Cependant l'armée commençait à souffrir horriblement de la soif. J'ai déjà dit que les environs de Jérusalem sont arides et dépourvus d'eau, et qu'on ne trouve qu'à une assez grande distance quelques ruisseaux, fontaines ou puits contenant des eaux vives. Ces sources même avaient été comblées par les ennemis, peu de temps avant l'arrivée de nos troupes, afin qu'elles pussent tenir moins longtemps à faire le siège de la place ; ils y avaient jeté de la terre ou les avaient bouchées par divers autres moyens ; ils avaient aussi ouvert les citernes et les autres réservoirs des eaux pluviales, qui, par ce procédé, ne pouvaient plus les retenir ; ou bien encore ils les avaient malicieusement cachées, afin que les pauvres malheureux, tourmentés de la soif, ne pussent venir y chercher quelque soulagement.
Les habitants de Bethléem et les fidèles qui demeuraient à Thécua, la ville des prophètes, se rendaient souvent à l'armée et conduisaient ensuite les Croisés vers les fontaines qui se trouvaient situées à quatre ou cinq milles de leur camp. Là s'élevaient de nouvelles difficultés ; les arrivants se poussaient les uns les autres et s'empressaient réciproquement de puiser de l'eau; souvent même ils en venaient à de vives altercations, et enfin, après de longs retards, ils remplissaient des outres d'une eau toute bourbeuse, qu'ils vendaient ensuite fort cher, la distribuant cependant en si petite quantité qu'un homme altéré en avait à peine de quoi satisfaire au premier besoin.
La fontaine de Siloé, située tout prés de la ville, et dont j'ai déjà donné la description, était loin de pouvoir suffire à tant de monde, d'autant plus qu'elle ne coulait pas toujours, et que ses eaux étaient d'ailleurs fort insipides. La chaleur ardente du mois de juin accroissait encore l'incommodité de la soif et rendait plus pénible à chacun cet état continuel de suffocation, sans parler même de l'excès du travail et de l'abondance de la poussière, qui ne laissaient pas aussi de dessécher le palais et la poitrine.
Les Croisés sortaient du camp en secret et se dispersaient dans les environs pour chercher de l'eau de tous les côtés avec le plus grand soin ; ils marchaient par petits détachements, et, au moment où ils croyaient avoir trouvé quelque filet caché, ils se voyaient aussitôt entourés par une immense multitude de gens occupés aux mêmes recherches ; quelquefois, lorsqu'ils avaient découvert quelque source, il s'élevait entre eux de vives querelles ; ils cherchaient à se repousser les uns les autres, et souvent on en venait à se battre. Ceux qui étaient à pied usaient d'économie lorsqu'ils avaient trouvé un peu d'eau, et parvenaient, de manière ou d'autre, à se donner quelque soulagement; mais les hommes qui avaient un grand nombre de chevaux se voyaient souvent obligés de les conduire à trois ou quatre milles loin du camp, et ne parvenaient souvent à les faire abreuver qu'à travers mille difficultés. Ceux de ces animaux que l'on négligeait, et que leurs maîtres ne pouvaient suffisamment soigner, erraient dans la campagne, à pas lents et perdant toutes leurs forces; on voyait les chevaux, les mulets, les ânes, les bestiaux de toute espèce, consumés par la soif et par la chaleur, tomber de dessèchement et mourir enfin, ayant tout l'intérieur du corps entièrement brûlé ; leurs cadavres répandaient ensuite dans le camp une odeur fétide et pestilentielle, et l'air s'imprégnait d'exhalaisons empoisonnées.
Cet horrible fléau de la soif exerçait dans le camp des Croisés autant de ravages que celui de la famine en avait causé quelque temps auparavant sous les murs d'Antioche. De même que devant cette ville, les Croisés sortaient aussi de leur camp et allaient dans les campagnes environnantes chercher des vivres et des fourrages pour leurs chevaux, ils marchaient sans précaution et parcouraient imprudemment les contrées ; les habitants de Jérusalem, lorsqu'ils furent informés de ces fréquentes excursions, prirent aussi l'habitude de sortir de la ville par l'un des côtés qui n'était pas investi ; ils se présentaient de temps en temps, à l'improviste, devant les Chrétiens, leur tuaient souvent beaucoup d'hommes, emmenaient plus souvent encore leurs chevaux, tandis que quelques autres plus heureux, mais presque toujours blessés, trouvaient cependant moyen de leur échapper par la fuite. Aussi l'armée des Croisés diminuait de jour en jour et perdait chaque jour une portion de ce qu'elle avait cru posséder la veille ; les nombreux accidents auxquelles est assujettie l'infirmité humaine enlevaient d'heure en heure plus ou moins d'hommes, et malheureusement il n'en venait pas d'autres pour prendre la place et remplir les vides que laissaient ceux qui succombaient.
Dans le même temps, au contraire, les forces de l'ennemi s'accroissaient journellement ; de nouveaux auxiliaires lui arrivaient de toutes parts, ils pénétraient librement et sans peine dans la ville, par les côtés qu'on n'avait pu investir, et augmentaient le nombre des assiégés au détriment des assiégeants.
GUILLAUME DE TYR, HISTOIRE DES CROISADES, BnF - Gallica
Jérusalem, Fontaine de Job, David Robert, 1841