien à prétendre, vous saviez si bien distinguer le bon droit, et une probité naturelle vous donnait même tant d'horreur de certaines pratiques et de certaines menées secrètes où tous les principes, je ne dis pas seulement de la religion, mais de la société, mais de l'humanité, étaient renversés ! Dès que la passion ne parlait plus, qu'il ne s'agissait plus de vos plaisirs infâmes, vous étiez contre le crime si sévère dans vos décisions, et si rigide dans vos arrêts ! Or cette diversité, cette contrariété de sentiments, d'où est-elle venue ? ce que vous pensiez en telle et telle conjoncture, pourquoi en telle autre ne le pensiez-vous plus ? ce que vous étiez à tel ou tel temps, pourquoi à tel autre ne l'étiez-vous plus ?
Car enfin, Chrétiens, malgré le prodigieux changement qui s'est fait en nous et dans toutes les puissances de notre âme, il y a eu un temps, un heureux temps, où l'innocence du baptême nous rendait comme des enfants raisonnables, c'est-à-dire purs et exempts des faux préjugés du monde : point de déguisements alors, point de préventions et de maximes corrompues : Sicut modo geniti infantes, rationabile, sine dolo (1. Petr., II, 2.). Ce qui était vertu nous paraissait vertu, et ce qui était injustice nous paraissait injustice. Sentiments, dit Tertullien, d'autant plus épurés et plus divins, qu'ils étaient plus simples et plus naturels. Or venez, dira Dieu, venez, âme chrétienne : Consiste in medio, anima (Tertull., de Testim. anim., c. 1.). Produisez-vous dans la simplicité de votre être : Te simplicem compello. Je ne veux que vous-même dénuée de tous les dons de grâce dont vous avez été revêtue. Je n'ai que faire de votre foi ; votre raison me suffit. Où est-elle cette raison que je vous avais d'abord donnée ? que vous dictait-elle ? quelles routes vous montrait-elle, avant que la passion l'eût aveuglée ? Qu'elle sorte des ténèbres où vous l'avez ensevelie ; et puisqu'elle ne vous a pas servi de guide lorsque vous deviez la suivre, qu'elle serve maintenant contre vous et de témoin et de juge : Consiste in medio, anima ; te simplicem compello.
Voilà, mes chers auditeurs, ce qui m'a paru plus terrible dans le jugement de Dieu, et plus digne de vous être présenté. Tous ces signes qui le précéderont, et dont nous parle l'évangile de ce jour, ne font pas sur moi une si grande impression. Mais un Dieu qui me juge par ma raison même et par ma religion, c'est ce qui cause toutes mes frayeurs. Sur quoi je n'ai plus rien à vous dire que ce que disait saint Bernard écrivant à un pape, et lui faisant des remontrances que son zèle l'engageait à lui faire. Car voici comment il lui parlait : «S'il y avait un juge dans le monde qui fût au-dessus de vous, je pourrais recourir à lui contre vous. Je sais qu'il y a un tribunal pour vous et pour moi, qui est celui de Jésus-Christ, mais à Dieu ne plaise que je vous y appelle jamais, moi qui n'y voudrais paraître que pour votre défense ! Que me reste-t-il donc ? sinon que j'en appelle à vous-même, et que je vous fasse vous-même le juge de votre propre cause.» C'est ce que je vous dis aujourd'hui, Chrétiens. Si je suivais l'ardeur de ce zèle dont je me sens animé pour les intérêts de Dieu comme son ministre, je vous citerais devant ce tribunal redoutable, où, quelque grands que vous soyez, toute votre grandeur sera anéantie : mais que le ciel pour jamais me préserve d'y devenir votre accusateur, moi qui dois joindre au zèle de la gloire de Dieu le zèle de voire salut ! Ce n'est donc point à Dieu que j'en appelle, mais à vous-mêmes, à votre religion, à votre raison. Faites-vous justice de vous-mêmes à vous-mêmes, ou faites-la plutôt à Dieu. C'est par où il faut que vous commenciez. Quand vous vous serez jugés vous-mêmes, je pourrai vous dire que tout n'est pas encore décidé ; et quelque avantageux que vous puisse être le jugement que vous aurez fait de vous-mêmes, il faut toujours craindre celui de Dieu, puisque saint Paul, tout grand apôtre qu'il était, et quoique sa conscience ne lui reprochât rien, ne se croyait pas pour cela justifié. Mais aujourd'hui je ne vais pas jusque-là. Assurez-vous de vous-mêmes, répondez-vous de vous-mêmes, et il ne m'en faut pas davantage. Or je dis, Chrétiens, que vous n'aurez jamais cette assurance de votre part, tandis que vous vivrez dans le désordre du péché, et je n'en veux point d'autre témoin que vous-mêmes et votre conscience. Vous vous cachez à vous-mêmes pour quelque temps, et vous cherchez à vous y cacher ; mais la mort viendra, et le jugement de Dieu, où il faudra soutenir malgré vous cette vue de vous-mêmes : car c'est cette vue de vous-mêmes qui vous tourmentera à la mort, et après la mort. La vue d'un Dieu courroucé aura quelque chose de bien terrible ; mais l'objet qui vous fera plus d'horreur, c'est vous-mêmes. Et voilà pourquoi Dieu fait cette menace au pécheur dans l'Ecriture, de le présenter et de l'opposer lui-même à lui-même : Arguam te, et statuant contra faciem tuam ( Psalm., XLIX, 21.).
Dès maintenant cela n'est-il pas ainsi ? et cette vue de vous-mêmes n'est-elle pas la chose du monde que vous fuyez le plus ? Vous parlez de rentrer dans vous-mêmes, c'est un langage qui vous importune ; et s'il m'arrivait de vous faire ici un portrait de vous-mêmes, un peu trop fidèle, vous vous tourneriez contre moi, marque évidente que vous ne pouvez déjà supporter la vue de vous-mêmes. Et puisque vous ne pouvez vous souffrir vous-mêmes, vous n'êtes donc pas dans l'ordre, et il y a quelque chose de déréglé et de corrompu dans vous qui vous fait peine. Mais c'est pour cela, dit saint Augustin, qu'il faut aimer cette vue de nous-mêmes, parce qu'elle nous choque et qu'elle nous déplaît. Car pour plaire à Dieu, ajoute ce père, il faut nous déplaire à nous-mêmes ; et pour nous déplaire à nous-mêmes, il faut nous voir. Si nous nous voyions, continue ce saint docteur, nous nous haïrions, et Dieu commencerait à nous aimer. Parce que nous ne nous voyons pas, nous nous aimons et nous sommes insupportables à Dieu. Mais dans le jugement dernier nous nous verrons, avec cette triste circonstance que nous nous verrons trop tard, et que nous serons tout à la fois un objet de haine, et pour nous-mêmes, et pour Dieu : pour nous-mêmes, qui nous verrons tels que nous sommes ; pour Dieu, qui nous frappera d'un éternel anathème.
Voilà ce qui a fait trembler les Saints, et des Saints qui n'avaient assurément pas moins de force d'esprit que nous, ni des lumières moins pénétrantes que les nôtres. Voilà ce qui a persuadé saint Jérôme de quitter le monde et d'embrasser les rigueurs de la pénitence. Si nous n'en sommes pas touchés, malheur à nous et à notre endurcissement ! mais quelque insensibles que nous soyons, voilà ce que nous craindrons un jour, et ce que nous regretterons peut-être éternellement de n'avoir pas craint plus tôt. Craignons-le donc dès maintenant, mes chers auditeurs ; et pour nous rendre cette crainte utile, jugeons-nous avant que Dieu nous juge. Soumettons-nous à notre foi, afin qu'elle ne s'élève pas contre nous. Accordons-nous avec notre raison, écoutons-la, et laissons-nous-y conduire, afin que cet adversaire domestique, avec qui nous sommes encore dans le chemin, ne nous livre pas aux ministres de cette justice rigoureuse dont, il n'y aura plus de grâce à espérer. Prévenons cette vue forcée que nous aurons de nous-mêmes, par une vue libre et volontaire. Ah ! Seigneur, permettez-moi de vous faire ici une prière qui peut paraître téméraire et présomptueuse, mais qui ne procède que des connaissances que vous me donnez du redoutable mystère de votre jugement. Toute la grâce que je vous demande à ce grand jour, c'est que vous me défendiez de moi-même ; car pour vous, mon Dieu, j'ose dire que je ne vous crains que parce que je me crains moi-même. Dans vous, je ne vois que des sujets de confiance, parce que je ne vois dans vous que bonté et que miséricorde. Mais comme cette bonté est essentiellement opposée au péché, et que, sans changer de nature, toute bonté qu'elle est, elle est justice, elle est colère, elle est vengeance à l'égard du péché ; voyant ce péché dans moi, il faut que je craigne jusques à votre bonté, jusques à votre miséricorde même.
Peut-être, mon Dieu, y a-t-il ici des âmes sur qui ces grandes vérités n'ont encore fait nulle impression. Mais vous êtes le maître
des cœurs, puisque c'est vous qui les avez formés ; et vous avez des grâces pour les réveiller de leur assoupissement, pour les troubler, pour les convertir par ce trouble salutaire, et les
ramener dans la voie de l'éternité bienheureuse.
BOURDALOUE, Sermon pour le Premier Dimanche de l'Avent