Comme nous rentrions dans la ville par la vallée de Josaphat, nous rencontrâmes la cavalerie du pacha qui revenait de son expédition.
On ne se peut figurer l’air de triomphe et de joie de cette troupe, victorieuse des moutons, des chèvres, des ânes et des chevaux de
quelques pauvres Arabes du Jourdain.
C’est ici le lieu de parler du gouvernement de Jérusalem.
Il y a d’abord :
1° Un mosallam ou sangiachey, commandant pour le militaire.
2° Un moula-cady, ou ministre de la police ;
3° Un moufty, chef des santons et des gens de loi ;
(Quand ce moufty est un fanatique ou un méchant homme, comme celui qui se trouvait à Jérusalem de mon temps, c’est de toutes les
autorités la plus tyrannique pour les chrétiens.)
4° Un mouteleny, ou douanier de la mosquée de Salomon ;
5° Un sousbachi, ou prévôt de la ville.
Ces tyrans subalternes relèvent tous, à l’exception du moufty, d’un premier tyran ; et ce premier tyran est le pacha de
Damas.
Jérusalem est attachée, on ne sait pourquoi, au pachalic de Damas, si ce n’est à cause du système destructeur que les Turcs suivent
naturellement et comme par instinct. Séparée de Damas par des montagnes, plus encore par les Arabes qui infestent les déserts, Jérusalem ne peut pas porter toujours ses plaintes au pacha lorsque
des gouverneurs l’oppriment. Il serait plus simple qu’elle dépendît du pachalic d’Acre, qui se trouve dans le voisinage : les Francs et les Pères latins se mettraient sous la protection des
consuls qui résident dans les ports de Syrie ; les Grecs et les Turcs pourraient faire entendre leur voix. Mais c’est précisément ce qu’on cherche à éviter : on veut un esclavage muet, et non pas
d’insolents opprimés, qui oseraient dire qu’on les écrase.
Jérusalem est donc livrée à un gouverneur presque indépendant : il peut faire impunément le mal qu’il lui plaît, sauf à en compter
ensuite avec le pacha. On sait que tout supérieur en Turquie a le droit de déléguer ses pouvoirs à un inférieur ; et ses pouvoirs s’étendent toujours sur la propriété et la vie. Pour quelques
bourses un janissaire devient un petit aga ; et cet aga, selon son bon plaisir ; peut vous tuer ou vous permettre de racheter votre tête. Les bourreaux se multiplient ainsi dans tous les villages
de la Judée, La seule chose qu’on entende dans ce pays, la seule justice dont il soit question, c’est : Il paiera dix,vingt, trente bourses ; on lui donnera cinq cents coups de bâton ; on lui
coupera la tête. Un acte d’injustice force à une injustice plus grande. Si l’on dépouille un paysan, on se met dans la nécessité de dépouiller son voisin ; car pour échapper à l’hypocrite
intégrité du pacha il faut avoir par un second crime de quoi payer l’impunité du premier.
On croit peut-être que le pacha, en parcourant son gouvernement, porte remède à ces maux et venge les peuples : le pacha est
lui-même le plus grand fléau des habitants de Jérusalem. On redoute son arrivée comme celle d’un chef ennemi : on ferme les boutiques ; on se cache dans des souterrains ; on feint d’être mourant
sur sa natte, ou l’on fuit dans la montagne.
Je puis attester la vérité de ces faits, puisque je me suis trouvé à Jérusalem au moment de l’arrivée du pacha. Abdallah est d’une
avarice sordide, comme presque tous les musulmans : en sa qualité de chef de la caravane de La Mecque, et sous prétexte d’avoir de l’argent pour mieux protéger les pèlerins, il se croit en droit
de multiplier les exactions. Il n’y a point de moyens qu’il n’invente. Un de ceux qu’il emploie le plus souvent, c’est de fixer un maximum fort bas pour les comestibles. Le peuple crie à la
merveille, mais les marchands ferment leurs boutiques. La disette commence ; le pacha fait traiter secrètement avec les marchands ; il leur donne pour un certain nombre de bourses la permission
de vendre au taux qu’ils voudront. Les marchands cherchent à retrouver l’argent qu’ils ont donné au pacha ils portent les denrées à un prix extraordinaire, et le peuple, mourant de faim une
seconde fois, est obligé pour vivre de se dépouiller de son dernier vêtement.
J’ai vu ce même Abdallah commettre une vexation plus ingénieuse encore. J’ai dit qu’il avait envoyé sa cavalerie piller des Arabes
cultivateurs, de l’autre côté du Jourdain. Ces bonnes gens, qui avaient payé le miri, et qui ne se croyaient point en guerre, furent surpris au milieu de leurs tentes et de leurs troupeaux. On
leur vola deux mille deux cents chèvres et moutons, quatre-vingt-quatorze veaux, mille ânes et six juments de première race : les chameaux seuls échappèrent ; un chéik les appela de loin, et ils
le suivirent : ces fidèles enfants du désert allèrent porter leur lait à leurs maîtres dans la montagne, comme s’ils avaient deviné que ces maîtres n’avaient plus d’autre nourriture.
Un Européen ne pourrait guère imaginer ce que le pacha fit de ce butin. Il mit à chaque animal un prix excédant deux fois sa valeur.
Il estima chaque chèvre et chaque mouton à vingt piastres, chaque veau à quatre-vingts. On envoya les bêtes ainsi taxées aux bouchers, aux différents particuliers de Jérusalem et aux chefs des
villages voisins : il fallait les prendre et les payer, sous peine de mort. J’avoue que, si je n’avais pas vu de mes yeux cette double iniquité, elle me paraîtrait tout à fait incroyable. Quant
aux ânes et aux chevaux, ils demeurèrent aux cavaliers, car, par une singulière convention entre ces voleurs, les animaux à pied fourchu appartiennent au pacha dans les épaves, et toutes les
autres bêtes sont le partage des soldats.
Après avoir épuisé Jérusalem, le pacha se retire. Mais, afin de ne pas payer les gardes de la ville, et pour augmenter l’escorte de
la caravane de La Mecque, il emmène avec lui les soldats. Le gouverneur reste seul avec une douzaine de sbires, qui ne peuvent suffire à la police intérieure, encore moins à celle du pays.
L’année qui précéda celle de mon voyage, il fut obligé de se cacher lui-même dans sa maison pour échapper à des bandes de voleurs qui passaient pardessus les murs de Jérusalem, et qui furent au
moment de piller la ville.
A peine le pacha a-t-il disparu, qu’un autre mal, suite de son oppression, commence. Les villages dévastés se soulèvent ; ils
s’attaquent les uns les autres pour exercer des vengeances héréditaires.
Toutes les communications sont interrompues ; l’agriculture périt ; le paysan va pendant la nuit ravager la vigne et couper
l’olivier de son ennemi. Le pacha revient l’année suivante ; il exige le même tribut dans un pays où la population est diminuée. Il faut qu’il redouble d’oppression, et qu’il extermine des
peuplades entières. Peu à peu le désert s’étend ; on ne voit plus que de loin à loin des masures en ruine, et à la porte de ces masures des cimetières toujours croissants : chaque année voit
périr une cabane et une famille, et bientôt il ne reste que le cimetière pour indiquer le lieu où le village s’élevait.
Rentré au couvent à dix heures du matin, j’achevai de visiter la bibliothèque.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Cinquième partie : Suite du Voyage de Jérusalem
Turkish mayor of Jerusalem, 1917
" Jérusalem est donc livrée à un gouverneur presque indépendant : il peut faire impunément le mal qu’il lui plaît, sauf à en compter ensuite avec le pacha."