Nous quittâmes le couvent à trois heures de l’après-midi.
Nous remontâmes le torrent de Cédron ; ensuite, traversant la ravine, nous reprîmes notre route au levant. Nous découvrîmes
Jérusalem par une ouverture des montagnes. Je ne savais trop ce que j’apercevais ; je croyais voir un amas de rochers brisés : l’apparition subite de cette cité des désolations au milieu d’une
solitude désolée avait quelque chose d’effrayant ; c’était véritablement la reine du désert.
Nous avancions : l’aspect des montagnes était toujours le même, c’est-à-dire blanc poudreux, sans ombre, sans arbre, sans herbe et
sans mousse. A quatre heures et demie, nous descendîmes de la haute chaîne de ces montagnes sur une chaîne moins élevée. Nous cheminâmes pendant cinquante minutes sur un plateau assez égal. Nous
parvînmes enfin au dernier rang des monts qui bordent à l’occident la vallée du Jourdain et les eaux de la mer Morte. Le soleil était près de se coucher nous mîmes pied à terre pour laisser
reposer les chevaux, et je contemplai à loisir le lac, la vallée et le fleuve.
Quand on parle d’une vallée, on se représente une vallée cultivée, ou inculte : cultivée, elle est couverte de moissons, de vignes,
de villages, de troupeaux ; inculte, elle offre des herbages ou des forêts ; si elle est arrosée par un fleuve, ce fleuve a des replis ; les collines qui forment cette vallée ont elles-mêmes des
sinuosités dont les perspectives attirent agréablement les regards.
Ici, rien de tout cela qu’on se figure deux longues chaînes de montagnes, courant parallèlement du septentrion au midi, sans
détours, sans sinuosités. La chaîne du levant, appelée Montagne d’Arabie, est la plus élevée ; vue à la distance de huit à dix lieues, on dirait un grand mur perpendiculaire, tout à fait
semblable au Jura par sa forme et par sa couleur azurée : on ne distingue pas un sommet, pas la moindre cime ; seulement on aperçoit çà et là de légères inflexions, comme si la main du peintre
qui a tracé cette ligne horizontale sur le ciel eût tremblé dans quelques endroits.
La chaîne du couchant appartient aux montagnes de Judée. Moins élevée et plus inégale que la chaîne de l’est, elle en diffère encore
par sa nature : elle présente de grands monceaux de craie et de sable qui imitent la forme de faisceaux d’armes, de drapeaux ployés, ou de tentes d’un camp assis au bord d’une plaine. Du côté de
l’Arabie, ce sont au contraire de noirs rochers à pic, qui répandent au loin leur ombre sur les eaux de la mer Morte. Le plus petit oiseau du ciel ne trouverait pas dans ces rochers un brin
d’herbe pour se nourrir ; tout y annonce la patrie d’un peuple réprouvé ; tout semble y respirer l’horreur et l’inceste d’où sortirent Ammon et Moab.
La vallée comprise entre ces deux chaînes de montagnes offre un sol semblable au fond d’une mer depuis longtemps retirée ; des
plages de sel, une vase desséchée, des sables mouvants et comme sillonnés par les flots. Çà et là des arbustes chétifs croissent péniblement sur cette terre privée de vie ; leurs feuilles sont
couvertes du sel qui les a nourris, et leur écorce a le goût et l’odeur de la fumée. Au lieu de villages, on aperçoit les ruines de quelques tours. Au milieu de la vallée passe un fleuve décoloré
; il se traîne à regret vers le lac empesté qui l’engloutit. On ne distingue son cours au milieu de l’arène que par les saules et les roseaux qui le bordent : l’Arabe se cache dans ces roseaux
pour attaquer le voyageur et dépouiller le pèlerin.
Tels sont ces lieux fameux par les bénédictions et par les malédictions du ciel. : ce fleuve est le Jourdain ; ce lac est la mer
Morte ; elle paraît brillante, mais les villes coupables qu’elle cache dans son sein semblent avoir empoisonné ses flots. Ses abîmes solitaires ne peuvent nourrir aucun être vivant ; jamais
vaisseau n’a pressé ses ondes ; ses grèves sont sans oiseaux, sans arbres, sans verdure ; et son eau, d’une amertume affreuse, est si pesante, que les vents les plus impétueux peuvent à peine la
soulever.
Quand on voyage dans la Judée, d’abord un grand ennui saisit le cœur ; mais lorsque, passant de solitude en solitude, l’espace
s’étend sans bornes devant vous, peu à peu l’ennui se dissipe, on éprouve une terreur secrète, qui loin d’abaisser l’âme donne du courage et élève le génie. Des aspects extraordinaires décèlent
de toutes parts une terre travaillée par des miracles : le soleil brûlant, l’aigle impétueux, le figuier stérile, toute la poésie, tous les tableaux de l’Ecriture sont là : chaque nom renferme un
mystère, chaque grotte déclare l’avenir, chaque sommet retentit des accents d’un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords : les torrents desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entrouverts
attestent le prodige ; le désert paraît encore muet de terreur, et l’on dirait qu’il n’a osé rompre le silence depuis qu’il a entendu la voix de l’Eternel.
Nous descendîmes de la croupe de la montagne afin d’aller passer la nuit au bord de la mer Morte, pour remonter ensuite au
Jourdain.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Troisième partie : Voyage de Rhodes, de Jaffa, de Bethléem et de la mer Morte
Around the Dead Sea. The Dead Sea, approximately 1920 to 1933
" La vallée comprise entre ces deux chaînes de montagnes offre un sol semblable au fond d’une mer depuis longtemps retirée ; des plages de sel, une vase desséchée, des sables mouvants et comme sillonnés par les flots. Çà et là des arbustes chétifs croissent péniblement sur cette terre privée de vie."