La critique de l’art ainsi que les faits historiques nous obligent à ranger les sépulcres des rois dans la classe des monuments
grecs à Jérusalem.
Ces sépulcres étaient très nombreux, et la postérité d’Hérode finit assez vite ; de sorte que plusieurs cercueils auront attendu
vainement leurs maîtres : il ne manquait plus, pour connaître toute la vanité de notre nature, que de voir les tombeaux d’hommes qui ne sont pas nés. Rien, au reste, ne forme un contraste plus
singulier que la frise charmante sculptée par le ciseau de la Grèce sur la porte de ces chambres formidables où reposaient les cendres des Hérode. Les idées les plus tragiques s’attachent à la
mémoire de ces princes ; ils ne nous sont bien connus que par le meurtre de Mariamne, le massacre des innocents, la mort de saint Jean-Baptiste et la condamnation de Jésus-Christ. On ne s’attend
donc point à trouver leurs tombeaux embellis de guirlandes légères, au milieu du site effrayant de Jérusalem, non loin du temple où Jéhovah rendait ses terribles oracles, et près de la grotte où
Jérémie composa ses Lamentations.
M. Casas a très bien représenté ces monuments dans son Voyage pittoresque de la Syrie : je ne connais point l’ouvrage, plus
récent, de M. Mayer. La plupart des voyages en Terre Sainte sont accompagnés de gravures et de vignettes. Il faut distinguer celles de la relation du père Roger, qui pourraient bien être de
Claude Mellan. Les autres édifices des temps romains à Jérusalem, tels que le théâtre et l’amphithéâtre, les tours Antonia, Hippicos, Phasaèle et Psephima, n’existent plus, ou du moins on n’en
connaît que des ruines informes.
Nous passons maintenant à la troisième sorte des monuments de Jérusalem, aux monuments du christianisme avant l’invasion des
Sarrasins. Je n’en ai plus rien à dire, puisque je les ai décrits en rendant compte des saints lieux. Je ferai seulement une remarque : comme ces monuments doivent leur origine à des chrétiens
qui n’étaient pas Juifs, ils ne conservent rien du caractère demi-égyptien, demi-grec, que j’ai observé dans les ouvrages des princes asmonéens et des Hérode ; ce sont de simples églises grecques
du temps de la décadence de l’art.
La quatrième espèce de monuments à Jérusalem est celle des monuments qui appartiennent au temps de la prise de cette ville par le
calife Omar, successeur d’Abubeker et chef de la race des Ommiades. Les Arabes qui avaient suivi les étendards du califes s’emparèrent de l’Égypte ; de là, s’avançant le long des côtes de
l’Afrique, ils passèrent en Espagne, et remplirent de palais enchantés Grenade et Cordoue. C’est donc au règne d’Omar qu’il faut faire remonter l’origine de cette architecture arabe dont
l’Alhambra est le chef-d’œuvre, comme le Parthénon est le miracle du génie de la Grèce. La mosquée du temple, commencée à Jérusalem par Omar, agrandie par Abd-el-Maleck et rebâtie sur un nouveau
plan par El-Oulid, est un monument très curieux pour l’histoire de l’art chez les Arabes. On ne sait point encore d’après quel modèle furent élevées ces demeures des fées dont l’Espagne nous
offre les ruines. On me saura peut-être gré de dire quelques mots sur un sujet si neuf et jusqu’à présent si peu étudié.
Le premier temple de Salomon ayant été renversé six cents ans avant la naissance de Jésus-Christ, il fut relevé après les
soixante-dix ans de la captivité, par Josué, fils de Josédé, et Zorobabel, fils de Salathiel. Hérode l’Ascalonite rebâtit en entier ce second temple. Il y employa onze mille ouvriers pendant neuf
ans. Les travaux en furent prodigieux, et ils ne furent achevés que longtemps après la mort d’Hérode. Les Juifs, ayant comblé des précipices et coupé le sommet d’une montagne, firent enfin cette
vaste esplanade où s’élevait le temple à l’orient de Jérusalem, sur les vallées de Siloé et de Josaphat.
Quarante jours après sa naissance, Jésus-Christ fut présenté dans ce second temple ; la Vierge y fut purifiée. A douze ans le Fils
de l’Homme y enseigna les docteurs, il en chassa les marchands ; il y fut inutilement tenté par le démon ; il y remit les péchés à la femme adultère ; il y proposa la parabole du bon Pasteur,
celle des deux Enfants, celle des Vignerons et celle du Banquet nuptial. Ce fut dans ce même temple qu’il entra au milieu des palmes et des branches d’olivier, le jour de la fête des Rameaux ;
enfin, il y prononça le Reddite quae sunt Caesaris Caesari, et quae sunt Dei Deo ; il y fit l’éloge du denier de la veuve.
Titus ayant pris Jérusalem la deuxième année du règne de Vespasien, il ne resta pas pierre sur pierre du temple où Jésus-Christ
avait fait tant de choses glorieuses et dont il avait prédit la ruine. Lorsque Omar s’empara de Jérusalem, il paraît que l’espace du temple, à l’exception d’une très petite partie, avait été
abandonné par les chrétiens. Saïd-ebn-Batrik, historien arabe, raconte que le calife s’adressa au patriarche Sophronius, et lui demanda quel serait le lieu le plus propre de Jérusalem pour y
bâtir une mosquée. Sophronius le conduisit sur les ruines du temple de Salomon.
Omar, satisfait d’établir sa mosquée dans une enceinte si fameuse, fit déblayer les terres et découvrir une grande roche où Dieu
avait du parler à Jacob La mosquée nouvelle prit le nom de cette roche, Gâmeat-el-Sakhra, et devint pour les musulmans presque aussi sacrée que les mosquées de La Mecque et de Médine. Le
calife Abd-el-Maleck en augmenta les bâtiments, et renferma la roche dans l’enceinte des murailles. Son successeur, le calife El-Louid, embellit encore El-Sakhra et la couvrit d’un dôme de cuivre
doré, dépouille d’une église de Balbek. Dans la suite, les croisés convertirent le temple de Mahomet en un sanctuaire de Jésus-Christ ; et lorsque Saladin reprit Jérusalem, il rendit ce temple à
sa destination primitive.
Mais quelle est l’architecture de cette mosquée, type ou modèle primitif de l’élégante architecture des Maures ? C’est ce qu’il est
très difficile de dire. Les Arabes, par une suite de leurs mœurs despotiques et jalouses, ont réservé les décorations pour l’intérieur de leurs monuments, et il y a peine de mort contre tout
chrétien qui, non seulement entrerait dans Gâmeat-el-Sakhra, mais qui mettrait seulement le pied dans le parvis qui l’environne. Quel dommage que l’ambassadeur Deshayes, par un vain scrupule
diplomatique, ait refusé de voir cette mosquée, où les Turcs lui proposaient de l’introduire ! J’en vais décrire l’extérieur :
On voit la grande place de la Mosquée, autrefois la place du Temple, par une fenêtre de la maison de Pilate.
Cette place forme un parvis qui peut avoir cinq cents pas de longueur sur quatre cent soixante de largeur. Les murailles de la ville
ferment ce parvis à l’orient et au midi. Il est borné à ! occident par des maisons turques, et au nord par les ruines du prétoire de Pilate et du palais d’Hérode.
Douze portiques, placés à des distances inégales les uns des autres et tout à fait irréguliers comme les cloîtres de l’Alhambra,
donnent entrée sur ce parvis. Ils sont composés de trois ou quatre arcades, et quelquefois ces arcades en soutiennent un second rang ; ce qui imite assez bien l’effet d’un double aqueduc. Le plus
considérable de tous ces portiques correspond à l’ancienne porta Speciosa, connue des chrétiens par un miracle de saint Pierre. Il y a des lampes sous ces portiques.
Au milieu de ce parvis on en trouve un plus petit, qui s’élève de six à sept pieds, comme une terrasse sans balustres, au-dessus du
précédent. Ce second parvis a, selon l’opinion commune, deux cents pas de long sur cent cinquante de large ; on y monte de quatre côtés par un escalier de marbre, chaque escalier est composé de
huit degrés.
Au centre de ce parvis supérieur s’élève la fameuse mosquée de la Roche. Tout auprès de la mosquée est une citerne, qui tire son eau
de l’ancienne fontaine Scellée, Fons signatus, et où les Turcs font leurs ablutions avant la prière. Quelques vieux oliviers et des cyprès clairsemés sont répandus çà et là sur les deux
parvis.
Le temple est octogone : une lanterne également à huit faces, et percée d’une fenêtre sur chaque face, couronne le monument. Cette
lanterne est recouverte d’un dôme. Ce dôme était autrefois de cuivre doré, il est de plomb aujourd’hui ; une flèche d’un assez bon goût, terminée par un croissant, surmonte tout l’édifice, qui
ressemble à une tente arabe élevée au milieu du désert. Le père Roger donne trente-deux pas à chaque côté de l’octogone, deux cent cinquante-deux pas de circuit à la mosquée en dehors, et
dix-huit ou vingt toises d’élévation au monument entier.
Les murs sont revêtus extérieurement de petits carreaux ou de briques peintes de diverses couleurs ; ces briques sont chargées
d’arabesques et de versets du Coran écrits en lettres d’or. Les huit fenêtres de la lanterne sont ornées de vitraux ronds et coloriés. Ici nous trouvons déjà quelques traits originaux des
édifices moresques de l’Espagne : les légers portiques des parvis et les briques peintes de la mosquée rappellent diverses parties du Généralife, de l’Alhambra et de la cathédrale de
Cordoue.
Quant à l’intérieur de cette mosquée, je ne l’ai point vu. Je fus bien tenté de risquer tout pour satisfaire mon amour des arts ;
mais la crainte de causer la perte des chrétiens de Jérusalem m’arrêta. Guillaume de Tyr et Deshayes disent quelque chose de l’intérieur de la mosquée de la Roche ; le père Roger en fait une
description fort détaillée et vraisemblablement très fidèle.
Cependant elle ne suffit pas pour prouver que l’intérieur de la mosquée de Jérusalem a des rapports avec l’intérieur des monuments
moresques en Espagne. Cela dépend absolument de la manière dont les colonnes sont disposées dans le monument ; et c’est ce que le père Roger ne dit pas. Portent-elles de petites arcades ?
sont-elles accouplées, groupées, isolées, comme à Cordoue et à Grenade ? Mais si les dehors de cette mosquée ont déjà tant de ressemblance avec quelques parties de l’Alhambra, n’est-il pas à
présumer que les dedans conservent le même goût d’architecture ? Je le croirais d’autant plus facilement que les marbres et les colonnes de cet édifice ont été dérobés aux églises chrétiennes, et
qu’ils doivent offrir ce mélange d’ordres et de proportions que l’on remarque dans la cathédrale de Cordoue.
Ajoutons une observation à ces conjectures. La mosquée abandonnée que l’on voit près du Caire paraît être du même style que la
mosquée de Jérusalem : or, cette mosquée du Caire est évidemment l’original de la mosquée de Cordoue. Celle-ci fut bâtie par des princes derniers descendants de la dynastie des Ommiades ; et
Omar, chef de leur famille, avait fondé la mosquée de Jérusalem.
Les monuments vraiment arabes appartiennent donc à la première dynastie des califes et au génie de la nation en général ; ils ne
sont donc pas, comme on l’a cru jusque ici, le fruit du talent particulier des Maures de l’Andalousie, puisque j’ai trouvé les modèles de ces monuments dans l’Orient.
Cela prouvé, j’irai plus loin. Je crois apercevoir dans l’architecture égyptienne, si pesante, si majestueuse, si vaste, si durable,
le germe de cette architecture sarrasine, si légère, si riante, si petite, si fragile : le minaret est l’imitation de l’obélisque ; les moresques sont des hiéroglyphes dessinés au lieu
d’hiéroglyphes gravés. Quant à ces forêts de colonnes qui composent l’intérieur des mosquées arabes, et qui portent une voûte plate, les temples de Memphis, de Dendéra, de Thèbes, de Méroué
offraient encore des exemples de ce genre de construction. Placés sur la frontière de Metzraïm, les descendants d’Ismael ont eu nécessairement l’imagination frappée des merveilles des Pharaons :
ils n’ont rien emprunté des Grecs, qu’ils n’ont point connus, mais ils ont cherché à copier les arts d’une nation fameuse qu’ils avaient sans cesse sous les yeux. Peuples vagabonds, conquérants,
voyageurs, ils ont imité en courant l’immuable Égypte ; ils se sont fait des obélisques de bois doré et des hiéroglyphes de plâtre, qu’ils pouvaient emporter avec leurs tentes sur le dos de leurs
chameaux.
Je n’ignore pas que ce système, si c’en est un, est sujet à quelques objections, et même à des objections historiques. Je sais que
le palais de Zehra, bâti par Abdoulraham auprès de Cordoue, fut élevé sur le plan d’un architecte de Constantinople, et que les colonnes de ce palais furent taillées en Grèce ; je sais qu’il
existe une architecture née dans la corruption de l’art, qu’on peut appeler architecture justinienne, et que cette architecture a quelques rapports avec les ouvrages des Maures ; je sais enfin
que des hommes d’un excellent goût et d’un grand savoir, tels que le respectable M. d’Agincourt et l’auteur du magnifique Voyage en Espagne, M. de La Borde, pensent que toute
architecture est fille de la Grèce ; mais, quelles que soient ces difficultés et ces autorités puissantes, j’avoue qu’elles ne me font point changer d’opinion. Un plan envoyé par un architecte de
Constantinople, des colonnes taillées sur les rives du Bosphore, des ouvriers grecs travaillant à une mosquée, ne prouvent rien : on ne peut tirer d’un fait particulier une conséquence générale.
J’ai vu à Constantinople l’architecture justinienne. Elle a, j’en conviens, quelque ressemblance avec l’architecture des monuments sarrasins, comme le rétrécissement de la voûte dans les arcades,
etc. Toutefois elle conserve une raison, une froideur, une solidité qu’on ne remarque point dans la fantaisie arabe. D’ailleurs cette architecture justinienne me semble être elle-même
l’architecture égyptienne rentrée dans l’architecture grecque. Cette nouvelle invasion de l’art de Memphis fut produite par l’établissement du christianisme : les solitaires qui peuplèrent les
déserts de la Thébaïde, et dont les opinions gouvernaient le monde, introduisirent dans les églises, dans les monastères, et jusque dans les palais ces portiques dégénérés appelés cloîtres, où
respire le génie de l’Orient. Remarquons, à l’appui de ceci, que la véritable détérioration de l’art chez les Grecs commence précisément à l’époque de la translation du siège de l’empire romain à
Constantinople : ce qui prouve que l’architecture grecque n’enfanta pas l’architecture orientale, mais que l’architecture orientale se glissa dans l’architecture grecque par le voisinage des
lieux.
J’incline donc à croire que toute architecture est sortie de l’Égypte, même l’architecture gothique ; car rien n’est venu du Nord,
hors le fer et la dévastation. Mais cette architecture égyptienne s’est modifiée selon le génie des peuples : elle ne changea guère chez les premiers Hébreux, où elle se débarrassa seulement des
monstres et des dieux de l’idolâtrie. En Grèce, où elle fut introduite par Cécrops et Inachus ; elle s’épura, et devint le modèle de tous les genres de beautés. Elle parvint à Rome par les
Toscans, colonie égyptienne ; elle y conserva sa grandeur, mais elle n’atteignit jamais sa perfection, comme à Athènes. Des apôtres accourus de l’Orient la portèrent aux barbares du Nord : sans
perdre parmi ces peuples son caractère religieux et sombre, elle s’éleva avec les forêts des Gaules et de la Germanie ; elle présenta la singulière union de la force, de la majesté, de la
tristesse dans l’ensemble et de la légèreté la plus extraordinaire dans les détails. Enfin, elle prit chez les Arabes les traits dont nous avons parlé ; architecture du désert, enchantée comme
les oasis, magique comme les histoires contées sous la tente, mais que les vents peuvent emporter avec le sable qui lui servit de premier fondement.
Je pourrais appuyer mon opinion d’un million de faits historiques ; je pourrais montrer que les premiers temples de la Grèce, tels
que celui de Jupiter à Onga, près d’Amyclée, étaient de véritables temples égyptiens ; que la sculpture elle-même était égyptienne à Argos, à Sparte, à Athènes, du temps de Dédale et dans les
siècles héroïques.
Mais j’ai peur d’avoir poussé trop loin cette digression, et il est plus que temps de passer aux monuments gothiques de
Jérusalem.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Quatrième partie : Voyage de Jérusalem
Le Dôme du Rocher (photo des années
1890)
" Au centre de ce parvis supérieur s’élève la fameuse mosquée de la Roche. "