Pour délasser les lecteurs de la fatigue que ne peut manquer de leur causer ce dégoûtant spectacle, et aussi pour faire voir le triomphe de la lumière sur les ténèbres, de la vérité sur l'erreur, nous ne connaissons rien de plus efficace que la doctrine liturgique de l'archevêque Languet : doctrine pure et orthodoxe dont nous nous déclarons les disciples et les plus humbles champions, remerciant Dieu qui, non seulement voulut que cette grande lumière brillât dans l'Église de France, à cette ère de confusion, mais a daigné permettre que de si beaux enseignements soient parvenus jusqu'à nous, pour nous confirmer dans la lutte que nous avons entrepris de soutenir contre les nouveautés qui ont altéré, en France, la pureté du culte divin.
Nous avons raconté, au chapitre précédent, les efforts des jansénistes pour s'emparer ouvertement de la Liturgie ; leurs tendances vers l'emploi de la langue vulgaire dans les offices, vers le dépouillement des autels et les habitudes calvinistes dans le culte. Tant que la cour de France montrait la ferme volonté de soutenir les constitutions apostoliques contre Jansénius et Quesnel, la secte ne pouvait espérer qu'à de rares intervalles et dans des localités très restreintes, ces moments de liberté dans lesquels il lui serait possible de faire, à son aise, l'essai de ses coupables théories. Il ne lui restait donc qu'une seule ressource : celle de ruiner sourdement l'unité liturgique, et de tenter pour la France entière ce qu'elle avait déjà obtenu à Paris, sous François de Harlay. Que si elle parvenait à préparer un corps de Liturgie nationale, ou tout au moins à diviser le redoutable faisceau d'orthodoxie que formaient les cent trente diocèses de l'Eglise de France, elle aurait lieu alors d'espérer avec fondement qu'on ne pourrait plus l'écraser à l'aide de ces formules liturgiques que, dans les grands périls de la foi, l'Église romaine impose aux églises.
Déjà elle avait préparé cet isolement par des systèmes perfides sur la constitution de l'Église, sur les prérogatives de notre nation ; elle le consomma en flattant le mauvais goût littéraire du temps, en exagérant les reproches que la critique historique pouvait faire aux anciens livres ; enfin, il faut bien le dire, en faisant ressortir les avantages d'un office moins long à réciter, promettant d'abréger le temps de la prière du prêtre, à cette époque où cependant l'Église était menacée des plus grands maux.
On vit donc s'accomplir, au sein de l'Église de France, une révolution sans exemple dans aucun des siècles précédents. Déjà le Bréviaire de François de Harlay, imité lui-même en quelque chose de celui de Henri de Villars, archevêque de Vienne, avait été imité avec plus ou moins de hardiesse dans les églises de Sens, de Narbonne, etc.; mais, dans ces divers diocèses, on se borna d'abord à réformer, suivant les idées modernes, l'ancienne Liturgie, On n'avait pas songé à régénérer le culte entier de l'Église catholique ; l'exemple inouï donné par le Bréviaire de Cluny était jusqu'alors demeuré sans imitateurs. Cependant il était naturel de penser que les envahissements de l'esprit de nouveauté pousseraient bientôt jusque-là, et d'autant plus que toute cette révolution avait été, dès son principe, un produit de l'esprit du jansénisme.
Le XVIIe siècle n'avait pas encore achevé son cours, quand parut le premier bréviaire composé sous l'impression des idées nouvelles. Il fut donné en 1693 à l'Eglise d'Orléans, par le cardinal Pierre du Cambout de Coislin.
Nous avons entendu Fénelon nous dire que ce prélat "bienfaisant, pieux, digne d'être aimé de tout le monde, manquait malheureusement de science et laissait toute l'administration de son diocèse aux seuls docteurs jansénistes, lesquels faisaient l'objet de son admiration". Cette pernicieuse influence fut prédominante dans la rédaction du nouveau bréviaire. Il eut pour auteur Jean-Baptiste Le Brun Desmarettes, fils d'un libraire de Rouen qui fut condamné aux galères pour avoir imprimé des livres en faveur de Port-Royal. Le fils élevé par les solitaires de cette maison, garda toute sa vie un grand attachement pour ses anciens maîtres et pour leur doctrine ; attachement qui l'entraîna dans certaines démarches par suite desquelles il fut renfermé à la Bastille durant cinq ans : encore n'en sortit-il qu'à la condition de signer le formulaire. Il est vrai qu'il rétracta cet acte d'orthodoxie, en 1717, et se porta appelant de la bulle Unigenitus. Etant tombé malade et craignant un refus des sacrements, il se traîna à l'église pour faire ses Pâques, le dimanche des Rameaux 1731, et mourut le lendemain. Il avait pris l'ordre d'acolythe et ne voulut jamais entrer dans les ordres sacrés. Ce fut d'un pareil homme que l'Église d'Orléans consentit à apprendre la manière de célébrer les louanges de Dieu. Il y avait en cela une humilité, sans exemple. Dans tous les cas, c'est un chose bien curieuse, mais non pas unique, comme nous verrons bientôt, que le clergé d'Orléans pût se trouver en même temps obligé par ses devoirs de refuser les sacrements à Le Brun Desmarettes, et d'autre part contraint d'emprunter la voix du même Le Brun Desmarettes pour satisfaire à l'obligation de la prière publique.
Le mandement de l'évêque d'Orléans, pour la publication du nouveau bréviaire, était fort significatif dans le sens des nouvelles théories. On y faisait ressortir principalement les grands avantages d'un bréviaire composé des paroles de l'Ecriture sainte :
" Dans cette réforme du bréviaire, y était-il dit, nous nous sommes proposé de faire choix des choses les plus propres à louer Dieu et à l'apaiser, en même temps qu'à instruire les clercs de leurs devoirs. Comme, rien ne nous a semblé plus capable d'atteindre ce but que l'emploi des propres paroles des divines Écritures (car, dit le saint évêque et martyr Cyprien, c'est une prière amie et familière que celle qui s'adresse à Dieu comme venant de lui), nous avons jugé qu'il ne fallait rien admettre dans les antiennes, les versets et les répons qui ne fût extrait des livres saints, en sorte que dans toutes ces pièces, ou Dieu nous parle, ou il nous fournit les paroles que nous lui adressons. Et cette résolution n'a point été chez nous une témérité ; car si, suivant saint Augustin, Dieu non seulement se loue lui-même dans les Écritures ; afin que les hommes sachent comment il doit être loué, mais encore s'il a préparé dans les mêmes Ecritures des remèdes nombreux propres à guérir toutes les langueurs de notre âme, et qui doivent être administrés par notre ministère, quand on fait les divines lectures dans l'église ; quoi de plus digne de Dieu et de plus utile pour nous que de pouvoir emprunter aux livres sacrés, c'est-à-dire à Dieu même, tout ce que notre bouche fait entendre, quand nous chantons les louanges de Dieu ? Certes, ces choses ne déplairont point à Dieu, puisqu'elles ont Dieu même pour auteur ; elles détruiront l'aveuglement du cœur, elles guériront l'âme, puisque la parole de Dieu guérit toutes choses, ayant été écrite pour illuminer les yeux et convertir les âmes."
Il était facile de répondre à ces belles paroles, d'abord, que Luther, Calvin et Quesnel se sont exprimés en des termes analogues sur la suffisance de la Bible : que la constitution Unigenitus, véritable palladium de la foi, au XVIIIe siècle, ne pouvait plus subsister du moment que les évêques affecteraient ainsi l'éloge et l'emploi des Ecritures, sans recommander avec une égale force l'importance de la Tradition, qui est divine comme les Écritures, qui seule constate leur autorité, seule les interprète ; que si les paroles de la Bible, arrangées en formules liturgiques, ne peuvent déplaire à Dieu, auteur de l'Écriture, il n'est pas également évident que Dieu, Auteur de la Tradition, doive voir avec faveur qu'on efface cette Tradition, et, qui plus est, que d'innombrables passages des Écritures choisis et employés depuis tant de siècles, et en tous lieux, dans les divins offices par l'Église, seul juge et interprète de l'Écriture, cèdent la place à d'autres passages choisis aujourd'hui ou hier, pour l'usage de l'Église d'Orléans, par un hérétique ; que le Bréviaire d'Orléans, comme tous les autres, renferme une grande quantité de passages de l'Écriture, mis en antiennes et en répons, et dans lesquels le texte sacré n'exprime ni un discours de Dieu à l'homme, ni une parole de l'homme à Dieu ; que la fameuse parole de saint Cyprien, amica et familiaris oratio est Deum de suo rogare, parole vraie de tout point quand il s'agit de l'Oraison dominicale, au sujet de laquelle il l'a dite, est complètement sans application quand il s'agit de la presque totalité des pièces liturgiques empruntées à l'Écriture par le Bréviaire d'Orléans et les autres ; outre que, Dieu étant l'Auteur de la Tradition aussi bien que de l'Écriture, on peut dire dans un sens que c'est louer Dieu de suo que de lui adresser les prières que l'Église a composées avec son assistance, et que l'usage des siècles a sanctifiées de plus en plus ; enfin que, comme le dit avec une grande vérité l'archevêque Languet, les centons bibliques dont sont garnis les nouveaux bréviaires, "ne peuvent avoir d'autre autorité que celle d'un évêque particulier, homme sujet à erreur, et d'autant plus sujet à erreur qu'il est seul, qu'il introduit des choses nouvelles, qu'il méprise l'antiquité et l'universalité."
Nous aurons à revenir sur tout ceci dans la partie de cet ouvrage où nous traiterons de l'autorité de la Liturgie ; mais notre rôle d'historien dans des matières si négligées depuis longtemps, nous oblige parfois d'introduire dans notre récit une sorte de polémique. Nous le faisons à regret, mais la crainte de n'être pas suffisamment compris nous contraint d'effleurer ainsi la partie doctrinale de cet ouvrage, avant d'être arrivé à la discussion polémique.
Le lecteur voudra bien excuser ces anticipations que nous ne nous permettons que dans l'intérêt de plusieurs. De toutes les choses qu'on ignore aujourd'hui, l'histoire même contemporaine de la Liturgie est peut-être la plus ignorée.
C'est un fait dont nous recueillons de toute part l'ingénue confession.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XIX : SUITE DE L'HISTOIRE DE LA LITURGIE, DURANT LA PREMIERE MOITIÉ DU XVIIIe SIÈCLE. — PROJETS DE BREVIAIRE A PRIORI. — GRANCOLAS, FOINARD. — BREVIAIRES DE SENS, AUXERRE, ROUEN, ORLÉANS, LYON, ETC. — BRÉVIAIRE ET MISSEL DE PARIS, DU CARDINAL DE NOAILLES. — BREVIAIRE ET MISSEL DE PARIS, DE L'ARCHEVÊQUE VINTIMILLE. — AUTEURS DE CETTE LITURGIE. VIGIER. MÉSENGUY. COFFIN. — SYSTEME SUIVI DANS LES LIVRES DE VINTIMILLE. — RÉCLAMATIONS DU CLERGÉ. — VIOLENCES DU PARLEMENT DE PARIS. — TRIOMPHE DE LA LITURGIE DE VINTIMILLE.