Le 10, de grand matin, je sortis de Jérusalem par la porte d’Ephraïm, toujours accompagné du fidèle Ali, dans le dessein
d’examiner les champs de bataille immortalisés par le Tasse.
Arrivé au nord de la ville, entre la grotte de Jérémie et les sépulcres des rois, j’ouvris La Jérusalem délivrée, et je fus
sur-le-champ frappé de la vérité de l’exposition du Tasse :
Gerusalem sevro due colli è posta, etc.
Je me servirai d’une traduction qui dispense de l’original :
" Solime est assise sur deux collines opposées et de hauteur inégale ; un vallon les sépare et partage la ville : elle a de trois
côtés un accès difficile. Le quatrième s’élève d’une manière douce et presque insensible ; c’est le côté du nord : des fossés profonds et de hautes murailles l’environnent et la défendent.
" Au dedans sont des citernes et des sources d’eau vive ; les dehors n’offrent qu’une terre aride et nue, aucune fontaine, aucun
ruisseau ne l’arrose ; jamais on n’y vit éclore de fleurs ; jamais arbre, de son superbe ombrage, n’y forma un asile contre les rayons du soleil. Seulement, à plus de six milles de distance,
s’élève un bois dont l’ombre funeste répand l’horreur et la tristesse.
" Du côté que le soleil éclaire de ses premiers rayons, le Jourdain roule ses ondes illustres et fortunées. A l’occident, la mer
Méditerranée mugit sur le sable qui l’arrête et la captive. Au nord est Béthel, qui éleva des autels au veau d’or, et l’infidèle Samarie. Bethléem, le berceau d’un Dieu, est du côté qu’attristent
les pluies et les orages."
Rien de plus net, de plus clair, de plus précis que cette description ; elle eut été faite sur les lieux qu’elle ne serait pas plus
exacte. La forêt placée à six milles du camp, du côté de l’Arabie, n’est point une invention du poète : Guillaume de Tyr parle du bois où le Tasse fait naître tant de merveilles. Godefroy y
trouva des poutres et des solives pour la construction de ses machines de guerre. On verra combien le Tasse avait étudié les originaux quand je traduirai les historiens des croisades.
E’l capitano,
Poi ch’intorno ha mirato, a i suoi discende.
" Cependant Godefroy, après avoir tout reconnu, tout examiné, va rejoindre les siens : il sait qu’en vain il attaquerait Solime par
les côtés escarpés et d’un difficile abord. Il fait dresser les tentes vis-à-vis la porte septentrionale et dans la plaine qu’elle regarde de là il les prolonge jusqu’au-dessous de la tour
angulaire.
" Dans cet espace il renferme presque le tiers de la ville. Jamais il n’aurait pu en embrasser toute l’enceinte : mais il ferme tout
accès aux secours et fait occuper tous les passages."
On est absolument sur les lieux. Le camp s’étend depuis la porte de Damas jusqu’à la tour angulaire, à la naissance du torrent de
Cédron et de la vallée de Josaphat. Le terrain entre la ville et le camp est tel que le Tasse l’a représenté, assez uni et propre à devenir un champ de bataille au pied des murs de Solime. Aladin
est assis avec Herminie sur une tour bâtie entre deux portes d’où ils découvrent les combats de la plaine et le camp des chrétiens. Cette tour existe avec plusieurs autres entre la porte de Damas
et la porte d’Ephraïm.
Au second livre, on reconnaît, dans l’épisode d’Olinde et de Sophronie, deux descriptions de lieu très exactes :
Nel tempio de’cristiani occulto giace, etc.
" Dans le temple des chrétiens, au fond d’un souterrain inconnu, s’élève un autel ; sur cet autel est l’image de celle que ce peuple
révère comme une déesse et comme la mère d’un Dieu mort et enseveli."
C’est l’église appelée aujourd’hui le Sépulcre de la Vierge ; elle est dans la vallée de Josaphat, et j’en ai parlé plus haut. Le
Tasse, par un privilège accordé aux poètes, met cette église dans l’intérieur de Jérusalem.
La mosquée où l’image de la Vierge est placée d’après le conseil du magicien est évidemment la mosquée du Temple :
Io là, donde riceve
L’alta vostra meschita e l’aura e’l die, etc.
" La nuit, j’ai monté au sommet de la mosquée, et, par l’ouverture qui reçoit la clarté du jour, je me suis fait une route inconnue
à tout autre."
Le premier choc des aventuriers, le combat singulier d’Argant, d’Othon, de Tancrède, de Raimond de Toulouse, a lieu devant la porte
d’Ephraïm. Quand Armide arrive de Damas, elle entre, dit le poète par l’extrémité du camp. En effet, c’était près de la porte de Damas que se devaient trouver, du côté de l’ouest, les dernières
tentes des chrétiens.
Je place l’admirable scène de la fuite d’Herminie vers l’extrémité septentrionale de la vallée de Josaphat. Lorsque l’amante de
Tancrède a franchi la porte de Jérusalem avec son fidèle écuyer, elle s’enfonce dans des vallons, et prend des sentiers obliques et détournés (cant. VI, stanz. 96). Elle n’est donc pas
sortie par la porte d’Ephraïm ; car le chemin qui conduit de cette porte au camp des croisés passe sur un terrain uni : elle a préféré s’échapper par la porte de l’orient, porte moins suspecte et
moins gardée.
Herminie arrive dans un lieu profond et solitaire : in solitaria ed ima parte.
Elle s’arrête et charge son écuyer d’aller parler à Tancrède : ce lieu profond et solitaire est très bien marqué au haut de la
vallée de Josaphat, avant de tourner l’angle septentrional de la ville. Là, Herminie pouvait attendre en sûreté le retour de son messager, mais elle ne peut résister à son impatience : elle monte
sur la hauteur, et découvre les tentes lointaines. En effet, en sortant de la ravine du torrent de Cédron, et marchant au nord, on devait apercevoir, à main gauche, le camp des chrétiens.
Viennent alors ces stances admirables :
Era la notte, etc.
" La nuit régnait encore : aucun nuage n’obscurcissait son front chargé d’étoiles : la lune naissante répandait sa douce clarté :
l’amoureuse beauté prend le ciel à témoin de sa flamme ; le silence et les champs sont les confidents muets de sa peine.
Elle porte ses regards sur les tentes des chrétiens : O camp des Latins, dit-elle, objet cher à ma vue ! Quel air on y respire !
Comme il ranime mes sens et les récrée ! Ah ! si jamais le ciel donne un asile à ma vie agitée, je ne le trouverai que dans cette enceinte : non, ce n’est qu’au milieu des armes que m’attend le
repos !
" O camp des chrétiens ! reçois la triste Herminie ! Qu’elle obtienne dans ton sein cette pitié que l’amour lui promit ; cette
pitié que jadis captive elle trouva dans l’âme de son généreux vainqueur ! Je ne redemande point mes États, je ne redemande point le sceptre qui m’a été ravi : ô chrétiens ! je serai trop
heureuse si je puis seulement servir sous vos drapeaux !
" Ainsi parlait Herminie. Hélas ! elle ne prévoit pas les maux que lui apprête la fortune ! Des rayons de lumière réfléchis sur ses
armes vont au loin frapper les regards : son habillement blanc, ce tigre d’argent qui brille sur son casque, annoncent Clorinde.
" Non loin de là est une garde avancée ; à la tête sont deux frères, Alcandre et Polipherne."
Alcandre et Polipherne devaient être placés à peu près vers les sépulcres des rois. On doit regretter que le Tasse n’ait pas décrit
ces demeures souterraines ; le caractère de son génie l’appelait à la peinture d’un pareil monument.
Il n’est pas aussi aisé de déterminer le lieu où la fugitive Herminie rencontre le pasteur au bord du fleuve cependant, comme il n’y
a qu’un fleuve dans le pays, qu’Herminie est sortie de Jérusalem par la porte d’orient, il est probable que le Tasse a voulu placer cette scène charmante au bord du Jourdain. Il est inconcevable,
j’en conviens, qu’il n’ait pas nommé ce fleuve, mais il est certain que ce grand poète ne s’est pas assez attaché aux souvenirs de l’Ecriture, dont Milton a tiré tant de beautés.
Quant au lac et au château où la magicienne Armide enferme les chevaliers qu’elle a séduits, le Tasse déclare lui-même que ce lac
est la mer Morte :
Al fin giungemmo al loto, ove già scese
Fiamma dal cielo, etc.
Un des plus beaux endroits du poème, c’est l’attaque du camp des chrétiens par Soliman. Le sultan marche la nuit au travers des plus
épaisses ténèbres ; car, selon l’expression sublime du poète,
Voto Pluton gli abissi, e la sua notte
Tutta verso dalle Tartaree grotte.
Le camp est assailli du côté du couchant ; Godefroy, qui occupe le centre de l’armée vers le nord, n’est averti qu’assez tard du
combat qui se livre à l’aile droite. Soliman n’a pas pu se jeter sur l’aile gauche, quoiqu’elle soit plus près du désert, parce qu’il y a des ravines profondes de ce côté. Les Arabes, cachés
pendant le jour dans la vallée de Térébinthe, en sont sortis avec les ombres pour tenter la délivrance de Solime.
Soliman, vaincu, prend seul le chemin de Gaza. Ismen le rencontre, et le fait monter sur un char qu’il environne d’un nuage. Ils
traversent ensemble le camp des chrétiens et arrivent à la montagne de Solime. Cet épisode, admirable d’ailleurs, est conforme aux localités jusqu’à l’extérieur du château de David, près la porte
de Jaffa ou de Bethléem ; mais il y a erreur dans le reste. Le poète a confondu ou s’est plu à confondre la tour de David avec la tour Antonia : celle-ci était bâtie loin de là, au bas de la
ville, à l’angle septentrional du temple.
Quand on est sur les lieux, on croit voir les soldats de Godefroy partir de la porte d’Ephraïm, tourner à l’orient, descendre dans
la vallée de Josaphat, et aller, comme de pieux et paisibles pèlerins, prier l’Eternel sur la montagne des Oliviers. Remarquons que cette procession chrétienne rappelle d’une manière sensible la
pompe des Panathénées, conduite à Eleusis au milieu des soldats d’Alcibiade. Le Tasse, qui avait tout lu, qui imite sans cesse Virgile, Homère et les autres poètes de l’antiquité, a mis ici en
beaux vers une des plus belles scènes de l’histoire. Ajoutons que cette procession est d’ailleurs un fait historique raconté par l’Anonyme, Robert moine, et Guillaume de Tyr.
Nous venons au premier assaut. Les machines sont plantées devant les murs du septentrion. Le Tasse est exact ici jusqu’au scrupule
:
Non era il fosso di palustre limo
(Che nol consente il loco) o d’acqua molle.
C’est la pure vérité. Le fossé au septentrion est un fossé sec, ou plutôt une ravine naturelle, comme les autres fossés de la
ville.
Dans les circonstances de ce premier assaut, le poète a suivi son génie sans s’appuyer sur l’histoire ; et comme il lui convenait de
ne pas marcher aussi vite que le chroniqueur, il suppose que la principale machine fut brûlée par les infidèles et qu’il fallut recommencer le travail. Il est certain que les assiégés mirent le
feu à une des tours des assiégeants. Le Tasse a étendu cet accident selon le besoin de sa fable.
Bientôt s’engage le terrible combat de Tancrède et de Clorinde, fiction la plus pathétique qui soit jamais sortie du cerveau d’un
poète.
Le lieu de la scène est aisé à trouver. Clorinde ne peut rentrer avec Argant par la porte Dorée : elle est donc sous le temple, dans
la vallée de Siloé. Tancrède la poursuit ; le combat commence ; Clorinde mourante demande le baptême ; Tancrède, plus infortuné que sa victime, va puiser de l’eau à une source voisine ; par cette
source le lieu est déterminé :
Poco quindi lontan nel sen del monte,
Scaturia mormorando un picciol rio.
C’est la fontaine de Siloé, ou plutôt la source de Marie, qui jaillit ainsi du pied de la montagne de Sion.
Je ne sais si la peinture de la sécheresse, dans le treizième chant, n’est pas le morceau du poème le mieux écrit : le Tasse y
marche l’égal d’Homère et de Virgile. Ce morceau, travaillé avec soin, a une fermeté et une pureté de style qui manquent quelquefois aux autres parties de l’ouvrage :
Spenta è del cielo ogni benigna lampa, etc.
" Jamais le soleil ne se lève que couvert de vapeurs sanglantes, sinistre présage d’un jour malheureux ; jamais il ne se couche que
des taches rougeâtres ne menacent d’un aussi triste lendemain. Toujours le mal présent est aigri par l’affreuse certitude du mal qui doit le suivre.
" Sous les rayons brûlants, la fleur tombe desséchée ; la feuille pâlit, l’herbe languit altérée ; la terre s’ouvre et les sources
tarissent. Tout éprouve la colère céleste, et les nues stériles répandues dans les airs n’y sont plus que des vapeurs enflammées.
" Le ciel semble une noire fournaise ; les yeux ne trouvent plus où se reposer ; le zéphyr se tait, enchaîné dans ses grottes
obscures : l’air est immobile ; quelquefois seulement la brûlante haleine d’un vent qui souffle du côté du rivage maure l’agite et l’enflamme encore davantage.
" Les ombres de la nuit sont embrasées de la chaleur du jour : son voile est allumé du feu des comètes et chargé d’exhalaisons
funestes. O terre malheureuse ! le ciel te refuse sa rosée ; les herbes et les fleurs mourantes attendent en vain les pleurs de l’aurore.
" Le doux sommeil ne vient plus sur les ailes de la nuit verser ses pavots aux mortels languissants. D’une voix éteinte, ils
implorent ses faveurs, et ne peuvent les obtenir. La soif, le plus cruel de tous les fléaux, consume les chrétiens : le tyran de la Judée a infecté toutes les fontaines de mortels poisons, et
leurs eaux funestes ne portent plus que les maladies et la mort.
" Le Siloé, qui, toujours pur, leur avait offert le trésor de ses ondes appauvri maintenant, roule lentement sur des sables qu’il
mouille à peine : quelle ressource, hélas ! l’Eridan débordé, le Gange, le Nil même, lorsqu’il franchit ses rives et couvre l’Égypte de ses eaux fécondes, suffiraient à peine à leurs
désirs.
" Dans l’ardeur qui les dévore, leur imagination leur rappelle ces ruisseaux argentés qu’ils ont vus couler au travers des gazons,
ces sources qu’ils ont vues jaillir du sein d’un rocher et serpenter dans des prairies : ces tableaux jadis si riants ne servent plus qu’à nourrir leurs regrets et à redoubler leur
désespoir.
" Ces robustes guerriers qui ont vaincu la nature et ses obstacles, qui jamais n’ont ployé sous leur pesante armure, que n’ont pu
dompter le fer ni l’appareil de la mort, faibles maintenant, sans courage et sans vigueur, pressent la terre de leur poids inutile : un feu secret circule dans leurs veines, les mine et les
consume.
" Le coursier, jadis si fier, languit auprès d’une herbe aride et sans saveur ; ses pieds chancellent, sa tête superbe tombe
négligemment penchée ; il ne sent plus l’aiguillon de la gloire, il ne se souvient plus des palmes qu’il a cueillies : ces riches dépouilles dont il était autrefois si orgueilleux ne sont plus
pour lui qu’un odieux et vil fardeau.
" Le chien fidèle oublie son maître et son asile ; il languit étendu sur la poussière, et, toujours haletant, il cherche en vain à
calmer le feu dont il est embrasé : l’air lourd et brûlant pèse sur les poumons qu’il devait rafraîchir."
Voilà de la grande, de la haute poésie. Cette peinture, si bien imitée dans Paul et Virginie, a le double mérite de
convenir au ciel de la Judée et d’être fondée sur l’histoire : les chrétiens éprouvèrent une pareille sécheresse au siège de Jérusalem. Robert nous en a laissé une description que je ferai
connaître aux lecteurs.
Au quatorzième chant, nous chercherons un fleuve qui coule auprès d’Ascalon, et au fond duquel demeure l’ermite qui révéla à Ubalde
et au chevalier danois les destinées de Renaud. Ce fleuve est le torrent d’Ascalon ou un autre torrent plus au nord, qui n’a été connu qu’au temps des croisades, comme le témoigne
d’Anville.
Quant à la navigation des deux chevaliers, l’ordre géographique y est merveilleusement suivi. Partant d’un port entre Jaffa et
Ascalon et descendant vers l’Égypte, ils durent voir successivement Ascalon, Gaza, Raphia et Damiette. Le poète marque la route au couchant, quoiqu’elle fut d’abord au midi ; mais il ne pouvait
entrer dans ce détail. En dernier résultat, je vois que tous les poètes épiques ont été des hommes très instruits ; surtout ils étaient nourris des ouvrages de ceux qui les avaient précédés dans
la carrière de l’épopée : Virgile traduit Homère ; le Tasse imite à chaque stance quelque passage d’Homère, de Virgile, de Lucain, de Stace ; Milton prend partout et joint à ses propres trésors
les trésors de ses devanciers.
Le seizième chant, qui renferme la peinture des jardins d’Armide, ne fournit rien à notre sujet. Au dix-septième chant nous trouvons
la description de Gaza et le dénombrement de l’armée égyptienne : sujet épique traité de main de maître, et où le Tasse montre une connaissance parfaite de la géographie et de l’histoire. Lorsque
je passai de Jaffa à Alexandrie, notre caïque descendit jusqu’en face de Gaza, dont la vue me rappela ces vers de La Jérusalem :
" Aux frontières de la Palestine, sur le chemin qui conduit à Péluse, Gaza voit au pied de ses murs expirer la mer et son courroux :
autour d’elle s’étendent d’immenses solitudes et des sables arides. Le vent qui règne sur les flots exerce aussi son empire sur cette mobile arène ; et le voyageur voit sa route incertaine
flotter et se perdre au gré des tempêtes."
Le dernier assaut, au dix-neuvième chant, est absolument conforme à l’histoire. Godefroy fit attaquer la ville par trois endroits.
Le vieux comte de Toulouse battit les murailles entre le couchant et le midi, en face du château de là ville, près de la porte de Jaffa. Godefroy força au nord la porte d’Ephraïm. Tancrède
s’attacha à la tour angulaire, qui prit dans la suite le nom de Tour de Tancrède.
Le Tasse suit pareillement les chroniques dans les circonstances et le résultat de l’assaut. Ismen, accompagné de deux sorcières,
est tué par une pierre lancée d’une machine : deux magiciennes furent en effet écrasées sur le mur à la prise de Jérusalem. Godefroy lève les yeux, et voit les guerriers célestes qui combattent
pour lui de toutes parts. C’est une belle imitation d’Homère et de Virgile, mais c’est encore une tradition du temps des croisades :
" Les morts y entrèrent avec les vivants, dit le père Nau ; car plusieurs des illustres croisés qui étaient morts en diverses
occasions devant que d’arriver, et entre autres Adémar, ce vertueux et zélé évêque du Puy en Auvergne, y parurent sur les murailles, comme s’il eût manqué à la gloire qu’ils possédaient dans la
Jérusalem céleste celle de visiter la terrestre et d’adorer le Fils de Dieu dans le trône de ses ignominies et de ses souffrances, comme ils l’adoraient dans celui de sa majesté et de sa
puissance."
La ville fut prise, ainsi que le raconte le poète, au moyen de ponts qui s’élançaient des machines et s’abattaient sur les remparts.
Godefroy et Gaston de Foix avaient donné le plan de ces machines, construites par des matelots pisans et génois. Ainsi dans cet assaut, où le Tasse a déployé l’ardeur de son génie chevaleresque,
tout est vrai, hors ce qui regarde Renaud : comme ce héros est de pure invention, ses actions doivent être imaginaires. Il n’y avait point de guerrier appelé Renaud d’Est au siège de Jérusalem ;
le premier chrétien qui s’élança sur les murs ne fut point un chevalier du nom de Renaud, mais Létolde, gentilhomme flamand de la suite de Godefroy. Il fut suivi de Guicher et de Godefroy
lui-même. La stance où le Tasse peint l’étendard de la croix ombrageant les tours de Jérusalem délivrée est sublime.
" L’étendard triomphant se déploie dans les airs ; les vents, respectueux, soufflent plus mollement ; le soleil, plus serein, le
dore de ses rayons ; les traits et les flèches se détournent ou reculent à son aspect. Sion et la colline semblent s’incliner et lui offrir l’hommage de leur joie."
Tous les historiens des croisades parlent de la piété de Godefroy, de la générosité de Tancrède, de la justice et de la prudence du
comte de Saint-Gilles ; Anne Comnène elle-même fait l’éloge de ce dernier : le poète nous a donc peint les héros que nous connaissons. Quand il invente des caractères, il est du moins fidèle aux
mœurs. Argant est le véritable mameluck :
L’altro è Circasso Argante, uom che straniero…
" L’autre, c’est Argant le Circassien : aventurier inconnu à la cour d’Égypte, il s’y est assis au rang des satrapes. Sa valeur l’a
porté aux premiers honneurs de la guerre Impatient, inexorable, farouche, infatigable, invincible dans les combats, contempteur de tous les dieux, son épée est sa raison et sa loi."
Soliman est un vrai sultan des premiers temps de l’empire turc. Le poète, qui ne néglige aucun souvenir, fait du sultan de Nicée un
des ancêtres du grand Saladin ; et l’on voit qu’il a eu l’intention de peindre Saladin lui-même sous les traits de son aïeul. Si jamais l’ouvrage de dom Berthereau voyait le jour, on connaîtrait
mieux les héros musulmans de La Jérusalem. Dom Berthereau avait traduit les auteurs arabes qui se sont occupés de l’histoire des croisés. Cette précieuse traduction devait faire partie de la
collection des historiens de France.
Je ne saurais guère assigner le lieu où le féroce Argant est tué par le généreux Tancrède ; mais il le faut chercher dans les
vallées, entre le couchant et le septentrion. On ne le peut placer à l’orient de la tour angulaire qu’assiégeait Tancrède, car alors Herminie n’eût pas rencontré le héros blessé, lorsqu’elle
revenait de Gaza avec Vafrin.
Quant à la dernière action du poème, qui, selon la vérité, se passa près d’Ascalon, le Tasse, avec un jugement exquis, l’a
transportée sous les murs de Jérusalem. Dans l’histoire, cette action est très peu de chose ; dans le poème, c’est une bataille supérieure à celles de Virgile et égale aux plus grands combats
d’Homère.
Je vais maintenant donner le siège de Jérusalem tiré de nos vieilles chroniques : les lecteurs pourront comparer le poème et
l’histoire.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Cinquième partie : Suite du Voyage de Jérusalem
Tancrède blessé soigné par Herminie après le duel avec Argant, Pietro Ricci
" Je ne saurais guère assigner le lieu où le féroce Argant est tué par le généreux Tancrède ; mais il le faut chercher dans les
vallées, entre le couchant et le septentrion. On ne le peut placer à l’orient de la tour angulaire qu’assiégeait Tancrède, car alors Herminie n’eût pas rencontré le héros blessé, lorsqu’elle
revenait de Gaza avec Vafrin."