C’est en entretenant les Romains de l’éternité de leur ville qu’on les a menés à la conquête du monde et qu’on leur a fait
laisser dans l’histoire un nom éternel.
Godefroy parut donc sur les frontières de la Palestine, l’an 1099 de Jésus-Christ ; il était entouré de Baudouin, d’Eustache, de
Tancrède, de Raimond de Toulouse, des comtes de Flandre et de Normandie, de L’Etolde, qui sauta le premier sur les murs de Jérusalem ; de Guicher, déjà célèbre pour avoir coupé un lion par la
moitié ; de Gaston de Foix, de Gérard de Roussillon, de Raimbaud d’Orange, de Saint-Pol, de Lambert : Pierre l’Ermite marchait avec son bâton de pèlerin à la tête de ces chevaliers. Ils
s’emparèrent d’abord de Rama ; ils entrèrent ensuite dans Emmaüs, tandis que Tancrède et Baudouin du Bourg pénétraient à Bethléem. Jérusalem fut bientôt assiégée, et l’étendard de la croix flotta
sur ses murs un vendredi 15, et, selon d’autres, 12 de juillet 1099, à trois heures de l’après-midi.
Je parlerai du siège de cette ville lorsque j’examinerai le théâtre de La Jérusalem délivrée. Godefroy fut élu par ses
frères d’armes roi de la cité conquise. C’était le temps où de simples chevaliers sautaient de la brèche sur le trône : le casque apprend à porter le diadème, et la main blessée qui mania la
pique s’enveloppe noblement dans la pourpre. Godefroy refusa de mettre sur sa tête la couronne brillante qu’on lui offrait, "ne voulant point, dit-il, porter une couronne d’or où Jésus-Christ
avait porté une couronne d’épines". Naplouse ouvrit ses portes, l’armée du soudan d’Égypte fut battue à Ascalon. Robert, moine, pour peindre la défaite de cette armée se sert précisément de la
comparaison employée par J.-B. Rousseau, comparaison d’ailleurs empruntée de la Bible :
La Palestine enfin, après tant de ravages,
Vit fuir ses ennemis comme on voit les nuages
Dans le vague des airs fuir devant l’Aquilon.
Il est probable que Godefroy mourut à Jaffa, dont il avait fait relever les murs. Il eut pour successeur Baudouin son frère, comte
d’Edesse. Celui-ci expira au milieu de ses victoires, et laissa, en 1118, le royaume à Baudouin du Bourg son neveu.
Mélisandre, fille aînée de Baudouin II, épousa Foulques d’Anjou, et porta le royaume de Jérusalem dans la maison de son mari, vers
l’an 1130. Foulques étant mort d’une chute de cheval, en 1140, son fils Baudouin III lui succéda. La deuxième croisade, prêchée par saint Bernard, conduite par Louis VII et par l’empereur Conrad,
eut lieu sous le règne de Baudouin III. Après avoir occupé le trône pendant vingt ans, Baudouin laissa la couronne à son frère Amaury, qui la porta onze années. Amaury eut pour successeur son
fils Baudouin, quatrième du nom.
On vit alors paraître Saladin, qui, battu d’abord et ensuite victorieux, finit par arracher les lieux saints à leurs nouveaux
maîtres.
Baudouin avait donné sa sœur Sibylle, veuve de Guillaume Longue-Epée, en mariage à Gui de Lusignan. Les grands du royaume, jaloux de
ce choix, se divisèrent. Baudouin IV, ayant fini ses jours en 1184, eut pour héritier son neveu Baudouin V, fils de Sibylle et de Guillaume Longue-Epée. Le jeune roi, qui n’avait que huit ans,
succomba en 1186 sous une violente maladie. Sa mère Sibylle fit donner la couronne à Gui de Lusignan, son second mari. Le comte de Tripoli trahit le nouveau monarque, qui tomba entre les mains de
Saladin à la bataille de Tibériade.
Après avoir achevé la conquête des villes maritimes de la Palestine, le soudan assiégea Jérusalem ; il la prit l’an 1188 de notre
ère. Chaque homme fut obligé de donner pour rançon dix besants d’or : quatorze mille habitants demeurèrent esclaves faute de pouvoir payer cette somme. Saladin ne voulut point entrer dans la
mosquée du Temple, convertie en église par les chrétiens, sans en avoir fait laver les murs avec de l’eau de rose. Cinq cents chameaux, dit Sanut, suffirent à peine pour porter toute l’eau de
rose employée dans cette occasion : ce conte est digne de l’Orient. Les soldats de Saladin abattirent une croix d’or qui s’élevait au-dessus du Temple, la traînèrent par les rues jusqu’au sommet
de la montagne de Sion, où ils la brisèrent. Une seule église fut épargnée, et ce fut l’église du Saint-Sépulcre : les Syriens la rachetèrent pour une grosse somme d’argent.
La couronne de ce royaume à demi perdu passa à Isabelle, fille d’Amaury Ier, sœur de Sibylle décédée et femme d’Eufroy de Turenne.
Philippe-Auguste et Richard Cœur de Lion arrivèrent trop tard pour sauver la ville sainte ; mais ils prirent Ptolémaïs, ou Saint-Jean-d’Acre. La valeur de Richard fut si renommée que longtemps
après la mort de ce prince, quand un cheval tressaillait sans cause, les Sarrasins disaient qu’il avait vu l’ombre de Richard. Saladin mourut peu de temps après la prise de Ptolémaïs : il ordonna
que l’on portât un linceul au bout d’une lance le jour de ses funérailles et qu’un héraut criât à haute voix :
Saladin,
dompteur de l’Asie, de toutes les richesses qu’il a conquises, n’emporte que ce linceul.
Richard, rival de gloire de Saladin, après avoir quitté la Palestine, vint se faire renfermer dans une tour en Allemagne. Sa prison
donna lieu à des aventures que l’histoire a rejetées, mais que les troubadours ont conservées dans leurs ballades.
L’an 1242, l’émir de Damas Saleh-Ismael, qui faisait la guerre à Nedjmeddin, soudan d’Égypte, et qui était entré dans Jérusalem,
remit cette ville entre les mains des princes latins. Le soudan envoya les Karismiens assiéger la capitale de la Judée. Ils la reprirent, et en massacrèrent tous les habitants ; ils la pillèrent
encore une fois l’année suivante avant de la rendre au soudan Saley-Ayoub, successeur de Nedjmeddin.
Pendant le cours de ces événements, la couronne de Jérusalem avait passé d’Isabelle à Henri, comte de Champagne, son nouvel époux,
et de celui-ci à Amaury, frère de Lusignan, qui épousa en quatrièmes noces la même Isabelle. Il en eut un fils qui mourut en bas âge. Marie, fille d’Isabelle et de son premier mari Conrad,
marquis de Montferrat, devint l’héritière d’un royaume imaginaire. Jean, comte de Brienne, épousa Marie. Il en eut une fille, Isabelle ou Yolande, mariée depuis à l’empereur Frédéric II.
Celui-ci, arrivé à Tyr, fit la paix avec le soudan d’Égypte. Les conditions du traité furent que Jérusalem serait partagée entre les chrétiens et les musulmans. Frédéric II vint en conséquence
prendre la couronne de Godefroy sur l’autel du Saint-Sépulcre, la mit Sur sa tête, et repassa bientôt en Europe.
Il est probable que les Sarrasins ne tinrent pas les engagements qu’ils avaient pris avec Frédéric, puisque nous voyons, vingt ans
après, en 1242, Nedjmeddin saccager Jérusalem, comme je l’ai dit plus haut. Saint Louis arriva en Orient sept ans après ce dernier malheur. Il est remarquable que ce prince, prisonnier en Égypte,
vit massacrer sous ses yeux les derniers héritiers de la famille de Saladin.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Quatrième partie : Voyage de Jérusalem
Procession des Croisés conduits par Pierre l'Ermite et Godefroy de Bouillon autour de Jérusalem, la veille de l'attaque de la
ville le 14 juillet 1099, Jean-Victor Schnetz
Salles des Croisades du Château de Versailles
" Godefroy refusa de mettre sur sa tête la couronne brillante qu’on lui offrait : ne voulant point, dit-il, porter une couronne d’or où
Jésus-Christ avait porté une couronne d’épines."