Je pourrais composer des volumes entiers de témoignages semblables consignés dans les Voyages en Palestine ; je n’en produirai
plus qu’un, et il sera sans réplique.
Je le trouve, ce témoignage, dans un monument d’iniquité et d’oppression peut-être unique sur la terre, monument d’une autorité
d’autant plus grande, qu’il était fait pour demeurer dans un éternel oubli.
Les Pères m’avaient permis d’examiner la bibliothèque et les archives de leur couvent. Malheureusement ces archives et cette
bibliothèque furent dispersées il y a près d’un siècle : un pacha fit mettre aux fers les religieux, et les emmena captifs à Damas. Quelques papiers échappèrent à la dévastation, en particulier
les firmans que les Pères ont obtenus, soit de la Porte, soit des souverains de l’Égypte, pour se défendre contre l’oppression des peuples et des gouverneurs.
Ce carton curieux est intitulé :
Registro delli Capitolazioni, Cattiscerifi, Baratti, Comandamenti, Ogetti, Attestazioni, Sentenze, Ordini dei Bascia’, Giudici e
Polizze, che si trovano nell’Archivio di questa procura generale di Terra Santa.
Sous la lettre H, N o 1, p. 369, on lit :
Instrumento del re saraceno Muzafar contiene : che non sia dimandato del vino da i religiosi franchi. Dato alli 13 della luna di
Regeb del anno 414.
Sous le N o 2 :
Instrumento del re saraceno Matamad contiene : che li religiosi franchi non siano molestati. Dato alli 2 di Sciava del anno
501.
Sous le N o 5, p. 370 :
Instrumento con la sua copia del re saraceno Amed Ciakmak contiene : che li religiosi franchi non paghino a quei ministri, che
non vengono per gli affari dei frati… possino sepelire i loro morti, possino fare vino, provizione… non siano obligati a montare cavalli per forza in Rama ; non diano visitare loro possessioni ;
che nessuno pretenda d’esser drogloromanno, se non alcuno appoggio. Dato alli 10 di Sefer 609.
Plusieurs firmans commencent ainsi :
Copia autenticata d’un commendamento ottenuto ad instanza dell’ambasciadore di Francia, etc.
On voit donc les malheureux Pères gardiens du tombeau de Jésus-Christ, uniquement occupés pendant plusieurs siècles à se défendre,
jour par jour, de tous les genres d’insultes et de tyrannie. Il faut qu’ils obtiennent la permission de se nourrir, d’ensevelir leurs morts, etc. ; tantôt on les force de monter à cheval, sans
nécessité, afin de leur faire payer des droits ; tantôt un Turc se déclare leur drogman malgré eux, et exige un salaire de la communauté. On épuise contre ces infortunés moines les inventions les
plus bizarres du despotisme oriental. En vain ils obtiennent à prix d’argent des ordres qui semblent les mettre à couvert de tant d’avanies ; ces ordres ne sont point exécutés : chaque année voit
une oppression nouvelle et exige un nouveau firman. Le commandant prévaricateur, le prince, protecteur en apparence, sont deux tyrans qui s’entendent, l’un pour commettre une injustice avant que
la loi soit faite, l’autre pour vendre à prix d’or une loi qui n’est donnée que quand le crime est commis. Le registre des firmans des Pères est un livre bien précieux, bien digne à tous égards
de la bibliothèque de ces apôtres, qui au milieu des tribulations gardent avec une constance invincible le tombeau de Jésus-Christ.
Les Pères ne connaissaient pas la valeur de ce catalogue évangélique ; ils ne croyaient pas qu’il pût m’intéresser ; ils n’y
voyaient rien de curieux : souffrir leur est si naturel qu’ils s’étonnaient de mon étonnement. J’avoue que mon admiration pour tant de malheurs si courageusement supportés était grande et sincère
; mais combien aussi j’étais touché en retrouvant sans cesse cette formule : Copie d’un firman obtenu à la sollicitation de M. l’Ambassadeur de France, etc. ! Honneur à un pays qui du sein de
l’Europe veille jusqu’au fond de l’Asie à la défense du misérable et protège le faible contre le fort ! Jamais ma patrie ne m’a paru plus belle et plus glorieuse que lorsque j’ai retrouvé les
actes de sa bienfaisance cachés à Jérusalem dans le registre où sont inscrites les souffrances ignorées et les iniquités inconnues de l’opprimé et de l’oppresseur.
J’espère que mes sentiments particuliers ne m’aveugleront jamais au point de méconnaître la vérité : il y a quelque chose qui marche
avant toutes les opinions ; c’est la justice. Si un philosophe faisait aujourd’hui un bon ouvrage ; s’il faisait quelque chose de mieux, une bonne action ; s’il montrait des sentiments nobles et
élevés, moi chrétien, je lui applaudirais avec franchise. Et pourquoi un philosophe n’en agirait-il pas ainsi avec un chrétien ? Faut-il, parce qu’un homme porte un froc, une longue barbe, une
ceinture de corde, ne lui tenir compte d’aucun sacrifice ? Quant à moi, j’irais chercher une vertu aux entrailles de la terre, chez un adorateur de Wishnou ou du grand Lama, afin d’avoir le
bonheur de l’admirer : les actions généreuses sont trop rares aujourd’hui pour ne pas les honorer sous quelque habit qu’on les découvre, et pour regarder de si près à la robe du prêtre ou au
manteau du philosophe.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Quatrième partie : Voyage de Jérusalem
Last Turkish celebration of the Nebi Musa Feast, Jérusalem 1917
" On voit donc les malheureux Pères gardiens du tombeau de Jésus-Christ, uniquement occupés pendant plusieurs siècles à se défendre, jour par jour, de tous les genres d’insultes et de tyrannie."