INSTITUTIONS LITURGIQUES : la liturgie mozarabe succombe en Espagne

L'époque de l'unité liturgique devient une époque de haute civilisation chrétienne ; Charlemagne s'aide de ce moyen puissant dans l'accomplissement de ses grands projets : au chapitre suivant, nous verrons le Charlemagne de l'Église, saint Grégoire VII, hâter les grandes destinées de l'Espagne, en la faisant participer, au moyen de la Liturgie romaine, aux mœurs de la chrétienté occidentale.

 

 Un grand événement liturgique signale l'époque que nous embrassons dans ce chapitre. La Liturgie gothique ; ou mozarabe succombe en Espagne sous les efforts de saint Grégoire VII, comme la Liturgie gallicane avait succombé en France sous les coups de Charlemagne ; Il était temps, en effet, que l'Espagne chrétienne, déjà, sinon affranchie, du moins agrandie par les conquêtes de ses héroïques chefs, comptât dans la grande unité européenne. Sa Liturgie particulière faisait obstacle à cette réunion intime. La prière qui, dans ces temps de foi, était le lien des nations, la prière n'était point commune entre l'Espagne et les autres provinces de la chrétienté européenne. Le Sacrifice, quoique le même au fond, différait essentiellement dans les formes qui frappent les yeux du peuple : les chants et les formules saintes étaient totalement dissemblables. En outre, l'hérésie avait espéré un moment s'appuyer sur les paroles d'une Liturgie dont rien ne garantissait la pureté, puisqu'elle émanait d'une autorité qui ne saurait compter sur l'infaillibilité. Il était temps que l'Église d'Espagne sortît de l'enfance et passât à l'âge parfait.

 

Ce grand changement fut préparé de longue main, comme il arrive toujours, et le Pontife qui le consomma ne fut qu'un instrument conduit par la Providence, qui veut que l'Église montre, principalement dans les formes du culte, l'unité qui est sa vie. L'œuvre de Pépin et de Charlemagne avait dû retentir puissamment en Espagne, seule contrée de l'Occident qui ne fût pas soumise aux lois de la Liturgie romaine. On savait que l'Église gallicane n'avait plus désormais un autre rite que celui de l'Église romaine : jusque-là que les chroniqueurs espagnols, dont on peut voir les passages dans la dissertation du P. Pinius, que nous avons citée ci-dessus, se servent du mot Officium Gallicanum, pour exprimer le rite romain.

 

On voit d'abord, en 1063, un concile tenu à Jacca, en Aragon, sous Don Ramire Ier, ou Sanche Ramirez, son fils, dans lequel est rendu un décret, portant qu'on ne célébrera plus à la manière gothique , mais à la romaine. L'histoire ne dit point expressément quelles furent les causes directes de cette mesure ; l'influence de Rome dut y être, sans doute, pour quelque chose. On en jugera par ce qui se passa, six ans après, à Barcelone. Cette ville, conquise avec son territoire, en 801, par Charlemagne, avait adopté, sans aucun doute, la Liturgie romaine, et ceci même nous explique la qualification de gallicane, appliquée en Espagne à la Liturgie romaine, pendant le moyen âge ; les Espagnols désignant sous cette dénomination la Liturgie en usage dans la colonie française de Catalogne. Mais cette vaste province n'était pas tout entière soumise aux Français, et la Liturgie gothique y régnait encore en plusieurs endroits. L'année 1068 la vit abolir pour jamais, par les soins du cardinal Hugues le Blanc, légat d'Alexandre II. Dans un concile tenu à Barcelone, cette grande mesure fut consommée. L'Église dut ce bienfait au grand zèle de la princesse Adelmodis, femme de Raymond Bérenger, comte de Barcelone. Elle était Française, et toutes les chroniques du temps s'accordent à la montrer comme une princesse d'un grand caractère. Son autorité combinée avec celle du légat, décida du triomphe de la Liturgie romaine dans la Catalogne.

 

L'illustre successeur d'Alexandre II, celui qui avait été l'âme de son pontificat, saint Grégoire VII monta bientôt sur la chaire de saint Pierre, et il résolut d'achever la victoire de l'Église romaine sur la Liturgie gothique. Les florissants royaumes de Castille et de Léon la pratiquaient encore avec un patriotisme chevaleresque : mais le grand Hildebrand, qui poursuivait sans relâche l'œuvre de l'unité européenne, ne pouvait être arrêté par des considérations de nationalité étroite, dans une matière aussi grave que la Liturgie. Nous trouvons dans la collection de ses lettres, celle qu'il adresse, en l'an 1074, à Sanche Ramirez, roi d'Aragon. Il y félicite ce prince de son zèle pour les usages romains, en ces termes si expressifs, qui montrent bien le fond de ses dispositions sur l'important objet qui nous occupe :

" En nous faisant part de votre zèle et des ordres que vous avez donnés pour établir l'Office suivant l'ordre romain, dans les lieux de votre domination, vous vous faites connaître pour enfant de l'Église romaine ; vous montrez que vous avez avec nous la même concorde et amitié qu'autrefois les rois d'Espagne entretenaient avec les Pontifes romains. Soyez donc constant, et ayez ferme espérance pour achever ce que vous avez commencé ; parce que nous avons l'espoir en le Seigneur Jésus-Christ, que le bien-heureux apôtre Pierre, qu'il a établi prince sur les royaumes du monde, et auquel vous vous montrez fidèle, vous mènera avec honneur à l'accomplissement de vos désirs, et vous rendra victorieux de vos adversaires."

 

La même année, le Pape écrivit la lettre suivante à Alphonse VI, roi de Castille et de Léon, et à Sanche IV, roi de Navarre :

" Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à Alphonse et Sanche, rois d'Espagne, et aux évêques de leurs États. Le bienheureux apôtre Paul, déclarant qu'il a dû visiter l'Espagne, et Votre Sagesse n'ignorant pas que les apôtres Pierre et Paul ont envoyé, plus tard, de Rome, sept évêques, pour instruire les peuples d'Espagne, et que ces évêques ayant détruit l'idolâtrie, fondèrent en votre pays la chrétienté, plantèrent la religion, enseignèrent l'ordre et l'Office à garder dans le culte divin, et dédièrent les églises avec leur propre sang ; on voit assez clairement quelle concorde a eue l'Espagne avec la ville de Rome, dans la religion et l'ordre des divins Offices : mais quand, par suite de l'irruption des Goths, et, plus tard, de l'invasion des Sarrasins, le royaume d'Espagne fut longtemps souillé par la fureur des priscillianistes, dépravé par la perfidie des ariens, et séparé du rite romain, non seulement la religion y fut diminuée, mais les forces temporelles de cet État se trouvèrent grandement affaiblies. C'est pourquoi, comme des enfants très chers, je vous exhorte et avertis de reconnaître enfin pour votre mère, après une longue scission, l'Église romaine dans laquelle vous nous trouverez vos frères ; de recevoir l'ordre et l'Office de cette sainte Église et non celui de Tolède ou de toute autre Église ; gardant, comme les autres royaumes de l'Occident et du Septentrion, les usages de celle qui, établie par Pierre et Paul, consacrée par leur sang, a été fondée sur la pierre ferme par le Christ, et contre laquelle les portes de l'enfer, c'est-à-dire les langues des hérétiques, ne pourront jamais prévaloir. Car de la source même où vous ne doutez pas avoir puisé le principe de la religion, il est juste que vous en receviez aussi l'Office divin dans l'ordre ecclésiastique : c'est ce que vous apprend et la lettre du Pape Innocent à l'évêque d'Eugubium, et les décrets d'Hormisdas envoyés à l'Église de Séville, et les conciles de Tolède et de Brague ; c'est ce que vos évêques eux-mêmes, qui sont venus récemment vers nous, ont promis par écrit, et signé entre nos mains, après la décision d'un concile."

 

Une résistance vive s'étant élevée en plusieurs lieux, comme on devait s'y attendre, le Pontife n'en fut point ébranlé. Nous avons une autre lettre de lui dans laquelle écrivant à un évêque espagnol, il montre toute l'énergie de son âme apostolique dans la défense des ordonnances du Saint-Siège. Elle est conçue en ces termes :

" Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à Siméon, évêque en Espagne, salut et bénédiction apostolique.

Ayant lu les lettres de Votre Fraternité, nous avons été rempli de joie, parce que nous y avons reconnu avec plénitude cette foi et cette dévotion que vous portez à l'Église romaine, que vous ne voulez point délaisser, à la manière des adultères, mais bien embrasser toujours comme la source de toute filiation légitime.

" C'est pourquoi, Frère très cher, il est nécessaire que vous marchiez droit dans la voie que vous avez prise : car la perversité des hérétiques ne doit point amoindrir ce qui a été sanctionné par la tradition apostolique. En effet, le Siège apostolique sur lequel, par la permission divine, nous présidons, quoique indigne, est demeuré ferme depuis son origine, et restera sans tache jusqu'à la fin, le Seigneur qui le soutient ayant dit : J'ai prié pour toi afin que ta foi ne manque pas ; et quand tu seras converti, confirme tes frères.

" Forte d'un tel concours, l'Église romaine veut que vous sachiez qu'elle n'a point intention d'allaiter, à diverses mamelles, ni d'un lait différent, les enfants qu'elle nourrit pour le Christ, afin que, selon l'Apôtre, ils soient un, et qu'il n'y ait point de schisme parmi eux : autrement, elle ne serait pas appelée mère, mais scission. A ces causes, qu'il soit donc connu de vous et de tous les fidèles sur lesquels vous avez consulté, que nous entendons et que nous voulons que les décrets qui ont été rendus ou confirmés par nous, ou plutôt par l'Église romaine, portant pour vous l'obligation de vous conformer aux Offices de cette même Église, demeurent inébranlables, et que nous ne voulons point acquiescer à ceux qui désirent vous faire sentir leurs morsures de loups et d'empoisonneurs. Nous ne doutons aucunement que, suivant l'Apôtre, il n'y ait parmi vous des loups dangereux, rapaces, qui n'épargnent rien, auxquels il faut résister fortement dans la foi.

" C'est pourquoi, Frère bien-aimé, combattez et travaillez avec ardeur, jusqu'à l'effusion de votre sang, s'il était nécessaire : car il serait indigne, et on trouverait ridicule, que les séculiers, pour des choses d'un prix vil, pour un commerce qui déplaît à Dieu, s'exposassent volontiers aux périls, et que le fidèle ne sût que céder lâchement à l'effort de ses ennemis. En effet, ceux-là ne pouvant acquérir la vertu, tombent facilement dès qu'on les attaque. Quant à ce que disent ces enfants de mort, au sujet des lettres qu'ils auraient reçues de nous, sachez que cela est faux de tous points.

" Ainsi, faites en sorte que par toute l'Espagne et la Gallice, en un mot, partout où vous le pourrez, l'Office romain soit observé, avant toutes choses, avec plus de fidélité."

 

Pour presser avec plus d'efficacité l'accomplissement de ses désirs, saint Grégoire VII, suivant son usage, députa un légat vers les Églises d'Espagne, et choisit, pour cette mission, Richard, abbé de Saint-Victor de Marseille, et cardinal de l'Église romaine, qui fit jusqu'à deux fois le voyage d'Espagne pour un si important objet. Dans un concile tenu à Burgos, en 1085, le légat, appuyé de l'autorité d'Alphonse VI, promulgua plus solennellement encore l'abolition de la Liturgie gothique, dans les royaumes soumis à ce grand prince. Alphonse même ne s'arrêta pas là ; on le vit ordonner, pour l'uniformité et la facilité du commerce avec les nations étrangères, l'abolition des caractères gothiques, et l'adoption des latins, tels qu'ils étaient alors en usage, quoique un peu altérés, en France et dans les principales provinces de l'Europe. Dans l'accomplissement de toutes ces mesures si énergiques, Alphonse fut puissamment soutenu par les conseils de Constance de Bourgogne, qu'il avait épousée en 1080, et à l'influence de laquelle l'historien Rodrigue attribue principalement l'introduction de la Liturgie romaine en Espagne : ce que l'on doit entendre surtout de la destruction du rite gothique à Tolède, puisque les premières attaques qu'il a éprouvées en Espagne eurent lieu, comme nous l'avons vu, au concile de Jacca, en 1063.

 

Le 25 mai 1085, jour auquel mourut le Pontife saint Grégoire VII, Alphonse VI entrait victorieux à Tolède. Il mit aussitôt tous ses soins pour rétablir, dans sa haute dignité, l'Église de cette illustre cité. Il la dota libéralement et appela, pour la gouverner, Bernard, abbé de Sahagun et Français de nation. Mais le prince devait rencontrer de grandes difficultés dans son projet d'abolir le rite mozarabe à Tolède, où il était tellement établi, qu'on l'appelait d'ordinaire, par toute l'Espagne, le rite de Tolède. Nous empruntons la narration de l'historien Rodrigue, pour raconter ce grand fait, avec les circonstances si dramatiques qui l'accompagnèrent :

" Le clergé et le peuple de l'Espagne entière furent troublés, parce que le légat Richard et le roi Alphonse voulaient les contraindre à recevoir l'Office gallican. Au jour marqué, le roi, le primat, le légat et une grande multitude de clergé et de peuple se trouvant rassemblés, il s'éleva une longue altercation, par suite de la résistance courageuse du clergé, de la milice et du peuple, qui s'opposaient à ce qu'on changeât l'Office. De son côté, le roi, conseillé par la reine, faisait retentir des menaces terribles. Enfin, la résistance du soldat fut telle, qu'on en vint à proposer un combat singulier pour terminer cette dissension. Deux chevaliers ayant été choisis, l'un par le roi, pour l'Office gallican, l'autre par la milice et le peuple, pour l'Office de Tolède, le chevalier du roi fut vaincu, au grand applaudissement du peuple, de ce que le champion de l'Office de Tolède avait remporté la victoire. Mais le roi, stimulé par la reine Constance, ne renonça pas pour cela à son dessein, disant que duel n'était pas droit. Le chevalier qui combattit pour l'Office de Tolède était de la maison de Matanza, près de Pisorica, où sa famille existe encore."

 

Quoi qu'il en soit de la vérité de cette histoire, qui n'aurait de valeur pour démontrer le droit de l'Office de Tolède, qu'autant qu'on admettrait le jugement des combats singuliers, comme le jugement irréfragable de Dieu même, le P. Lebrun s'est trompé, lorsqu'il a écrit qu'on ne trouvait ce fait que dans l'histoire de Rodrigue, mort en 1247. La Chronique de saint Maixent, antérieure d'un siècle à la mort de Rodrigue, puisqu'elle finit à l'an 1134, rapporte, quoique en abrégé, la même histoire. Le cardinal Bona paraît aussi avoir ignoré ce second témoignage. Au reste, nous n'avons pas tout dit encore sur les oppositions que le ciel sembla mettre, si l'on en croit Rodrigue, à la destruction du rite vénérable qui rappelait à l'Église espagnole les noms chéris de saint Isidore et de saint Léandre.

 

" Une grave sédition, continue l'historien, s'étant donc élevée dans le peuple, il parut convenable d'allumer un grand feu et d'y placer le livre de l'Office de Tolède et le livre de l'Office gallican (romain). Après un jeûne indiqué par le primat, le légat et le clergé; après les prières accomplies dévotement par tous, le livre de l'Office gallican (romain) est consumé par le feu; tandis que le livre de l'Office de Tolède s'élance du bûcher, intact, exempt de toute trace de brûlure, aux yeux de l'assemblée, et au chant des louanges du Seigneur."

 

Ce double prodige doit rappeler au lecteur celui que nous avons rapporté sur la Liturgie ambrosienne. On verra du moins, dans le récit de Rodrigue, un nouveau témoignage du zèle que mettaient autrefois les peuples et le clergé à tout ce qui concernait la Liturgie, zèle qui contraste bien tristement avec l'indifférence profonde qui, de nos jours, a accueilli et accueille encore en France les plus graves changements sur le même objet. Quant à l'épreuve du feu, nous devons remarquer avec le P. Pinius, que Pelage d'Oviédo, contemporain d'Alphonse VI, et qui a rapporté les actions de ce prince dans un grand détail, n'en a pas dit un seul mot, non plus que Luc de Tude, qui vivait au siècle de l'archevêque Rodrigue. Il est d'ailleurs difficile de croire que si un véritable prodige eût eu lieu, le Siège apostolique eût persisté dans l'intention de détruire l'Office gothique. Ce serait le premier miracle en opposition avec les volontés de l'Église. Quant au fait en question, s'il était démontré (ce qui n'est pas), la théologie catholique trouverait peut-être encore à l'expliquer, sans recourir à l'intervention divine.

 

Rodrigue conclut ainsi sa narration : " Tous pleurant et gémissant d'une issue si malheureuse, alors commença le proverbe : Quod volunt reges, vadunt leges : quand veulent les rois, s'en vont les lois. Et depuis lors, l'Office gallican (romain), qui n'avait jamais été reçu ni pour le Psautier, ni pour le rite, fut observé en Espagne; quoique, en quelques monastères, on ait gardé encore, un certain temps, celui de Tolède, et que l’ancienne version du Psautier soit encore récitée aujourd'hui dans plusieurs églises cathédrales et monastères."

 

Telles furent les circonstances qui accompagnèrent l'abolition de la Liturgie gothique, en Espagne.

 

Ce fut donc un acte solennel du zèle des Pontifes romains, de la piété des rois, une des nécessités qu'imposait le sublime plan de l'unité sociale catholique. Dans cette mesure, sans doute, de précieuses traditions nationales périrent, mais l'Église ne reconnaît point de nations : elle ne voit qu'une famille dans le genre humain, et si les chrétientés d'Orient se sont rompues en tant de morceaux, et ont vu s'affadir en elles le sel du christianisme, de si grands malheurs n'eussent point eu lieu, si Rome, ainsi que nous l'avons dit ailleurs, eût pu enchaîner ces vastes provinces à celles de la chrétienté européenne, par le double lien d'une langue commune et d'une Liturgie universelle. Cependant, s'il en est ainsi, quel sera le jugement de l'histoire sur ceux qui, plus tard, en Europe, en France, se sont plu à détruire l'œuvre des siècles, le résultat des efforts des pontifes et des princes les plus pieux, cette unité liturgique si chèrement achetée, si laborieusement conquise ?

 

Quoi qu'il en soit, la Providence ne voulut pas que l'Église d'Espagne perdît à tout jamais le souvenir de ses anciennes gloires gothiques. Quand le danger fut passé, quand l'Espagne affranchie tout entière du joug sarrasin et fondue désormais dans la société européenne, eut mérité, à tant de titres, le nom de Royaume Catholique, ce qui n'était jamais arrivé pour aucune autre nation arriva pour elle. Le passé fut exhumé de la poudre, et Tolède tressaillit de revoir célébrer au grand jour les augustes mystères des Isidore et des Léandre.

 

Un de ces hommes qui n'appartiennent pas tant à la nation qui les a produits qu'à l'humanité tout entière, le grand cardinal Ximénès, archevêque de Tolède, recueillit avec amour les faibles restes des mozarabes qui, sous la tolérance des rois de Castille, avaient continué, dans quelques humbles sanctuaires de Tolède, à pratiquer les rites de leurs pères. Il fit imprimer leurs livres que l'injure du temps avait mutilés en quelques endroits; il leur assigna, pour l'exercice de la Liturgie gothique, une chapelle de la cathédrale et six églises dans la ville, et pourvut à l'entretien du culte et de ses ministres. Mais afin de rendre légitime cette restauration, Ximénès s'adressa au souverain Pontife, et Jules II rendit deux bulles, à la prière du cardinal, pour instituer canoniquement le rite gothique dans les églises qui lui étaient affectées. Dans la première de ces bulles, qui est du 12 des calendes d'octobre de l'année 1508, le Pape loue grandement le zèle de Ximénès pour le service divin, et qualifie l'Office mozarabe de très ancien et rempli d'une grande dépotion, antiquissimum et magnae devotionis (outre les églises de la ville de Tolède autorisées à suivre le rite gothique, Pinius en cite encore deux autres : la petite église de Saint-Sauveur, à Salamanque, et une chapelle de l'église paroissiale de Sainte-Marie-Magdeleine, à Valladolid. Léon X confirma la première, et Pie IV la seconde, en permettant d'y célébrer les saints mystères suivant le rite gothique, mais seulement à certains jours de l'année).

 

Les esprits superficiels, qui croiraient voir ici Jules II en contradiction avec saint Grégoire VII, n'auraient pas apprécié les raisons de diverse nature qui dictèrent la conduite de ces deux pontifes. L'unité, dans toutes ses conséquences, est le premier des biens pour l'Église ; son développement social, ses heureuses influences pour le bien de l'humanité, la conservation du dépôt de la foi, sont à ce prix ; on y doit donc sacrifier, dans certains cas, le bien même d'un ordre secondaire. Or l'antiquité, la beauté de certaines prières sont un bien, mais non un bien qui puisse entrer en parallèle avec les nécessités générales de l'Église. Telles sont les idées sous l'influence desquelles agit saint Grégoire VII. Mais, d'un autre côté, quand l'unité est sauvée avec tous les biens qui en découlent, rien n'empêche qu'on n'accorde quelque chose, beaucoup même, à des désirs légitimes dont l'accomplissement ne peut porter atteinte à ce qui a été si utilement et si difficilement établi. Dans les six ou sept églises de Tolède où il est relégué, le rite gothique ne fait plus obstacle à la fusion du royaume d'Espagne dans les mœurs de la catholicité d'Occident. A Tolède même, la Liturgie romaine, loin d'en être obscurcie, en est plutôt rehaussée. Nos dogmes antiques célébrés dans le langage pompeux des grands et saints docteurs de Séville et de Tolède, n'en deviennent que plus inviolables aux attaques des novateurs.

 

Réduit à ces proportions, le rite gothique ne pouvait nuire et pouvait être utile ; telle fut la raison de l'indulgence que montra Jules II. Rome n'a jamais eu peur de l'antiquité : c'est le plus ferme fondement de ses droits, comme de ceux de l'Église dont Rome est la pierre fondamentale. Elle aime à voir les deux rites ambrosien et gothique demeurés debout, comme deux monuments antiques de l'âge primitif du christianisme. Elle ne souffrirait pas que d'autres églises, rétrogradant vers leur berceau, abjurassent les formes de l'âge parfait pour revêtir celles de l'enfance ; mais elle se plaît à mettre les novateurs à même de comparer les croyances et les symboles en usage dans ces antiques Liturgies, avec les symboles et les croyances que renferme cette autre Liturgie que l'univers catholique a vu croître avec les siècles. Il est vrai que si les Liturgies ambrosienne et gothique remontaient, comme celles d'un certain pays, au XVIIIe, voire même au XIXe siècle, Rome n'aurait pas lieu d'en vanter la haute antiquité, ni, tranchons le mot, la vénérable autorité.

 

Mais reprenons le fil de notre histoire.

 

DOM GUÉRANGER

INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XI : ABOLITION DU RITE GOTHIQUE OU MOZARABE EN ESPAGNE. TRAVAUX DE SAINT GRÉGOIRE VII SUR LA LITURGIE. PROGRES DU CHANT ECCLÉSIASTIQUE. RITE ROMAIN-FRANÇAIS. AUTEURS LITURGISTES DES XIe ET XIIe SIECLES. 

 

Puerta de las Platerías

Puerta de las Platerías, Cathedral of Santiago, Compostela

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