Rentré au couvent à dix heures du matin, j’achevai de visiter la bibliothèque.
Outre le registre des firmans dont j’ai parlé, je trouvai un manuscrit autographe du savant Quaresmius. Ce manuscrit latin a pour
objet, comme les ouvrages imprimés du même auteur, des recherches sur la Terre Sainte. Quelques autres cartons contenaient des papiers turcs et arabes, relatifs aux affaires du couvent, des
lettres de la congrégation, des mélanges, etc. ; je vis aussi des traités des Pères de l’Église, plusieurs pèlerinages à Jérusalem, l’ouvrage de l’abbé Mariti et l’excellent voyage de M. de
Volney. Le père Clément Pérès avait cru découvrir de légères inexactitudes dans ce dernier voyage ; il les avait marquées sur des feuilles volantes, et il me fit présent de ces notes.
J’avais tout vu à Jérusalem, je connaissais désormais l’intérieur et l’extérieur de cette ville, et même beaucoup mieux que je ne
connais le dedans et les dehors de Paris. Je commençai donc à songer à mon départ. Les Pères de Terre Sainte voulurent me faire un honneur que je n’avais ni demandé ni mérité. En considération
des faibles services que selon eux j’avais rendus à la religion, ils me prièrent d’accepter l’ordre du Saint-Sépulcre. Cet ordre, très ancien dans la chrétienté, sans même en faire remonter
l’origine à sainte Hélène, était autrefois assez répandu en Europe. On ne le retrouve plus guère aujourd’hui qu’en Pologne et en Espagne : le gardien du Saint-Sépulcre a seul le droit de le
conférer.
Nous sortîmes à une heure du couvent, et nous nous rendîmes à l’église du Saint-Sépulcre. Nous entrâmes dans la chapelle qui
appartient aux Pères latins ; on en ferma soigneusement les portes, de peur que les Turcs n’aperçussent les armes, ce qui coûterait la vie aux religieux. Le gardien se revêtit de ses habits
pontificaux ; on alluma les lampes et les cierges ; tous les frères présents formèrent un cercle autour de moi, les bras croisés sur la poitrine. Tandis qu’ils chantaient à voix basse le Veni
Creator, le gardien monta à l’autel, et je me mis à genoux à ses pieds. On tira du trésor du Saint-Sépulcre les éperons et l’épée de Godefroy de Bouillon : deux religieux debout, à mes côtés,
tenaient les dépouilles vénérables. L’officiant récita les prières accoutumées et me fit les questions d’usage. Ensuite il me chaussa les éperons, me frappa trois fois l’épaule avec l’épée en me
donnant l’accolade. Les religieux entonnèrent le Te Deum, tandis que le gardien prononçait cette oraison sur ma tête :
" Seigneur, Dieu tout-puissant, répands ta grâce et tes bénédictions sur ce tien serviteur, etc. "
Tout cela n’est que le souvenir de mœurs qui n’existent plus. Mais que l’on songe que j’étais à Jérusalem, dans l’église du
Calvaire, à douze pas du tombeau de Jésus-Christ, à trente du tombeau de Godefroy de Bouillon ; que je venais de chausser l’éperon du libérateur du Saint-Sépulcre, de toucher cette longue et
large épée de fer qu’avait maniée une main si noble et si loyale ; que l’on se rappelle ces circonstances, ma vie aventureuse, mes courses sur la terre et sur la mer, et l’on croira sans peine
que je devais être ému. Cette cérémonie, au reste, ne pouvait être tout à fait vaine : j’étais Français, Godefroy de Bouillon était Français : ses vieilles armes en me touchant m’avaient
communiqué un nouvel amour pour la gloire et l’honneur de ma patrie. Je n’étais pas sans doute sans reproche, mais tout Français peut se dire sans peur.
On me délivra mon brevet, revêtu de la signature du gardien et du sceau du couvent. Avec ce brillant diplôme de chevalier, on me
donna mon humble patente de pèlerin. Je les conserve, comme un monument de mon passage dans la terre du vieux voyageur Jacob.
Maintenant que je vais quitter la Palestine, : il faut que le lecteur se transporte avec moi hors des murailles de Jérusalem pour
jeter un dernier regard sur cette ville extraordinaire.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Cinquième partie : Suite du Voyage de Jérusalem
Jérusalem, épée et éperons de Godefroy de Bouillon, photo d'Auguste Salzmann, 1854
" On tira du trésor du Saint-Sépulcre les éperons et l’épée de Godefroy de Bouillon : deux religieux debout, à mes côtés, tenaient les dépouilles vénérables."
Godefroy de Bouillon dépose dans l'église du Saint Sépulcre de Jérusalem l'étendard et l'épée du grand vizir al-Afdal pris à la bataille d'Ascalon, août 1099, François-Marius Granet, Château de Versailles
" Mais que l’on songe que j’étais à Jérusalem, dans l’église du Calvaire, à douze pas du tombeau de Jésus-Christ, à trente du tombeau de Godefroy de Bouillon ; que je venais de chausser l’éperon du libérateur du Saint-Sépulcre, de toucher cette longue et large épée de fer qu’avait maniée une main si noble et si loyale."