Mais ils en furent expulsés de nouveau par les Fatimites en 1076 : ceux-ci y régnaient encore lorsque les croisés parurent sur
les frontières de la Palestine.
Les écrivains du XVIIIe siècle se sont plu à représenter les croisades sous un jour odieux. J’ai réclamé un des premiers contre
cette ignorance ou cette injustice. Les croisades ne furent des folies, comme on affectait de les appeler, ni dans leur principe ni dans leur résultat. Les chrétiens n’étaient point les
agresseurs. Si les sujets d’Omar, partis de Jérusalem, après avoir fait le tour de l’Afrique, fondirent sur la Sicile, sur l’Espagne, sur la France même, où Charles Martel les extermina, pourquoi
des sujets de Philippe Ier, sortis de la France, n’auraient-ils pas fait le tour de l’Asie pour se venger des descendants d’Omar jusque dans Jérusalem ? C’est un grand spectacle sans doute que
ces deux armées de l’Europe et de l’Asie marchant en sens contraire autour de la Méditerranée et venant, chacune sous la bannière de sa religion, attaquer Mahomet et Jésus-Christ au milieu de
leurs adorateurs. N’apercevoir dans les croisades que des pèlerins armés qui courent délivrer un tombeau en Palestine, c’est montrer une vue très bornée en histoire. Il s’agissait non seulement
de la délivrance de ce tombeau sacré, mais encore de savoir qui devait l’emporter sur la terre, ou d’un culte ennemi de la civilisation, favorable par système à l’ignorance, au despotisme, à
l’esclavage, ou d’un culte qui a fait revivre chez les modernes le génie de la docte antiquité et aboli la servitude. Il suffit de lire le discours du pape Urbain II au concile de Clermont pour
se convaincre que les chefs de ces entreprises guerrières n’avaient pas les petites idées qu’on leur suppose, et qu’ils pensaient à sauver le monde d’une inondation de nouveaux barbares.
L’esprit du mahométisme est la persécution et la conquête ; l’Evangile, au contraire, ne prêche que la tolérance et la paix. Aussi
les chrétiens supportèrent-ils pendant sept cent soixante-quatre ans tous les maux que le fanatisme des Sarrasins leur voulut faire souffrir ; ils tâchèrent seulement d’intéresser en leur faveur
Charlemagne. Mais ni les Espagnes soumises, ni la France envahie, ni la Grèce et les deux Siciles ravagées, ni l’Afrique entière tombée dans les fers, ne purent déterminer pendant près de huit
siècles les chrétiens à prendre les armes. Si enfin les cris de tant de victimes égorgées en Orient, si les progrès des barbares, déjà aux portes de Constantinople, réveillèrent la chrétienté et
la firent courir à sa propre défense, qui oserait dire que la cause des guerres sacrées fut injuste ? Où en serions-nous si nos pères n’eussent repoussé la force par la force ? Que l’on contemple
la Grèce, et l’on apprendra ce que devient un peuple sous le joug des musulmans. Ceux qui s’applaudissent tant aujourd’hui du progrès des lumières auraient-ils donc voulu voir régner parmi nous
une religion qui a brûlé la bibliothèque d’Alexandrie, qui se fait un mérite de fouler aux pieds les hommes et de mépriser souverainement les lettres et les arts ?
Les croisades, en affaiblissant les hordes mahométanes au centre même de l’Asie, nous ont empêchés de devenir la proie des Turcs et
des Arabes. Elles ont fait plus : elles nous ont sauvés de nos propres révolutions ; elles ont suspendu, par la paix de Dieu, nos guerres intestines ; elles ont ouvert une issue à cet excès de
population qui tôt ou tard cause la ruine des États remarque que le père Maimbourg a faite et que M. de Bonald a développée.
Quant aux autres résultats des croisades, on commence à convenir que ces entreprises guerrières ont été favorables au progrès des
lettres et de la civilisation. Robertson a parfaitement traité ce sujet dans son Histoire du Commerce des Anciens aux Indes Orientales.
J’ajouterai qu’il ne faut pas dans ces calculs omettre la renommée que les armes européennes ont obtenue dans les expéditions d’outre-mer. Le temps de ces expéditions est le temps héroïque de notre histoire ; c’est celui qui a donné naissance à notre poésie épique.
Tout ce qui répand du merveilleux sur une nation ne doit point être méprisé par cette nation même. On voudrait en vain se le dissimuler, il y a quelque chose dans notre cœur qui nous fait aimer la gloire ; l’homme ne se compose pas absolument de calculs positifs pour son bien et pour son mal : ce serait trop le ravaler ; c’est en entretenant les Romains de l’éternité de leur ville qu’on les a menés à la conquête du monde et qu’on leur a fait laisser dans l’histoire un nom éternel.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Quatrième partie : Voyage de Jérusalem
Croisés en vue de Jérusalem, Francesco Hayez
" Quant aux autres résultats des croisades, on commence à convenir que ces entreprises guerrières ont été favorables au progrès des lettres et de la civilisation."