INSTITUTIONS LITURGIQUES : il était temps qu'une main forte intervînt pour une amélioration

Mais reprenons le fil de notre histoire.

 

 Saint Grégoire VII ne nous apparaît pas seulement, dans l'histoire, comme le zélé propagateur de la Liturgie romaine ; son nom vient aussi se placer à la suite de ceux des Léon, des Célestin,des Gélase,des Grégoire le Grand, chargés par l'Esprit-Saint de la réformer. Quatre siècles s'étaient écoulés depuis l'œuvre du dernier de ces Pontifes ; il était temps qu'une main forte intervînt pour une amélioration. Ainsi qu'il arrive toujours dans les grandes choses, saint Grégoire VII n'eut peut-être pas la conscience entière de ce qu'il accomplissait pour les âges suivants. Ses travaux qui, du reste, ne paraissent pas s'être portés sur le Sacramentaire, aujourd'hui Missel romain, partie la plus antique et la plus immuable de la Liturgie, eurent pour objet la réduction de l'Office divin. Les grandes affaires qui assiégeaient un Pape, au XIe siècle, les détails infinis d'administration dans lesquels il lui fallait entrer, ne permettaient plus de concilier avec les devoirs d'une si vaste sollicitude l'assistance exacte aux longs offices en usage dans les siècles précédents. Saint Grégoire VII abrégea l'ordre des prières et simplifia la Liturgie pour l'usage de la cour romaine. Il serait difficile aujourd'hui d'assigner d'une manière tout à fait précise la forme complète de l'office avant cette réduction; mais depuis lors, il est resté, à peu de chose près, ce qu'il était à la fin du XIe siècle. Nous en avons pour témoin l'ancien auteur connu sous le nom de Micrologue, du titre de son livre, qui paraît avoir été écrit vers l'an 1097 (Micrologus, de ecclesiasticis observationibus).

 

Cet auteur donne à entendre que c'est sur l'Office sanctionné par saint Grégoire VII, qu'il a établi ses observations. Or on trouve dans ce précieux opuscule les particularités suivantes : l'auteur y compte des offices cum pleno officio, ou à trois répons, ou à neuf leçons ; il en mentionne de dominicaux, de fériaux, de votifs. Il marque à matines trois psaumes et trois leçons, du jour de Pâques jusqu'au samedi in albis, et du jour de la Pentecôte jusqu'au samedi de la même semaine. Aux autres jours de l'année, si c'est une fête, neuf psaumes, neuf leçons et autant de répons; aux dimanches, dix-huit psaumes et neuf leçons. Ces détails montrent que le Bréviaire de saint Grégoire VII était conforme à celui d'aujourd'hui. Mais outre les particularités fournies par le Micrologue, il existe un document important qui nous apprend dans le plus grand détail l'ordre établi par ce grand Pape, d'après les traditions antérieures, pour le partage des leçons de matines, et cet ordre est conforme à celui que nous gardons encore présentement.

 

Ce document est un canon inséré au décret de Gratien, à la suite du canon de saint Gélase, sur les Livres apocryphes. Les plus savants liturgistes, Grancolas, Merati, Azevedo, Zaccaria, s'accordent à reconnaître saint Grégoire VII pour l'auteur de ce second canon. En voici la teneur :

" Nous avons jugé à propos, pour l'édification des fidèles, d'indiquer les livres qui sont lus par plusieurs, dans les offices ecclésiastiques, durant le cercle de l'année. Ce rite est celui que le Siège apostolique observe lui-même, bien loin de le réprouver. Il en est donc qui, à la Septuagésime, placent le Pentateuque, jusqu'au quinzième jour avant Pâques. Ce quinzième jour, ils placent Jérémie, jusqu'à la Cène du Seigneur. A la Cène du Seigneur, ils lisent trois leçons de la Lamentation de Jérémie (Quomodo sedet sola civitas, etc.), et trois du traité de saint Augustin sur le psaume LIV (Exaudi, Deus, orationem meam, et ne despexeris), et trois de l'Apôtre, à l'endroit où il dit dans l'Épître aux Corinthiens : Convenientibus vobis in unum.

" La seconde leçon commence ainsi : Similiter et calicem, postquam cœnavit. La troisième, De spiritalibus autem nolumus vos ignorare, fratres. Au vendredi saint, trois leçons de la Lamentation de Jérémie, et trois du traité de saint Augustin sur le psaume LXIII (Exaudi, Deus, orationem meam cum deprecor); et trois de l'Apôtre, à l'endroit où il dit, dans l'Épître aux Hébreux : Festinemus ingredi in eam requiem, etc. La seconde leçon : Omnis namque Pontifex. La troisième : De quo grandis nobis sermo.

" Au samedi saint, trois leçons de la Lamentation du prophète Jérémie, trois du traité de saint Augustin sur le même psaume LXIII, et trois de l'Apôtre, à l'endroit où il dit, dans l'Épître aux Hébreux : Christus assistens Pontifex futurorum. La seconde leçon : Ubi enim testamentum est.La troisième : Umbram enim habens lex futurorum bonorum. En la Pâque du Seigneur, les homélies qui appartiennent à ce jour : pendant la semaine, les homélies convenables. A l'octave de Pâques, ils placent les Actes des Apôtres, les Épîtres canoniques et l'Apocalypse jusqu'à l'octave de la Pentecôte. A l'octave de la Pentecôte, ils placent les livres des Rois et les Paralipomènes, jusqu'aux calendes de septembre. Au premier dimanche de septembre, ils placent Job, Tobie, Esther et Esdras jusqu'aux calendes d'octobre. Au premier dimanche du mois d'octobre, ils placent le livre des Machabées, jusqu'aux calendes de novembre. Au premier dimanche du mois de novembre, ils placent Ézéchiel, Daniel et les petits Prophètes, jusqu'aux calendes de décembre. Au premier dimanche du mois de décembre, ils placent le prophète Isaïe jusqu'à la Nativité du Seigneur. En la Nativité du Seigneur, ils lisent d'abord trois leçons d'Isaïe. Première leçon : Primo tempore alleviata est terra Zabulon ; seconde : Consolamini, consolamini ; troisième : Consurge, consurge. On lit ensuite des sermons ou homélies appartenant à ce jour.

" En la fête de saint Etienne, l'homélie de ce jour. En la fête de saint Jean, de même. En la fête des Innocents, de même. En la fête de saint Sylvestre, de même. En l'octave de la Naissance du Seigneur, ils placent les Épîtres de saint Paul jusqu'à la Septuagésime. En l'Epiphanie, trois leçons d'Isaïe, la première commence : Omnes sitientes ; la seconde : Surge, illuminare Jerusalem ; la troisième : Gaudens gaudebo in Domino. Ensuite on lit les sermons ou homélies appartenant à ce jour."

 

La réduction de l'office divin, accomplie par saint Grégoire VII, n'était destinée, dans le principe, qu'à la seule chapelle du Pape : par le fait, elle ne tarda pas à s'établir dans les diverses églises de Rome. La basilique de Latran fut la seule à ne la pas admettre ; c'est ce qu'atteste déjà, au siècle suivant, Pierre Abailard, dans une lettre apologétique contre saint Bernard. Le livre responsorial de la basilique de saint Pierre, publié par le B. Tommasi, sur un manuscrit du XIIe siècle, prouve matériellement que cette seconde église de Rome avait aussi adopté l'ordre nouveau de l'office. Les Églises du reste de l'Occident demeurèrent plus ou moins étrangères à cette innovation ; il faut remarquer que l'auteur du Micrologue, qui semble avoir été Ives de Chartres, a écrit hors de Rome, et qu'il parle néanmoins des ordonnances de saint Grégoire VII, comme faisant droit sur la Liturgie. Toutefois, il ne paraît pas que ce grand Pape ait jamais obligé les Églises à recevoir ses règlements sur cette matière : c'est ce que l'on peut conclure d'une remarque de Raoul, doyen de Tongres, auteur du XIVe siècle, qui dit ces paroles, au sujet de la réduction de l'office divin : "Les autres nations de l'univers ont leurs livres et leurs offices, tels qu'ils sont venus des églises de Rome, et non de la chapelle du Pape, ainsi qu'on le conclut avec évidence des livres et traités d'Amalaire, de Walafride, du Micrologue, du Gemma, et autres qui ont écrit sur l'Office."

 

Ce mot de Raoul de Tongres nous ramène naturellement à parler de l'état de la Liturgie dans l'Occident, pendant les XIe et XIIe siècles. Il arriva donc, par le fait, que beaucoup d'églises en France et dans les autres provinces de la chrétienté se trouvèrent avoir une Liturgie plus en rapport, au moins en quelque chose, avec celle de saint Grégoire le Grand, qu'avec la nouvelle que saint Grégoire VII avait inaugurée dans Rome. Du reste, tout ce que renfermait cette dernière se trouvait dans l'ancienne, dont elle était l'abrégé : les usages romains régnaient donc toujours. Toutefois, le respect qu'on avait pour ces formules saintes n'empêcha pas qu'en certains pays, mais principalement en France, on n'insérât, par le laps du temps, un certain nombre de pièces et d'offices même, qui portaient le cachet du siècle et du pays qui les avaient produits. Rome, comme au temps d'Amalaire, continua de voir ces superfétations nationales sans improbation ; de même qu'aujourd'hui elle approuve encore les offices et les usages locaux, dans le diocèse où règne le Bréviaire romain. Bien plus, il arriva plus d'une fois qu'elle adopta des prières, des chants et des offices empruntés aux livres de quelque Église particulière. Les diverses Églises de l'Europe échangeaient aussi les usages liturgiques qui, dans le pays de leur origine, avaient obtenu une plus grande popularité. Mais autant, parmi ces diverses Églises, celle de France avait l'avantage pour la fécondité de son génie liturgique et pour la beauté de ses chants, autant, au sein de notre patrie, l'Église de Paris, à l'époque qui nous occupe, posséda et mérita une supériorité incontestable.

 

Une des causes qui maintinrent la Liturgie romaine-parisienne dans cet état si florissant, fut l'influence de la cour de nos rois d'alors, dont la chapelle était desservie avec une pompe et une dévotion merveilleuses. Charlemagne, Louis le Pieux, Charles le Chauve, trouvèrent de dignes successeurs de leur zèle pour les divins offices, dans les rois de la troisième race. A leur tête, nous placerons Robert le Pieux et saint Louis. Le premier, monté sur le trône en 996, régla tellement son temps, qu'il en donnait une partie aux œuvres de piété, une autre aux affaires de l'État, et l'autre à l'étude des lettres. Chaque jour, il récitait le Psautier, et enseignait aux clercs à chanter les leçons et les hymnes de l'office. Assidu aux offices divins, et plus zélé encore que Charlemagne, il se mêlait aux chantres, revêtu de la chape et tenant son sceptre en main.

 

Le XIe siècle, si illustre par la réédification de tant d'églises cathédrales et abbatiales, s'ouvrit sous les auspices de ce pieux roi, qui fonda lui-même quatorze monastères et sept églises. Comme il était grand amateur du chant ecclésiastique, il s'appliqua à en composer plusieurs pièces, d'une mélodie suave et mystique, que l'on chercherait vainement aujourd'hui dans les livres parisiens, d'où elles furent brutalement expulsées au dix-huitième siècle, mais qui régnèrent dans toutes les églises de France, depuis le temps de Robert jusqu'à la régénération gallicane de la Liturgie. Ce pieux prince, qui se plaisait à enrichir les offices de Paris des plus belles pièces de chant qui étaient en usage dans les autres églises, envoyait aux évêques et aux abbés de son royaume les morceaux de sa composition, que leur noble harmonie, plus encore que son autorité, faisait aisément adopter partout. Étant allé par vœu à Rome, vers l'an 1020, et assistant à la messe célébrée par le Pape, lorsqu'il alla à l'offrande, il présenta, enveloppé d'une étoffe précieuse, son beau répons, en l'honneur de saint Pierre, Cornelius Centurio. Ceux qui servaient le Pontife à l'autel, accoururent incontinent, croyant que ce prince avait offert quelque objet d'un grand prix, et trouvèrent ce répons écrit et noté de la main de son royal auteur. Ils admirèrent grandement la dévotion de Robert, et à leur prière, le Pape ordonna que ce répons serait désormais chanté en l'honneur de saint Pierre.

 

Robert lia une étroite amitié avec le grand Fulbert, évêque de Chartres, si célèbre à tant de titres, mais aussi par les admirables répons qu'il composa en l'honneur de la Nativité de la sainte Vierge. La fête de ce mystère fut en effet établie en France, sous le règne de Robert, qui rendit un édit portant obligation de la solenniser. Ces trois répons sont tout à fait, pour le chant, dans le style du roi Robert. Il est probable que Fulbert les lui avait communiqués, pour les répandre par ce moyen dans tout le royaume. On les trouve dans tous les livres liturgiques de France, antérieurs au XVIIIe siècle, même dans ceux de la Provence et du Languedoc. Tel était le mode de propagation qu'employait Robert pour les chants qu'il affectionnait : il les faisait exécuter dans la chapelle de son palais, ou dans l'abbaye de Saint-Denys, puis dans l'église même de Paris, et de là ils passaient aux autres cathédrales.

 

La piété de Robert pour les offices divins n'avait rien de singulier dans ces siècles de foi. Les plus grands guerriers se montraient tout aussi dévots que ce roi pacifique. Si, en effet, nous passons en Angleterre, nous retrouvons les mêmes exemples dans un prince tel que Guillaume le Conquérant. Guillaume de Malmesbury nous apprend que ce vainqueur des Saxons assistait chaque jour non-seulement à la messe, mais à matines et aux autres heures de l'office. Il attribue la catastrophe qui affligea l'Angleterre à la négligence des seigneurs saxons qui n'avaient pas renoncé, il est vrai, à entendre la messe et l'office, mais qui ne remplissaient plus ce devoir journalier que d'une manière lâche et négligente. Matthieu Paris s'exprime dans les mêmes termes. Godefroy de Bouillon, partant pour la croisade, avait emmené avec lui une troupe de religieux exemplaires, qui, durant toute la marche, récitèrent devant lui tous les divins offices de jour et de nuit. Telle fut aussi la conduite du pieux et invincible Simon de Montfort, dans la croisade contre les albigeois. Nous choisissons de préférence les exemples de ces illustres guerriers qui savaient imiter, dans les camps, la piété paisible d'un saint Gérauld, comte d'Aurillac, d'un saint Elzéar de Sabran, dont la vie, proclamée sainte par les peuples, s'écoulait au milieu des actes de la plus expansive charité et des plus augustes pratiques de la Liturgie.

 

Le XIIe siècle ne fut pas moins fécond que le XIe en heureuses innovations dans la Liturgie romaine, telle, que les Français, les Allemands, les Belges la pratiquaient. La dévotion à certains saints inspira les plus beaux chants en leur honneur ; nous citerons principalement saint Nicolas et sainte Catherine, qui fournirent matière à des antiennes et à des répons d'une mélodie ravissante. Gavanti, appuyé sur l'autorité de saint Antonin et de Démocharès rapporte à cette même époque la composition ou au moins le complément de l'Office des morts par l'addition de plusieurs nouveaux répons et en fait honneur à Maurice de Sully, évêque de Paris, qui aurait fait chanter ces pièces de sa composition dans son église en 1196. Malheureusement cette attribution est difficile à soutenir. Plusieurs répons de l'Office des morts se trouvent déjà dans les antiphonaires et responsoriaux grégoriens, publiés par le B. Tommasi ; les autres, à savoir : Domine, quando veneris ; Peccantem me ; Domine, secundum acium meum ; Libera me,Domine, de viis inferni ; et Libera me, Domine, de morte œterna, sont, il est vrai, plus modernes, mais on les trouve cependant dans les Antiphonaires du Xe siècle, près de deux cents ans avant Maurice de Sully.

 

Si nous sommes obligé de rectifier cette opinion de Gavanti et de Démocharès, l'influence de l'Église de France sur la Liturgie universelle reste incontestable. Elle servit à compléter, à perfectionner, à enrichir le répertoire grégorien, dont le fond resta toujours intact; ces additions, ne consistant qu'en quelques proses et répons pour embellir les offices divins, ou encore dans l'adjonction d'un certain nombre de fêtes de saints, au calendrier romain. Le Livre des Messes, tant pour les formules récitées que pour les parties chantées, demeura toujours le même, sauf les tropes et les séquences, que l'inspiration de ces siècles de foi et de mélodie produisit en grand nombre. Mais ces dernières pièces ne s'étendirent pas, pour l'ordinaire, hors du pays qui les avait produites : l'inspiration en était généralement trop nationale; tandis que les répons composés dans un caractère plus grave, se répandirent par toute la chrétienté occidentale.

 

Il est vrai que leur propagation fut due en grande partie à l'influence des nouveaux ordres religieux; c'est ce que nous raconterons au chapitre suivant.

 

DOM GUÉRANGER

INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XI : ABOLITION DU RITE GOTHIQUE OU MOZARABE EN ESPAGNE. TRAVAUX DE SAINT GRÉGOIRE VII SUR LA LITURGIE. PROGRES DU CHANT ECCLÉSIASTIQUE. RITE ROMAIN-FRANÇAIS. AUTEURS LITURGISTES DES XIe ET XIIe SIECLES. 

 

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