Je viens donc à ces petits détails qui piquent la curiosité, en raison de la grandeur des lieux dont on parle.
On ne se peut figurer qu’on vive à Athènes et à Sparte comme chez soi. Jérusalem surtout, dont le nom réveille le souvenir de tant
de mystères, effraye l’imagination ; il semble que tout doive être extraordinaire dans cette ville extraordinaire. Voyons ce qu’il en est, et commençons par la description du couvent des Pères
latins.
On y pénètre par une rue voûtée qui se lie à une autre voûte assez longue et très obscure. Au bout de cette voûte on rencontre une
cour formée par le bûcher, le cellier et le pressoir du couvent. On aperçoit à droite, dans cette cour, un escalier de douze à quinze marches ; cet escalier monte à un cloître qui règne au-dessus
du cellier, du bûcher et du pressoir, et qui par conséquent a vue sur la cour d’entrée. A l’orient de ce cloître s’ouvre un vestibule qui communique à l’église : elle est assez jolie ; elle a un
chœur garni de stalles, une nef éclairée par un dôme, un autel à la romaine et un petit jeu d’orgues : tout cela est renfermé dans un espace de vingt pieds de longueur sur douze de
largeur.
Une autre porte, placée à l’occident du cloître dont j’ai parlé, conduit dans l’intérieur du couvent. " Ce couvent, dit un pèlerin
dans sa description, aussi exacte que naïve, ce couvent est fort irrégulier, bâti à l’antique et de plusieurs pièces rapportées, hautes et basses, les officines petites et dérobées, les chambres
pauvres et obscures, plusieurs petites courcelles, deux petits jardins, dont le plus grand peut avoir quinze ou seize perches, et tenant aux remparts de la ville. Vers la partie occidentale est
une autre cour et quelques petits logements pour les pèlerins. Toute la récréation qu’on peut avoir dans ce lieu, c’est que, montant sur la terrasse de l’église, on découvre toute la ville, qui
va toujours en descendant jusqu’à la vallée de Josaphat : on voit l’église du Saint-Sépulcre, le parvis du temple de Salomon, et plus loin, du même côté d’orient, la montagne des Olives ; au midi
le château de la ville et le chemin de Bethléem, et au nord la grotte de Jérémie. Voilà en peu de paroles le plan et le tableau de ce couvent, qui ressent extrêmement la simplicité et la pauvreté
de celui qui en ce même lieu propter nos egenus factus est cum esset dives". (II, Cor., 8.)
La chambre que j’occupais s’appelle la grande chambre des pèlerins. Elle donnait sur une cour solitaire, environnée de murs de
toutes parts. Les meubles consistaient en un lit d’hôpital avec des rideaux de serge verte, une table et un coffre ; mes domestiques occupaient deux cellules assez loin de moi. Une cruche pleine
d’eau et une lampe à l’italienne complétaient mon ménage. La chambre, assez grande, était obscure, et ne tirait de jour que par une fenêtre qui s’ouvrait sur la cour dont j’ai parlé. Treize
pèlerins avaient écrit leurs noms sur la porte, en dedans de la chambre : le premier s’appelait Charles Lombard, et il se trouvait à Jérusalem en 1669 ; le dernier est John Gordon, et la date de
son passage est de 1804 (c’est apparemment le même M. Gordon qui a fait analyser à Londres une bouteille d’eau de la mer Morte). Je n’ai reconnu que trois noms français parmi ces treize
voyageurs.
Les pèlerins ne mangent point avec les Pères comme à Jaffa. On les sert à part, et ils font la dépense qu’ils veulent. S’ils sont
pauvres, on les nourrit ; s’ils sont riches, ils payent ce qu’on achète pour eux : le couvent n’en retire pas une obole. Le logement, le lit, le linge, la lumière, le feu, sont toujours pour rien
et à titre d’hospitalité.
On avait mis un cuisinier à mes ordres. Je ne dînais presque jamais qu’à la nuit, au retour de mes courses. On me servait d’abord un
potage à l’huile et aux lentilles, ensuite du veau aux concombres ou aux oignons, du chevreau grillé ou du mouton au riz. On ne mange point de bœuf, et la viande de buffle a un goût sauvage. Pour
rôti, j’avais des pigeons, et quelquefois des perdrix de l’espèce blanche, appelée perdrix du désert. Le gibier est fort commun dans la plaine de Rama et dans les montagnes de Judée : il consiste
en perdrix, bécasses, lièvres, sangliers et gazelles. La caille d’Arabie qui nourrit les Israélites est presque inconnue à Jérusalem ; cependant on en trouve quelques-unes dans la vallée du
Jourdain. Pour légumes on m’a continuellement fourni des lentilles, des fèves, des concombres et des oignons.
Le vin de Jérusalem est excellent : il a la couleur et le goût de nos vins de Roussillon. Les coteaux qui le fournissent sont encore
ceux d’Engaddi près de Bethléem. Quant aux fruits, je mangeai, comme à Jaffa, de gros raisins, des dattes, des grenades, des pastèques, des pommes et des figues de la seconde saison : celles du
sycomore ou figuier de Pharaon étaient passées. Le pain, fait au couvent, était bon et savoureux.
Venons au prix de ces divers comestibles.
Le quintal de Jérusalem est composé de cent rolts, le rolt de neuf cents drachmes.
Le rolt vaut deux oques et un quart, ce qui revient à peu près à huit livres de France.
Le mouton se vend deux piastres dix paras le rolt. La piastre turque, continuellement altérée par les beys et les pachas d’Égypte,
ne s’élève pas en Syrie à plus de trente-trois sous quatre deniers, et le para à plus de dix deniers. Or, le rolt étant à près de huit livres, la livre de viande de mouton, à Jérusalem, revient à
neuf sous quatre deniers et demi.
Le veau ne coûte qu’une piastre le rolt ; le chevreau, une piastre et quelques paras.
Un très grand veau se vend trente ou trente-cinq piastres ; un grand mouton, dix ou quinze piastres ; une chèvre, six ou
huit.
Le prix de la mesure de blé varie de huit à neuf piastres.
L’huile revient à trois piastres le rolt.
Les légumes sont fort chers : on les apporte à Jérusalem de Jaffa et des villages voisins.
Cette année, 1806, le raisin de vendange s’éleva jusqu’à vingt-sept piastres le quintal.
Passons à quelques autres détails.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Quatrième partie : Voyage de Jérusalem
Franciscains de Jérusalem (photo prise entre 1898 et 1914)
" Le logement, le lit, le linge, la lumière, le feu, sont toujours pour rien et à titre d’hospitalité. "