De toutes les choses qu'on ignore aujourd'hui, l'histoire, même contemporaine, de la Liturgie est peut-être la plus ignorée. C'est un fait dont nous recueillons de toute part l'ingénue confession.
Quelque hardi qu'eût été Le Brun Desmarettes dans la rédaction du Bréviaire d'Orléans, il devait être dépassé de bien loin par ses émules du XVIIIe siècle. Il fut aisé de .juger de la distance qu'on avait franchie en quarante années, depuis la réforme liturgique de M. de Harlay, lorsqu'on vit paraître à Paris, en 1720, un ouvrage portant ce titre : Projet d'un nouveau bréviaire, dans lequel l'office divin, sans en changer la forme ordinaire, serait particulièrement composé de l'Ecriture sainte, instructif, édifiant, dans un ordre naturel, sans renvois, sans répétitions et très court, avec des observations sur les anciens et sur les nouveaux bréviaires. L'auteur était Frédéric-Maurice Foinard, autrefois curé de Calais, connu d'ailleurs par plusieurs ouvrages, entre autres par une Explication de la Genèse, qui fut supprimée à raison des idées hasardées et singulières qu'elle se trouva contenir.
Foinard ne se contenta pas d'exposer sa théorie aux yeux du public ; il prit la peine de joindre l'exemple au précepte, et publia, en 1726, un bréviaire exécuté d'après son plan, où toute la Liturgie des offices divins avait été de nouveau élaborée et soumise au creuset de son génie particulier. Ne croit-on pas rêver, en lisant le récit d'une pareille témérité ? et peut-on se défendre d'un sentiment de tristesse, quand on pense que beaucoup d'Églises en France, après avoir expulsé les antiques prières, en sont réduites à emprunter dans les divins offices la voix de Foinard en la place de celle de saint Grégoire ? Car le bréviaire de cet auteur forme, en grande partie, avec celui de Cluny, le magasin où l'on a puisé la plupart des matériaux employés dans la confection des bréviaires du XVIIIe siècle. Ce livre, qui ne trouva d'imprimeur qu'à Amsterdam, était intitulé : Breviarium ecclesiasticum, editi jam prospectus executionem exhibens, in gratiam ecclesiartim in quibus facienda erit breviariorum editio (2 vol. in-8°).
L'année suivante, 1727, le docteur Grancolas, dans son Commentaire du Bréviaire romain, dont nous avons parlé ailleurs, donna aussi, dans un chapitre spécial, le Projet d'un nouveau bréviaire. Mais le système liturgique développé dans ce chapitre avait déjà vu le jour en grande partie, en 1714, dans les cinq dernières pages d'un autre ouvrage du même auteur, intitulé : Traité de la Messe et de l'Office divin. Nous allons exposer les principes qui devaient, suivant ces deux personnages, Foinard et Grancolas, prévaloir dans la Liturgie nouvelle ; mais, auparavant, considérons la triste situation du culte catholique, en France, livré ainsi à la merci de quelques docteurs particuliers qui osent, au grand jour, se mettre à la place de la tradition, cet élément souverain, et si indispensable dans les institutions d'une Église de dix-huit siècles.
Il fallait, certes, que l'on eût étrangement travaillé les hommes de cette époque, pour leur faire digérer une pareille anomalie. Aujourd'hui, les gens sérieux déplorent, comme le principe de toutes nos perturbations sociales, l'imprudence de ces publicistes du siècle dernier, qui s'imaginèrent être les sauveurs de la société, parce qu'il leur plaisait de formuler, sur le papier, des constitutions à l'usage des nations qui, disait-on, n'en avaient pas. Joseph de Maistre les a flétris pour jamais, ces hommes à priori, et l'Europe, ébranlée jusque dans ses fondements, atteste assez haut leur damnable présomption. Ici, c'est bien autre chose. Voici des hommes qui veulent persuader à l'Église catholique, dans une de ses plus grandes et de ses plus illustres provinces, qu'elle manque d'une Liturgie conforme à ses besoins, qu'elle sait moins les choses de la prière que certains docteurs de Sorbonne, que sa foi manque d'une expression convenable; car la Liturgie est l'expression de la foi de l'Eglise. Bien plus, ces hommes présomptueux qui ont pesé l'Église, qui ont sondé ses nécessités, ne prononcent pas seulement que sa Liturgie pèche par défaut, ou par excès, dans quelques détails, mais ils la montrent aux peuples comme dépourvue d'un système convenable dans l'ensemble de son culte. Ils se mettent à tracer un nouveau plan des offices, nouveau pour les matériaux qui doivent entrer dans sa composition, nouveau pour les lignes générales et particulières. Les voici donc à l'œuvre : les livres de saint Pie V, qui ne sont que ceux de saint Grégoire, ne valent même pas la peine d'être nommés désormais ; ceux de François de Harlay, malgré de graves innovations, sont trop romains encore. Il faut que d'un cerveau particulier éclose un système complet qu'on fera imprimer, en faveur des églises (in gratiam ecclesiarum) qui doivent faire une édition du bréviaire !
Et ces hommes que cent cinquante ans plus tôt la Sorbonne eût condamnés, comme elle condamna les rédacteurs des Bréviaires de Soissons et d'Orléans, comme elle condamna le cardinal Quignonez lui-même, bien que son œuvre eût momentanément obtenu l'agrément privé de Paul III, révoqué bientôt par saint Pie V ; ces hommes sans caractère, qui ne peuvent être fondés dans leurs prétentions que dans le cas où l'Église serait moins assurée qu'eux-mêmes de la voie où les fidèles doivent marcher, ces hommes ne furent point repoussés ; on les écouta, on leur livra nos sanctuaires. Encore Foinard et Grancolas valaient-ils mieux que plusieurs de ceux qui vinrent après ; mais ils ont la triste gloire d'avoir les premiers intenté procès à l'Église leur mère, d'avoir fait les premiers cette sanglante critique de tous les siècles catholiques, atteints et convaincus désormais d'avoir manqué d'intelligence dans la prière, d'avoir laissé durant tant de siècles les mystères sans expression convenable.
Nous ne craignons pas de le dire, lorsque les Églises de France seront revenues à l'unité, à l'universalité, à l'autorité dans les choses de la Liturgie, et Dieu leur fera quelque jour cette grâce ; lorsque cette suspension des anciennes prières catholiques ne sera plus qu'un fait instructif dans l'histoire, on aura peine à se rendre compte des motifs qui purent amener une semblable révolution au sein d'une nation chrétienne. On imaginera que quelques violentes persécutions enlevèrent alors toute liberté à nos Églises, et qu'elles se séparèrent ainsi des prières du Siège apostolique et de l'antiquité, pour échapper à de plus grands dangers. Mais lorsque, éclairés sur les événements, les fidèles verront qu'aucune coaction ne fut employée pour produire un résultat si étrange, qu'au contraire on vota, de toutes parts, comme par acclamation, la refonte de la Liturgie sur un plan nouveau et tout humain, que cette œuvre fut confiée à des mains hérétiques, alors ils admireront la miséricorde divine envers l'Église de France.
Certes, c'était une chose bien lamentable de voir ainsi se rompre la communion des prières catholiques, avec Rome, avec le reste de la chrétienté, avec les siècles de la tradition ; mais ce qui n'était pas moins humiliant, ce qui n'accusait pas moins la triste déviation qui faillit ruiner pour jamais la foi catholique dans notre patrie, c'est le mesquin presbytérianisme, dont toute l'œuvre des nouvelles Liturgies demeure à jamais entachée. La plupart de ces faiseurs étaient des hérétiques, comme nous l'avons dit, et comme nous le dirons encore en temps et lieu ; mais de plus, ils étaient de simples prêtres, sans caractère pour enseigner, sans mission pour réformer l'Église, sans troupeau à gouverner en leur nom.
Jusqu'ici nous avions vu la Liturgie, soit dans l'Église d'Orient, soit dans l'Église d'Occident, formulée, disposée, corrigée par les évêques ; saint Léon, saint Gélase, saint Grégoire le Grand, saint Léon II, saint Grégoire VII, Paul IV, dans l'Église de Rome ;saint Ambroise, dans l'Église de Milan ;saint Paulin, dans l'Église de Nole ; Maximien et Johannicius, dans l'Église de Ravenne ; Théodose,dans l'Église de Syracuse ; saint Paulin, dans celle d'Aquilée ; Voconius, dans l'Église d'Afrique ; saint Hilaire, saint Césaire d'Arles, saint Sidoine Apollinaire, saint Venantius Fortunat, saint Grégoire de Tours, saint Protadius de Besançon, saint Adelhelme de Séez, dans l'Église des Gaules ; saint Léandre, saint Isidore, Conantius, Jean de Saragosse, Eugène II de Tolède, saint Ildefonse, saint Julien de Tolède, dans l'Église gothique d'Espagne ; saint Eusthate d'Antioche, saint Basile, saint Maruthas, saint Cyrille d'Alexandrie, saint Jean Maron, saint André de Crète, Corne de Maïuma, Joseph Studite, George de Nicomédie, etc., dans les Eglises d'Orient. La Liturgie est donc l'œuvre des évêques ; ils l'ont rédigée, fixée en établissant les Églises ; c'est d'eux qu'elle a tout reçu ; c'est par eux qu'elle subsiste. Les diverses réformes de la Liturgie n'ont jamais été autre chose que le rétablissement de l'œuvre liturgique des évêques dans son ancienne pureté ; de même que la réforme de la discipline n'est que le retour aux constitutions apostoliques, et aux décrets des conciles. On doit se rappeler que le soin donné par Grégoire IX aux Frères Mineurs ne regardait pas la composition de la Liturgie, mais une simple épuration, dans le genre de celle qu'accomplirent les commissions romaines nommées par saint Pie V, Clément VIII et Urbain VIII ; encore ces dernières renfermaient-elles plusieurs membres revêtus de la pourpre romaine, ou honorés du caractère épiscopal.
En France, au contraire, il ne s'agit point de corriger, de mettre dans un meilleur ordre la Liturgie romaine-française, ni de rétablir l'antique et vénérable rite gallican ; il s'agit de donner de fond en comble une Liturgie à une Église qui n'en a pas, et aucun évêque ne couvre de la responsabilité de son travail personnel cette œuvre qui doit remplacer celle de tant d'évêques des premiers siècles, de tant de souverains pontifes. Pour opérer cette grande et inouïe révolution, les évêques français du XVIIIe siècle se constituent sous la dépendance de simples prêtres qui se sont érigés en législateurs de la Liturgie. Les plus justes réclamations sont étouffées, comme on va le voir, et il faut que saint Grégoire disparaisse avec tout l'imposant cortège de ses cantiques séculaires, pour faire place à des prêtres comme Le Tourneux, de Vert, Foinard, Petitpied, Vigier, Robinet, Jacob ; bien plus, à des diacres, comme J.-B. Santeul ; à des acolytes, comme Le Brun Desmarettes et Mésenguy ; à des laïques, comme Coffin et Rondet !
Nous n'ignorons pas qu'il serait possible de montrer dans la Liturgie romaine certaines pièces, des hymnes principalement, qui ont eu pour auteurs nonseulement de simples prêtres, mais des laïques même, comme Prudence, Charlemagne, etc. C'est à Elpis, femme de Boèce, que l'Église romaine a emprunté en partie les hymnes de la fête de saint Pierre et de saint Paul. Mais d'abord, à l'Église appartient de choisir avec une souveraine autorité, parmi les œuvres de ses enfants, celles qu'elle juge dignes de servir d'expression à ses propres sentiments dans les divins offices. Ajoutons encore que ces adoptions d'hymnes ont eu rarement lieu du vivant des auteurs, mais souvent plusieurs siècles après leur mort ; que l'esprit de parti et de coterie n'y a été pour rien. Enfin, quand l'Église, pour orner le texte d'un de ses offices, daigne emprunter quelque composition à un de ses enfants, elle ne déroge en rien à l'ensemble de sa Liturgie, qui n'en demeure pas moins invariable dans sa forme traditionnelle.
L'Église, on a dû le voir dans tout ce qui a précédé, ne renouvelle donc point sa Liturgie, suivant les siècles. Elle la corrige, elle l'enrichit ; mais le Missel romain est encore aujourd'hui le composé de l'Antiphonaire et du Sacramentaire de saint Grégoire, comme le Bréviaire demeure toujours le Responsorial du même pontife, qui n'avait guère fait autre chose que de mettre en meilleur ordre l'œuvre des papes ses prédécesseurs.
Nous avons raconté comment, pour la réforme du bréviaire et du missel par saint Pie V, on tint surtout à ce que les correcteurs de ces livres ne s'écartassent point des anciens bréviaires conservés dans les plus illustres églises de Rome et dans la bibliothèque Vaticane. C'est le témoignage rendu par le pontife, dans les deux bulles de publication ; témoignage dont nous sommes à même de vérifier toute l'exactitude, sur les anciens antiphonaires, responsoriaux et sacramentaires publiés par Pamelius, D. Hugues Ménard, D. Denys de Sainte-Marthe, le B. Tommasi, D. Gerbert, etc. Il en devait être ainsi dans l'Église romaine, dont la vie et la force consistent uniquement dans les traditions.
Foinard et Grancolas jugèrent, dans leur sagesse, qu'il en pouvait être autrement dans l'Église de France.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XIX : SUITE DE L'HISTOIRE DE LA LITURGIE, DURANT LA PREMIERE MOITIÉ DU XVIIIe SIÈCLE. — PROJETS DE BREVIAIRE A PRIORI. — GRANCOLAS, FOINARD. — BREVIAIRES DE SENS, AUXERRE, ROUEN, ORLÉANS, LYON, ETC. — BRÉVIAIRE ET MISSEL DE PARIS, DU CARDINAL DE NOAILLES. — BREVIAIRE ET MISSEL DE PARIS, DE L'ARCHEVÊQUE VINTIMILLE. — AUTEURS DE CETTE LITURGIE. VIGIER. MÉSENGUY. COFFIN. — SYSTEME SUIVI DANS LES LIVRES DE VINTIMILLE. — RÉCLAMATIONS DU CLERGÉ. — VIOLENCES DU PARLEMENT DE PARIS. — TRIOMPHE DE LA LITURGIE DE VINTIMILLE.