ÉPIPHANIE : préférons cette sagesse chrétienne à toute la sagesse du monde

Combien, dans le monde, de faux chrétiens, si je l'ose dire, aussi antéchrists qu'Hérode, et d'esprit et de cœur ? Combien, dans le monde, de faux chrétiens aussi contraires à Jésus-Christ, aussi opposés à ses maximes, aussi ennemis de son humilité, aussi remplis d'orgueil et de fierté, aussi ambitieux et aussi idolâtres de leur fortune, aussi jaloux de leur rang, aussi prêts à tout sacrifier pour leur grandeur imaginaire ? Combien de mondains du caractère d'Hérode qui n'ont point d'autre Dieu que leur intérêt ; qui ne connaissent ni foi ni loi, et ne distinguent ni sacré, ni profane, quand il s'agit de maintenir cet intérêt, à qui cet intérêt fait oublier les plus inviolables devoirs, non seulement de la conscience, mais de la probité et de l'honneur ; en qui ce démon de l'intérêt étouffe non seulement la charité, mais la piété et la compassion naturelle ; que l'attachement à cet intérêt rend durs, violents, intraitables ; qui, aveuglés par cet intérêt, renoncent sans peine à leur salut, non pas pour un royaume, comme Hérode, mais pour de vaines prétentions ? Combien d'hypocrites qui se couvrent, aussi bien qu'Hérode, du voile de la religion pour arriver à leurs fins criminelles ?

BOURDALOUE

 

 

C'est un oracle de l'Apôtre, et par conséquent un oracle de la vérité éternelle, que la sagesse de ce monde est ennemie de Dieu. Mais comme elle est ennemie de Dieu, cette sagesse mondaine, aussi Dieu en est-il ennemi ; et c'est lui-même qui s'en déclare par un de ses prophètes : Perdam sapientiam sapientium (Cor., I, 19.) ; Je confondrai la prudence des prudents du siècle. Voilà, dit saint Chrysostome, les deux caractères de cette fausse sagesse qui règne parmi les impies, et qui est le principe de leur conduite. Elle s'élève contre Dieu, et Dieu la confond ; elle fait la guerre à Dieu, et Dieu la réprouve; elle voudrait anéantir Dieu et Dieu la détruit et l'anéantit. Caractère dont l'opposition même fait la liaison, puisque l'un comme vous le verrez, est inséparable de l'autre. Elle est ennemie de Dieu, voilà son désordre ; et Dieu, par un juste retour, est son plus mortel ennemi, voilà son malheur. Or, je soutiens que jamais ces deux caractères de la sagesse du monde n'ont paru plus visiblement que dans la personne d'Hérode. Car, quelle a été la destinée de ce prince, et à quoi sa détestable politique fut-elle occupée ? vous le savez, Chrétiens ; à former des desseins contre Jésus-Christ, à lui susciter une cruelle persécution, à vouloir l'étouffer dès son berceau, et, par la plus abominable hypocrisie, à le chercher en apparence pour l'adorer, mais en effet pour le faire périr. C'est ce que j'appelle le crime de la sagesse du siècle. Et que fit de sa part Jésus-Christ naissant, ou plutôt que ne fit-il pas, pour montrer que cette prétendue sagesse était une sagesse maudite et réprouvée ? Vous l'avez vu dans l'Evangile : il la troubla, il la rendit odieuse, il apprit à tout l'univers combien elle est vaine et impuissante contre le Seigneur ; enfin, il la fit servir malgré elle au dessein de Dieu, qu'elle voulait renverser. Quatre effets sensibles de la justice divine, qui, par une singulière disposition de la Providence, eurent dans Hérode leur entier accomplissement, et c'est en quoi consiste le châtiment de la politique du monde. Appliquez-vous, mes chers auditeurs, à l'excellente morale que je prétends tirer de là, et que j'aurai soin d'abréger, pour ne passer pas les bornes du temps qui m'est prescrit.

 

Hérode, quoique étranger et usurpateur, voulait régner dans la Judée, et sa passion dominante fut une damnable ambition à laquelle il sacrifia tout. C'est ce qui le pervertit, ce qui l'aveugla, ce qui l'endurcit, ce qui le précipita dans le plus profond abîme de l'iniquité. Il sut que les Juifs attendaient un nouveau roi, et par une grossière erreur il crut que ce nouveau roi venait le déposséder. Il n'en fallut pas davantage pour piquer sa jalousie : sa jalousie inquiète et tyrannique le porta aux derniers excès de la violence et de la fureur, et lui inspira contre le Saint des saints une haine irréconciliable. On lui dit que ce roi qu'il craint doit être de la maison de David : pour s'assurer donc ou pour se délivrer de lui, il forme la résolution d'exterminer toute la race de David. En vain lui remontre-t-on que celui qu'il veut perdre est le Messie promis par les prophètes, que c'est lui qui doit sauver et racheter Israël ; il renonce à la rédemption d'Israël plutôt que de renoncer à son intérêt, et il aime mieux qu'il n'y ait point de Sauveur pour lui, que d'avoir un concurrent. Bien loin de se préparer à recevoir ce Messie, et à profiter de sa venue, il jure sa ruine : l'arrivée des mages à Jérusalem lui fait comprendre qu'il est né ; il emploie la fourberie et l'imposture pour le découvrir ; il feint de vouloir l'adorer, pour l'immoler plus sûrement à sa fortune ; et pour en être le meurtrier, il contrefait l'homme de bien. Lorsqu'il se voit trompé parl es mages et frustré de son espérance, il lève le masque, il se livre à la colère et à la rage, et dans son emportement il oublie toute l'humanité. Les prêtres qu'il a assemblés lui ont répondu que ce roi des Juifs devait naître dans la contrée de Bethléem : pour ne le pas manquer, il ordonne que, dans Bethléem et aux environs, on égorge tous les enfants âgés de deux ans et au-dessous : et pourvu qu'il s'affermisse la couronne sur la tête, il ne compte pour rien de remplir de sang et de carnage tout un pays. Telle fut la source de son désordre : son ambition le rendit jaloux, son ambition le rendit cruel, son ambition le rendit impie, son ambition le rendit fourbe et hypocrite, son ambition en fit un tyran, son ambition en fit non seulement le plus méchant de tous les hommes, mais le persécuteur d'un Dieu : il est vrai, et c'est ce qui doit nous faire trembler, quand nous voyons dans cet exemple ce que peut et jusqu'où va une passion dès qu'elle a pris une fois l'empire sur un cœur.

 

Mais il est encore vrai que l'ambition d'Hérode n'eut des suites si affreuses que parce qu'elle fut conduite par les règles d'une politique humaine. Car si Hérode, dans sa malice, eût été un insensé, un emporté, un homme volage et inconsidéré, il eût été, dans sa malice même, moins opposé à Jésus-Christ, et moins ennemi de Dieu. Sa politique fut comme la consommation de son impiété, et c'est ce qui mit le comble à tous ses vices. C'était un sage mondain, et par là (souffrez que je m'exprime ainsi), ce fut un parfait scélérat. Or, ce que vous concevez en lui de plus monstrueux, et ce qui vous fait plus d'horreur est néanmoins par proportion ce qui se passe tous les jours parmi vous, et ce que vous avez même cent fois détesté dans des sujets plus communs, mais aussi réels. Car ne croyez pas, mes chers auditeurs, qu'Hérode soit un exemple singulier, ni que son péché ait cessé dans sa personne. On voit encore dans le monde des Hérodes et des persécuteurs de Jésus-Christ : peut-être y sont-ils plus obscurs et plus cachés aux yeux des hommes, mais peut-être n'y sont-ils pas moins corrompus, ni moins criminels devant Dieu ; et ma douleur est d'être obligé de reconnaître que la même impiété se renouvelle sans cesse jusqu'au milieu du christianisme ; que dans le sein de l'Eglise il se trouve encore des hommes animés du même esprit, et pleins des mêmes sentiments que ce roi infidèle, dont au reste je puis dire que jamais il n'eût persécuté le Fils de Dieu, s'il l'eût connu comme nous le connaissons. Ce qui m'afflige, c'est de penser que je n'exagère point, quand je parle de la sorte ; et qu'Hérode, dans l'opinion des Pères, ayant été le premier Antéchrist, il s'en est depuis formé d'autres, dont le nombre croît chaque jour : Et nunc Antichristi multi facti sunt (Joan., II, 18.). Car combien, dans le monde, de faux chrétiens, si je l'ose dire, aussi antéchrists qu'Hérode, et d'esprit et de cœur ? Expliquons-nous : combien, dans le monde, de faux chrétiens aussi contraires à Jésus-Christ, aussi opposés à ses maximes, aussi ennemis de son humilité, aussi remplis d'orgueil et de fierté, aussi ambitieux et aussi idolâtres de leur fortune, aussi jaloux de leur rang, aussi prêts à tout sacrifier pour leur grandeur imaginaire ? Combien de mondains du caractère d'Hérode qui n'ont point d'autre Dieu que leur intérêt ; qui ne connaissent ni foi ni loi, et ne distinguent ni sacré, ni profane, quand il s'agit de maintenir cet intérêt, à qui cet intérêt fait oublier les plus inviolables devoirs, non seulement de la conscience, mais de la probité et de l'honneur ; en qui ce démon de l'intérêt étouffe non seulement la charité, mais la piété et la compassion naturelle ; que l'attachement à cet intérêt rend durs, violents, intraitables ; qui, aveuglés par cet intérêt, renoncent sans peine à leur salut, non pas pour un royaume, comme Hérode, mais pour de vaines prétentions ? Combien d'hypocrites qui se couvrent, aussi bien qu'Hérode, du voile de la religion pour arriver à leurs fins criminelles ; qui, sous les apparences d'une trompeuse piété, cachent toute la corruption d'une vie impure et d'un libertinage raffiné ?

 

Mais ce que je déplore encore bien plus, combien d'esprits préoccupés et entêtés des erreurs du siècle, qui, à la honte du christianisme qu'ils professent, se font de tout cela une politique, je veux dire qui, par un renversement de principes, se font de leur ambition même une vertu, une grandeur d'âme, une supériorité de génie ; de leur injustice, un talent, un art, un secret de réussir dans les affaires : de leur duplicité, une prudence, une science du monde, une habileté ; qui, en suivant le mouvement de leurs plus ardentes passions, se croient souverainement sages, affectent de passer pour tels, se glorifient et s'applaudissent de l'être ; qui se moquent de tout ce que l'Ecriture appelle simplicité du juste ; qui ne regardent qu'avec mépris la mission et la patience des gens de bien ; qui traitent de faiblesse la conduite d'une âme fidèle, modérée dans ses désirs, occupée à régler son cœur, tranquille dans sa condition et sincère dans sa religion ? Car voilà, mon Dieu, les désordres de cette prudence charnelle qui règne dans le monde. Elle n'a pas épargné le Messie que vous y avez envoyé. Dès qu'il a paru, elle s'est élevée contre lui, elle lui a déclaré une guerre ouverte ; et depuis tant de siècles elle n'a point cessé de lui susciter des persécuteurs plus dangereux qu'Hérode même. Peut-être en voyez-vous dans cet auditoire. Ah ! Seigneur, que ne puis-je les toucher aujourd'hui, et leur imprimer une sainte horreur de l'état où les a réduits la fausse sagesse à laquelle ils se sont abandonnés, et qui les a perdus !

 

Cependant si la sagesse du monde est ennemie de Dieu, j'ajoute que Dieu n'en est pas moins ennemi : et c'est ici, Chrétiens, que je vous demande une attention toute nouvelle. Car, que fait Jésus-Christ naissant, pour confondre la malheureuse politique d'Hérode ? En premier lieu, il la trouble : Audiens autem Herodes rex, turbatus est (Matth., II, 3.). Ce Dieu de paix, qui venait pour pacifier le monde, commence par y répandre l'épouvante et la terreur; et comment ? voici la merveille : par son seul nom, par le seul bruit de sa venue, par le seul doute s'il est né. Chose étrange ! dit saint Chrysostome. Jésus-Christ ne paraît point encore, il n'a point encore fait de miracles, il n'est pas encore sorti de l'étable de Bethléem ; c'est un enfant couché dans une crèche, qui pleure et qui souffre ; et cependant Hérode est déjà déconcerté ; le voilà déjà combattu de mille soupçons et de mille frayeurs : Audiens autem Herodes rex, turbatus est. Quoi qu'il en soit de ce prince, et quelque puisse être le sujet de ses craintes, rien, mes Frères, ajoute le même saint docteur, rien n'est plus capable de troubler la paix d'un mondain, que l'idée d'un Dieu pauvre et humble ; surtout quand, avec un esprit et un cœur possédés du monde, il ne laisse pas d'avoir encore un reste de foi, et d'être toujours, quoique très imparfaitement, chrétien. Car c'est alors que l'idée d'un tel Sauveur a quelque chose de bien désolant pour lui et de bien effrayant. Ce reste de foi avec les sentiments et les maximes d'un cœur mondain, ce reste de foi avec une ambition païenne, ce reste de foi avec le désordre d'une passion déréglée, voilà ce qui fait le trouble intérieur d'une âme partagée entre le monde et sa religion. Si l'on ne croyait point du tout ce mystère de l'humilité d'un Dieu, peut-être serait-on moins à plaindre : si on le croyait bien, et que l'on conformât sa vie à sa créance, on jouirait d'un parfait repos. Mais le croire, quoique faiblement, et d'ailleurs penser, parler, agir comme si on ne le croyait pas, c'est ce que le mondain prétendu sage n'a jamais accordé, ni n'accordera jamais avec le calme.

 

Et en effet, quoi qu'on fasse alors pour s'aveugler ou pour se dissiper, pour s'étourdir ou pour s'endurcir, on sent malgré soi un fond de trouble qui subsiste, et dont on ne peut se défaire. Car au moins est-il vrai que le mondain, avec ce reste de foi, ne peut rentrer dans lui-même sans être alarmé de ces réflexions affligeantes : Si le Dieu qui vient pour me sauver est tel qu'on m'assure, je suis un impie ; si les maximes de ce Dieu sont aussi solides qu'on me le dit, je suis non-seulement un insensé, mais un réprouvé : si je dois être jugé selon son Evangile, il n'y a point de salut pour moi. Or ces réflexions, dont je défie le plus fier mondain de se pouvoir défendre, doivent l'agiter, pour peu qu'il ait de sens, des plus mortelles inquiétudes. Avec cela, quoiqu'il s'efforce d'étouffer les remords de cette foi qui l'importune, il reconnaît bien par lui-même qu'il n'en peut venir à bout ; ou s'il en vient à bout, sa condition pour cela n'en est pas meilleure. Du trouble que lui causait sa foi, il tombe dans un autre trouble encore plus déplorable, qui est celui de son incrédulité. Le seul doute, si Jésus-Christ était né, fit trembler Hérode : le seul doute d'un mondain, si ces maximes qu'on lui prêche ne sont pas les vrais principes qu'il doit suivre ; le seul doute, s'il ne se trompe pas ; le seul doute sur les risques qu'il court, et dont son libertinage ne le peut garantir, tout cela le doit jeter dans une affreuse confusion de pensées, et former en lui comme un enfer. Ah ! disait le saint homme Job, ce sont deux choses incompatibles que d'être tranquille, et rebelle à Dieu : Quis restitit ei, et pacem habuit (Job., IX, 4.) ? Hérode n'y put parvenir : qui le pourra ?

 

Je n'en ai pas encore dit assez. Outre que le Fils de Dieu, dès sa naissance, trouble la politique et la fausse sagesse du monde, il la rend odieuse. Hérode, comme persécuteur de Jésus-Christ, est devenu l'horreur du genre humain. Il a tout sacrifié à son ambition ; mais sa mémoire est en abomination. Il n'a rien épargné pour satisfaire la passion qu'il avait de régner ; mais c'est pour cela que son règne, au rapport même des historiens profanes, a été un règne monstrueux. Il a cru pour sa sûreté devoir répandre du sang ; mais ce sang répandu criera éternellement contre lui, et Dieu, jusqu'à la fin des siècles, vengera ce sang innocent par le caractère d'ignominie qui se trouve attaché au seul nom d'Hérode, et qui ne s'effacera jamais. Inévitable destinée du sage mondain, qui, malgré lui, se rend odieux en se cherchant lui-même. Qu'y a-t-il en effet de plus odieux dans le monde qu'un homme intéressé, qu'un homme ambitieux et jaloux, c'est-à-dire un homme ennemi par profession de tous les autres hommes, je dis de tous ceux qui peuvent lui donner quelque ombrage, et s'opposer à ses prétentions ; un homme qui n'aime sincèrement personne, et que personne ne peut sincèrement aimer ; un homme qui n'a de vues que pour lui-même, et qui rapporte tout à lui-même ; un homme qui ne peut voir dans autrui la prospérité sans l'envier, ni le mérite sans le combattre ; toujours prêt dans la concurrence à trahir l'un, à supplanter l'autre, à décrier celui-ci, à perdre celui-là, pour peu qu'il espère en profiter ? Qu'y a-t-il, encore une fois, non seulement de plus haïssable dans l'idée du monde, mais même de plus haï ? Or, par là, dit saint Chrysostome, le monde, tout corrompu qu'il est, se fait lui-même justice : car voilà, par un secret jugement de Dieu, ce que le mondain veut être, et en même temps ce qu'il ne peut souffrir ; ce qu'il entretient dans lui-même, et ce qu'il déteste dans les autres : comme si Dieu, ajoute ce Père, se plaisait à réprouver la sagesse du monde par elle-même ; au lieu que le monde, quoique d'ailleurs plein d'injustice, ne peut s'empêcher néanmoins d'aimer dans les autres l'humilité, d'honorer dans les autres le désintéressement, de respecter dans les autres la droiture, la bonne foi, toutes les vertus, et de rendre hommage par là même à la sagesse chrétienne.

 

Jésus-Christ fait plus : il apprend à tout l'univers combien la sagesse du monde est vaine et inutile. Hérode a beau chercher le roi des Juifs, il ne le trouvera pas ; il a beau user d'artifice en dissimulant avec les mages, pour les engager à lui en venir dire des nouvelles, les mages prendront une autre route, et ne retourneront plus à Jérusalem. Il a beau faire un massacre de tous les enfants qui sont aux environs de Bethléem, celui qu'il cherche n'y sera pas enveloppé. Il en égorgera mille pour un seul ; et ce seul dont il veut s'assurer, est celui qui lui échappera : pourquoi ? parce qu'il est écrit qu'il n'y a point de conseil ni de prudence contre le Seigneur : Non est prudentia, non est consilium contra Dominum (Prov., XXI, 30.). Ainsi, Chrétiens, sans parler d'Hérode, jamais le mondain, avec sa prétendue sagesse, ne parvient ni ne parviendra à la fin qu'il se propose ; car il se propose d'être heureux, et jamais il ne le sera. Il sera riche si vous le voulez, comblé d'honneur si vous le voulez ; mais, suivant les principes et les règles de la fausse prudence, il n'arrivera jamais au bonheur où il aspire. Or dès là sa sagesse n'est plus sagesse, puisqu'elle ne le peut conduire à son but. Vérité aussi ancienne que Dieu même, mais encore plus incontestable depuis que le Fils de Dieu a établi la béatitude des hommes dans des choses où évidemment la sagesse du monde n'est d'aucun usage. Car supposé, comme l'Evangile nous l'enseigne, que la béatitude d'un chrétien consiste à être pauvre de cœur, à souffrir persécution pour la justice, à pardonner les injures ; en quoi la prudence du siècle nous peut-elle être désormais utile ? Quelle prudence du siècle, dit saint Chrysostome, faut-il pour tout cela ? Usant de cette prudence, quel avantage en tirez-vous, et à quoi vous mènera-t-elle ? Si vous vous servez de cette prudence de la chair pour satisfaire vos désirs, vous renoncez à la béatitude du christianisme. Si vous prétendez à la béatitude du christianisme, cette prudence de la chair n'y peut en rien contribuer. Par conséquent elle n'est plus prudence ; ou plutôt de prudence qu'elle semblait être, elle devient folie, puisque, bien loin de vous découvrir la véritable félicité et de vous aider à la trouver, elle y devient un obstacle ; ce qui faisait dire à l'Apôtre : Nonne stultam fecit Deus sapientiam hujus sœculi (1 Cor., I, 20.) ?

 

Enfin, le Sauveur, venant au monde, fait servir malgré elle aux desseins de Dieu la politique même du monde. Car, prenez garde, il fallait que la naissance de Jésus-Christ fût publiée et connue ; et c'est la violence et la tyrannie d'Hérode qui la rend publique. Il voulait éteindre le nom de ce nouveau roi d'Israël ; et c'est lui qui le fait connaître. Il voulait qu'il n'en fut point parlé ; et la voie qu'il prend pour cela est justement le moyen d'en faire parler par toute la terre et dans tous les siècles. Quel bruit en effet, et quel tumulte ! que de mouvements différents, et que d'effroi, lorsque tant de victimes innocentes sont impitoyablement arrachées du sein de leurs mères, et immolées devant leurs yeux ! Quels cris confus et quels gémissements se firent entendre de toutes parts ! Vox in Roma audita est, ploratus et ululatus multus (Matth., II, 18.). Etait-il possible qu'une action si éclatante demeurât cachée ? Etait-il possible que de la Judée elle ne passât pas bientôt dans les pays voisins, et de là chez les nations les plus éloignées ? Etait-il possible qu'on n'en voulût pas savoir le sujet, et qu'on ne prît pas soin de s'en faire instruire ? Et, par une conséquence nécessaire, n'était-ce pas là de quoi rendre Jésus-Christ célèbre, et de quoi faire admirer sa puissance, lorsqu'on apprendrait que des mages et des rois étaient venus l'adorer ; qu'Hérode en avait conçu de la jalousie ; que, dans l'excès de sa fureur, il avait fait les derniers efforts pour perdre cet enfant ; et que, malgré tous ses efforts, cet enfant sans armes et sans défense avait su néanmoins se dérober à ses coups ? Sagesse adorable de mon Dieu, c'est ainsi que vous vous jouez de la sagesse des hommes quand elle se tourne contre vous, et que vous employez à exécuter vos immuables décrets cela même qui devrait, selon nos vues faibles, les arrêter. C'est ainsi que s'accomplit cette menace que vous nous avez fait entendre par la bouche de votre Apôtre : Perdam sapientiam sapientium, et prudentiam prudentium reprobabo (Cor., I, 19.) ; Je détruirai la sagesse des sages du siècle, et je la réprouverai. Combien de preuves en a-t-on eues dans les âges précédents, et combien en avons-nous encore dans le nôtre ? Combien de fois l'impie, selon le langage de l'Ecriture, a-t-il vu retomber sur lui son impiété même, et combien de fois s'est-il trouvé, par une secrète disposition de la Providence, engagé et pris dans le piège où il voulait attirer les autres ? Aman voulait perdre Mardochée, et tous les Juifs avec lui ; mais, courtisan ambitieux, ce sera vous-même qui servirez à l'établissement de cette nation que vous vouliez exterminer ; vous-même qui servirez à relever la gloire de cet homme juste que vous vouliez opprimer ; vous-même qui périrez, et qui périrez par le même supplice que vous lui aviez préparé.

 

L'orgueilleux veut s'agrandir, et c'est par là souvent qu'il est dépouillé ; le voluptueux veut satisfaire sa passion, et sa passion devient son bourreau, et lui fait souffrir les plus cruelles peines. Effets sensibles de la suprême sagesse de notre Dieu ! Mais que n'ai-je le temps de vous développer tant d'autres mystères qui nous sont cachés ! mystères profonds , et surtout mystères d'autant plus terribles, qu'ils regardent, non plus la ruine temporelle, mais l'éternelle damnation du sage mondain.

 

Renonçons, mes chers auditeurs, mais renonçons pour jamais et de bonne foi, à cette sagesse réprouvée qui se cherche elle-même, et qui ne cherche qu'elle-même : en nous cherchant nous-mêmes, nous nous perdrons. Je me trompe, en nous cherchant nous-mêmes, nous nous trouverons ; mais le plus grand de tous les malheurs pour nous, est de nous trouver nous-mêmes , puisqu'en nous trouvant nous-mêmes, nous ne pouvons trouver que ce que nous sommes, c'est-à-dire que confusion, que désordre, que misère, que péché. Cherchons Dieu, et, sans penser à nous, nous nous trouverons saintement, sûrement, heureusement en Dieu. Cherchons Dieu, et dès cette vie nous trouverons notre souverain bien, qui ne peut être hors de Dieu. Et parce que Dieu ne peut plus être désormais trouvé qu'en Jésus-Christ, à l'exemple des mages, pour trouver Dieu, cherchons Jésus-Christ. Et parce que Jésus-Christ ne peut être trouvé lui-même que dans les états où il a voulu se réduire pour nous servir de modèle, ne le cherchons point ailleurs ; c'est-à-dire, parce que Jésus-Christ ne peut être trouvé que par la voie d'une humilité sincère, d'une obéissance fidèle, d'un véritable renoncement au monde, ne le cherchons point par d'autres voies que celles-là. Aimons-les, ces saintes voies qui nous conduisent à lui ; et puisqu'il n'y a plus d'autre sagesse que la sienne, attachons-nous à cette divine sagesse : étudions-la dans les maximes de ce Sauveur, dans la pureté de sa doctrine et de sa loi, dans la sainteté de ses mystères, dans la perfection de ses exemples.

 

Préférons cette sagesse chrétienne à toute la sagesse du monde, ou plutôt faisons profession de ne connaître point d'autre sagesse, pour pouvoir dire avec saint Paul : Non judicavi me scire aliquid inter vos, nisi Jesum Christum, et hunc crucifixum (1 Cor., II, 2.). C'est cette sagesse qui nous éclairera, cette sagesse qui nous sanctifiera, cette sagesse qui fera de nous des hommes parfaits sur la terre, et des bienheureux dans le ciel.

 

BOURDALOUE, SERMON SUR L'EPIPHANIE

 

 

Adoration des Mages, Gentile da Fabriano, Galleria degli Uffizi, Florence

 

 

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