J’employai deux heures entières (5 octobre) à errer au bord de la mer Morte, malgré les Bethléémites, qui me pressaient de quitter cet endroit dangereux.
Je voulais voir le Jourdain à l’endroit où il se jette dans le lac, point essentiel, qui n’a encore été reconnu que par Hasselquist
; mais les Arabes refusèrent de m’y conduire, parce que le fleuve, à une lieue environ de son embouchure, fait un détour sur la gauche et se rapproche de la montagne d’Arabie. Il fallut donc me
contenter de marcher vers la courbure du fleuve la plus rapprochée de nous. Nous levâmes le camp, et nous cheminâmes pendant une heure et demie avec une peine excessive dans une arène blanche et
fine. Nous avancions vers un petit bois d’arbres de baume et de tamarins, qu’à mon grand étonnement je voyais s’élever du milieu d’un sol stérile. Tout à coup les Bethléémites s’arrêtèrent, et me
montrèrent de la main, au fond d’une ravine, quelque chose que je n’avais pas aperçu. Sans pouvoir dire ce que c’était, j’entrevoyais comme une espèce de sable en mouvement sur l’immobilité du
sol. Je m’approchai de ce singulier objet, et je vis un fleuve jaune que j’avais peine à distinguer de l’arène de ses deux rives. Il était profondément encaissé, et roulait avec lenteur une onde
épaissie : c’était le Jourdain.
J’avais vu les grands fleuves de l’Amérique avec ce plaisir qu’inspirent la solitude et la nature, j’avais visité le Tibre avec
empressement, et recherché avec le même intérêt l’Eurotas et le Céphise ; mais je ne puis dire ce que j’éprouvai à la vue du Jourdain. Non seulement ce fleuve me rappelait une antiquité fameuse
et un des plus beaux noms que jamais la plus belle poésie ait confiés à la mémoire des hommes, mais ses rives m’offraient encore le théâtre des miracles de ma religion. La Judée est le seul pays
de la terre qui retrace au voyageur le souvenir des affaires humaines et des choses du ciel, et qui fasse naître au fond de l’âme, par ce mélange, un sentiment et des pensées qu’aucun autre lieu
ne peut inspirer. :
Les Bethléémites se dépouillèrent et se plongèrent dans le Jourdain Je n’osai les imiter, à cause de la fièvre qui me tourmentait
toujours ; mais je me mis à genoux sur le bord avec mes deux domestiques et le drogman du monastère. Ayant oublié d’apporter une Bible, nous ne pûmes réciter les passages de l’Evangile relatifs
au lieu où nous étions ; mais le drogman, qui connaissait les coutumes, psalmodia l’ Ave, maris Stella. Nous y répondîmes comme des matelots au terme de leur voyage : le sire de Joinville n’était
pas plus habile que nous. Je puisai ensuite de l’eau du fleuve dans un vase de cuir : elle ne me parut pas aussi douce que du sucre, ainsi que le dit un bon missionnaire. je la trouvai, au
contraire, un peu saumâtre, mais, quoique j’en busse en grande quantité, elle ne me fit aucun mal ; je crois qu’elle serait fort agréable si elle était purgée du sable qu’elle charrie.
Ali-Aga fit lui-même des ablutions le Jourdain est un fleuve sacré pour les Turcs et les Arabes, qui conservent plusieurs traditions
hébraïques et chrétiennes, les unes dérivées d’Ismael, dont les Arabes habitent encore le pays, les autres introduites chez les Turcs à travers les fables du Coran.
Selon d’Anville, les Arabes donnent au Jourdain le nom de Nahar-el-Arden ; selon le père Roger, ils le nomment
Nahar-el-Chiria. L’abbé Mariti fait prendre à ce nom la forme italienne de Scheria, et M. de Volney écrit El-Charia.
Saint Jérôme, dans son traité de Situ et Nominibus locorum Hebraicorum, espèce de traduction des Topiques
d’Eusèbe, trouve le nom de Jourdain dans la réunion des noms des deux sources, Jor et Dan, de ce fleuve, mais il varie ailleurs sur cette opinion ; d’autres la rejettent, sur
l’autorité de Josèphe, de Pline et d’Eusèbe, qui placent l’unique source du Jourdain à Panéades, au pied du mont Hémon dans l’Anti-Liban. La Roque traite à fond cette question dans son Voyage de
Syrie ; l’abbé Mariti n’a fait que le répéter, en citant de plus un passage de Guillaume de Tyr, pour prouver que Dan et Panéades étaient la même ville : c’est ce que l’on savait. Il faut
remarquer avec Reland (Palestina ex monumentis veteribus illustrata), contre l’opinion de saint Jérôme, que le nom du fleuve sacré n’est pas en hébreu Jordan, mais
Jorden ; qu’en admettant même la première manière de lire, on explique Jordan par fleuve du Jugement : Jor, que saint Jérôme traduit par fluvius et Dan, que
l’on rend par judicans, sive judicium : étymologie si juste qu’elle rendrait improbable l’opinion des deux fontaines Jor et Dan, si d’ailleurs la géographie laissait quelque doute à ce
sujet.
A environ deux lieues de l’endroit où nous étions arrêtés, j’aperçus plus haut, sur le cours du fleuve, un bocage d’une grande
étendue. Je le voulus visiter, car je calculai que c’était à peu près là, en face de Jéricho, que les Israélites passèrent le fleuve, que la manne cessa de tomber, que les Hébreux goûtèrent les
premiers fruits de la terre promise, que Naaman fut guéri de la lèpre, et qu’enfin Jésus-Christ reçut le baptême de la main de saint Jean-Baptiste. Nous marchâmes vers cet endroit pendant quelque
temps ; mais comme nous en approchions, nous entendîmes des voix d’hommes dans le bocage. Malheureusement la voix de l’homme, qui vous rassure partout, et que vous aimeriez à entendre au bord du
Jourdain, est précisément ce qui vous alarme dans ces déserts. Les Bethléémites et le drogman voulaient à l’instant s’éloigner. Je leur déclarai que je n’étais pas venu si loin pour m’en
retourner si vite, que je consentais à ne pas remonter plus haut, mais que je voulais revoir le fleuve en face de l’endroit où nous nous trouvions. On se conforma à regret à ma déclaration, et
nous revînmes au Jourdain, qu’un détour avait éloigné de nous sur la droite. Je lui trouvai la même largeur et la même profondeur qu’à une lieue plus bas, c’est-à-dire six à sept pieds de
profondeur sous la rive et à peu près cinquante pas de largeur.
Les guides m’importunaient pour partir : Ali-Aga même murmurait. Après avoir achevé de prendre les notes qui me parurent les plus
importantes, je cédai au désir de la caravane ; je saluai pour la dernière fois le Jourdain ; je pris une bouteille de son eau et quelques roseaux de sa rive. Nous commençâmes à nous éloigner
pour gagner le village de Rihha, l’ancienne Jéricho, sous la montagne de Judée. A peine avions-nous fait un quart de lieue dans la vallée, que nous aperçûmes sur le sable des traces nombreuses de
pas d’hommes et de chevaux. Ali proposa de serrer notre troupe afin d’empêcher les Arabes de nous compter. "S’ils peuvent nous prendre, dit-il, à notre ordre et à nos vêtements, pour des soldats
chrétiens, ils n’oseront pas nous attaquer". Quel éloge de la bravoure de nos armées !
Nos soupçons étaient fondés. Nous découvrîmes bientôt derrière nous, au bord du Jourdain, une troupe d’une trentaine d’Arabes qui
nous observaient.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Troisième partie : Voyage de Rhodes, de Jaffa, de Bethléem et de la mer Morte
Site of Christ's baptism at the Jordan, between 1900 and 1934
" Je calculai que c’était à peu près là, en face de Jéricho, que les Israélites passèrent le fleuve, que la manne cessa de tomber, que les Hébreux goûtèrent les premiers fruits de la terre promise, que Naaman fut guéri de la lèpre, et qu’enfin Jésus-Christ reçut le baptême de la main de saint Jean-Baptiste."