Je vais maintenant donner le siège de Jérusalem tiré de nos vieilles chroniques : les lecteurs pourront comparer le poème et
l’histoire.
Le moine Robert est de tous les historiens des croisades celui qu’on cite le plus souvent. L’Anonyme de la collection Gesta Dei
per Francos est plus ancien, mais son récit est trop sec. Guillaume de Tyr pèche par le défaut contraire. Il faut donc s’arrêter au moine Robert : sa latinité est affectée ; il copie les
tours des poètes, mais, par cette raison même, au milieu de ses jeux de mots et de ses pointes il est moins barbare que ses contemporains, il a d’ailleurs une certaine critique et une imagination
brillante.
" L’armée se rangea dans cet ordre autour de Jérusalem : le comte de Flandre et le comte de Normandie déployèrent leurs tentes
du côté du septentrion, non loin de l’église bâtie sur le lieu où Saint Etienne, premier martyr, fut lapidé ; Godefroy et Tancrède se placèrent à l’occident ; le comte de Saint-Gilles campa au
midi, sur la montagne de Sion, autour de l’église de Marie, mère du Sauveur, autrefois la maison où le Seigneur fit la cène avec ses disciples. Les tentes ainsi disposées, tandis que les troupes
fatiguées de la route se reposaient et construisaient les machines propres au combat, Raimond Pilet, Raimond de Turenne, sortirent du camp avec plusieurs autres pour visiter les lieux voisins,
dans la crainte que les ennemis ne vinssent les surprendre avant que les croisés fussent préparés. Ils rencontrèrent sur leur route trois cents Arabes ; ils en tuèrent plusieurs, et leur prirent
trente chevaux. Le second jour de la troisième semaine, 13 juin 1099, les Français attaquèrent Jérusalem ; mais ils ne purent la prendre ce jour-là.
" Cependant leur travail ne fut pas infructueux : ils renversèrent l’avant-mur et appliquèrent les échelles au mur principal. S’ils en avaient eu une assez grande quantité, ce premier effort eût été le dernier Ceux qui montèrent sur les échelles combattirent longtemps l’ennemi à coups d’épée et de javelot. Beaucoup des nôtres succombèrent dans cet assaut, mais la perte fut plus considérable du côté des Sarrasins. La nuit mit fin à l’action et donna du repos aux deux partis. Toutefois l’inutilité de ce premier effort occasionna à notre armée un long travail et beaucoup de peine ; car nos troupes demeurèrent sans pain pendant l’espace de dix jours, jusqu’à ce que nos vaisseaux fussent arrivés au port de Jaffa. En outre, elles souffrirent excessivement de la soif ; la fontaine de Siloé, qui est au pied de la montagne de Sion, pouvait à peine fournir de l’eau aux hommes, et l’on était obligé de mener boire les chevaux et les autres animaux à six milles du camp, et de les faire accompagner par une nombreuse escorte.
" Cependant la flotte arrivée à Jaffa procura des vivres aux assiégeants, mais ils ne souffrirent pas moins la soif ; elle fut si grande durant le siège, que les soldats creusaient la terre et pressaient les mottes humides contre leur bouche ; ils léchaient aussi les pierres mouillées de rosée ; ils buvaient une eau fétide qui avait séjourné dans des peaux fraîches de buffles et de divers animaux ; plusieurs s’abstenaient de manger, espérant tempérer la soif par la faim.
" Pendant ce temps-là les généraux faisaient apporter de fort loin de grosses pièces de bois pour construire des machines et des tours. Lorsque ces tours furent achevées, Godefroy plaça la sienne à l’orient de la ville ; le comte de Saint-Gilles en établit une autre toute semblable au midi. Les dispositions ainsi faites, le cinquième jour de la semaine, les croisés jeûnèrent et distribuèrent des aumônes aux pauvres ; le sixième jour, qui était le douzième de juillet, l’aurore se leva brillante ; les guerriers d’élite montèrent dans les tours, et dressèrent les échelles contre les murs de Jérusalem. Les enfants illégitimes de la ville sainte s’étonnèrent et frémirent en se voyant assiégés par une si grande multitude. Mais comme ils étaient de tous côtés menacés de leur dernière heure, que la mort était suspendue sur leurs têtes, certains de succomber, ils ne songèrent plus qu’à vendre cher le reste de leur vie. Cependant Godefroy se montrait sur le haut de sa tour, non comme un fantassin, mais comme un archer. Le Seigneur dirigeait sa main dans le combat, et toutes les flèches qu’elle lançait perçaient l’ennemi de part en part. Auprès de ce guerrier étaient Baudouin et Eustache ses frères, de même que deux lions auprès d’un lion : ils recevaient les coups terribles des pierres et des dards, et les renvoyaient avec usure à l’ennemi.
" Tandis que l’on combattait ainsi sur les murs de la ville, on faisait une procession autour de ces mêmes murs, avec les croix, les reliques et les autels sacrés. L’avantage demeura incertain pendant une partie du jour ; mais à l’heure où le Sauveur du monde rendit l’esprit un guerrier nommé Létolde, qui combattait dans la tour de Godefroy, saute le premier sur les remparts de la ville : Guicher le suit, ce Guicher qui avait terrassé un lion ; Godefroy s’élance le troisième, et tous les autres chevaliers se précipitent sur les pas de leur chef, Alors les arcs et les flèches sont abandonnés ; on saisit l’épée. A cette vue, les ennemis désertent les murailles et se jettent en bas dans la ville ; les soldats du Christ les poursuivent avec de grands cris.
" Le comte de Saint-Gilles, qui de son côté faisait des efforts pour approcher ses machines de la ville, entendit ces clameurs. Pourquoi, dit-il à ses soldats, demeurons-nous ici ? Les Français sont maîtres de Jérusalem ; ils la font retentir de leurs voix et de leurs coups. Alors il s’avance promptement vers la porte qui est auprès du château de David ; il appelle ceux qui étaient dans ce château, et les somme de se rendre. Aussitôt que l’émir eut reconnu le comte de Saint-Gilles, il lui ouvrit la porte, et se confia à la foi de ce vénérable guerrier.
" Mais Godefroy avec les Français s’efforçait de venger le sang chrétien répandu dans l’enceinte de Jérusalem, et voulait punir les infidèles des railleries et des outrages qu’ils avaient fait souffrir aux pèlerins. Jamais dans aucun combat il ne parut aussi terrible, pas même lorsqu’il combattit le géant sur le pont d’Antioche ; Guicher et plusieurs milliers de guerriers choisis fendaient les Sarrasins depuis la tête jusqu’à la ceinture, ou les coupaient par le milieu du corps. Nul de nos soldats ne se montrait timide, car personne ne résistait. Les ennemis ne cherchaient qu’à fuir, mais la fuite pour eux était impossible en se précipitant en foule ils s’embarrassaient les uns les autres. Le petit nombre qui parvint à s’échapper s’enferma dans le temple de Salomon, et s’y défendit assez longtemps. Comme le jour commençait à baisser, nos soldats envahirent le Temple ; pleins de fureur, ils massacrèrent tous ceux qui s’y trouvèrent. Le carnage fut tel, que les cadavres mutilés étaient entraînés par les flots de sang jusque dans le parvis ; les mains et les bras coupés flottaient sur ce sang, et allaient s’unir à des corps auxquels ils n’avaient point appartenu."
En achevant de décrire les lieux célébrés par le Tasse, je me trouve heureux d’avoir pu rendre le premier à un poète immortel le
même honneur que d’autres avant moi ont rendu à Homère et à Virgile. Quiconque est sensible à la beauté, à l’art, à l’intérêt d’une composition poétique, à la richesse des détails, à la vérité
des caractères, à la générosité des sentiments, doit faire de La Jérusalem délivrée sa lecture favorite. C’est surtout le poème des soldats : il respire la valeur et la gloire ; et, comme je l’ai
dit dans Les Martyrs, il semble écrit au milieu des camps sur un bouclier.
Je passai environ cinq heures à examiner le théâtre des combats du Tasse. Ce théâtre n’occupe guère plus d’une demi-lieue de
terrain, et le poète a si bien marqué les divers lieux de son action, qu’il ne faut qu’un coup d’œil pour les reconnaître.
Comme nous rentrions dans la ville par la vallée de Josaphat, nous rencontrâmes la cavalerie du pacha qui revenait de son
expédition.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Cinquième partie : Suite du Voyage de Jérusalem
Procession des Croisés conduits par Pierre l'Ermite et Godefroy de Bouillon autour de Jérusalem, la veille de l'attaque de la ville, le 14 juillet 1099, Jean Victor Schnetz, Château de Versailles
" Comme le jour commençait à baisser, nos soldats envahirent le Temple ; pleins de fureur, ils massacrèrent tous ceux qui s’y trouvèrent. Le carnage fut tel, que les cadavres mutilés étaient entraînés par les flots de sang jusque dans le parvis ; les mains et les bras coupés flottaient sur ce sang, et allaient s’unir à des corps auxquels ils n’avaient point appartenu."
Godefroy de Bouillon rendant grâce à Dieu en présence de Pierre l'Ermite à la prise de Jérusalem par les croisés le 15 juillet 1099, Emile Signol, Château de Versailles