L’escorte arabe étant arrivée, je me préparai à partir pour la mer Morte.
En déjeunant avec les religieux qui formaient un cercle autour de moi, ils m’apprirent qu’il y avait au couvent un Père Français de nation. On l’envoya chercher : il vint les yeux baissés, les deux mains dans ses manches, marchant d’un air sérieux ; il me donna un salut froid et court. Je n’ai jamais entendu chez l’étranger le son d’une voix française sans être ému :
Après un si long temps
Oh ! que cette parole à mon oreille est chère !
Je fis quelques questions à ce religieux. Il me dit qu’il s’appelait le Père Clément ; qu’il était des environs de Mayenne ; que, se
trouvant dans un monastère en Bretagne, il avait été déporté en Espagne avec une centaine de prêtres comme lui ; qu’ayant reçu l’hospitalité dans un couvent de son ordre, ses supérieurs l’avaient
ensuite envoyé missionnaire en Terre Sainte. Je lui demandai s’il n’avait point envie de revoir sa patrie, et s’il voulait écrire à sa famille. Voici sa réponse mot pour mot : "Qui est-ce qui se
souvient encore de moi en France ? Sais-je si j’ai encore des frères et des sœurs ? J’espère obtenir par le mérite de la crèche du Sauveur la force de mourir ici sans importuner personne et sans
songer à un pays où je suis oublié."
Le Père Clément fut obligé de se retirer : ma présence avait réveillé dans son cœur des sentiments qu’il cherchait à éteindre.
Telles sont les destinées humaines : un Français gémit aujourd’hui sur la perte de son pays aux mêmes bords dont les souvenirs inspirèrent autrefois le plus beau des cantiques sur l’amour de la
patrie :
Super flumina Babylonis, etc.
Mais ces fils d’Aaron qui suspendirent leurs harpes aux saules de Babylone ne rentrèrent pas tous dans la cité de David ; ces filles
de Judée qui s’écriaient sur le bord de l’Euphrate :
O rives du Jourdain ! ô champs aimés des cieux ! etc.,
ces compagnes d’Esther ne revirent pas toutes Emmaüs et Bethel : plusieurs laissèrent leurs dépouilles aux champs de la
captivité.
A dix heures du matin nous montâmes à cheval, et nous sortîmes de Bethléem. Six Arabes bethléémites à pied, armés de poignards et de
longs fusils à mèche, formaient notre escorte. Ils marchaient trois en avant et trois en arrière de nos chevaux. Nous avions ajouté à notre cavalerie un âne qui portait l’eau et les provisions.
Nous prîmes la route du monastère de Saint-Saba, d’où nous devions ensuite descendre à la mer Morte et revenir par le Jourdain.
Nous suivîmes d’abord le vallon de Bethléem, qui s’étend au levant, comme je l’ai dit. Nous passâmes une croupe de montagnes où l’on
voit sur la droite une vigne nouvellement plantée, chose assez rare dans le pays pour que je l’aie remarquée. Nous arrivâmes à une grotte appelée la grotte des Pasteurs. Les Arabes l’appellent
encore Dta-el-Natour, le village des Bergers. On prétend qu’Abraham faisait paître ses troupeaux dans ce lieu, et que les bergers de Judée furent avertis dans ce même lieu de la naissance du
Sauveur.
Or, il y avait aux environs des bergers qui passaient la nuit dans les champs, veillant tour à tour à la garde de leurs
troupeaux.
Et tout d’un coup un ange du Seigneur se présenta à eux, et une lumière divine les environna, ce qui les remplit d’une extrême crainte.
Alors l’ange leur dit : Ne craignez point, car je viens vous apporter une nouvelle qui sera pour tout le peuple le sujet d’une grande joie.
C’est qu’aujourd’hui, dans la ville de David, il vous est né un Sauveur, qui est le Christ, le Seigneur.
Et voici la marque à laquelle vous le reconnaîtrez : Vous trouverez un enfant emmailloté, couché dans une crèche.
Au même instant il se joignit à l’ange une grande troupe de l’armée céleste, louant Dieu et disant :
Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté, chéris de Dieu.
La piété des fidèles a transformé cette grotte en une chapelle. Elle devait être autrefois très ornée : j’y ai remarqué trois
chapiteaux d’ordre corinthien, et deux autres d’ordre ionique. La découverte de ces derniers était une véritable merveille, car on ne trouve plus guère après le siècle d’Hélène que l’éternel
corinthien.
En sortant de cette grotte, et marchant toujours à l’orient, une pointe de compas au midi, nous quittâmes les montagnes rouges pour
entrer dans une chaîne de montagnes blanchâtres. Nos chevaux enfonçaient dans une terre molle et crayeuse, formée des débris d’une roche calcaire. Cette terre était si horriblement dépouillée
qu’elle n’avait pas même une écorce de mousse. On voyait seulement croître çà et là quelques touffes de plantes épineuses aussi pâles que le sol qui les produit, et qui semblent couvertes de
poussière comme les arbres de nos grands chemins pendant l’été.
En tournant une des croupes de ces montagnes nous aperçûmes deux camps de Bedouins : l’un formé de sept tentes de peaux de brebis
noires disposé en carré long, ouvert à l’extrémité orientale ; l’autre composé d’une douzaine de tentes plantées en cercle. Quelques chameaux et des cavales erraient dans les environs.
Il était trop tard pour reculer : il fallut faire bonne contenance et traverser le second camp. Tout se passa bien d’abord. Les
Arabes touchèrent la main des Bethléémites et la barbe d’Ali-Aga. Mais à peine avions-nous franchi les dernières tentes, qu’un Bedouin arrêta l’âne qui portait nos vivres. Les Bethléémites
voulurent le repousser ; l’Arabe appela ses frères à son secours. Ceux-ci sautent à cheval : on s’arme, on nous enveloppe. Ali parvint à calmer tout ce bruit pour quelque argent. Ces Bedouins
exigèrent un droit de passage : ils prennent apparemment le désert pour un grand chemin ; chacun est maître chez soi. Ceci n’était que le prélude d’une scène plus violente.
Une lieue plus loin, en descendant le revers d’une montagne, nous découvrîmes la cime de deux hautes tours qui s’élevaient dans une
vallée profonde. C’était le couvent de Saint-Saba. Comme nous approchions, une nouvelle troupe d’Arabes, cachée au fond d’un ravin, se jeta sur notre escorte en poussant des hurlements. Dans un
instant nous vîmes voler les pierres, briller les poignards, ajuster les fusils. Ali se précipita dans la mêlée ; nous courons pour lui prêter secours : il saisit le chef des Bedouins par la
barbe, l’entraîne sous le ventre de son cheval, et le menace de l’écraser s’il ne fait finir cette querelle. Pendant le tumulte un religieux grec criait de son côté et gesticulait du haut d’une
tour ; il cherchait inutilement à mettre la paix. Nous étions tous arrivés à la porte de Saint-Saba. Les frères, en dedans, tournoient la clef, mais avec lenteur, car ils craignaient que dans ce
désordre on ne pillât le monastère. Le janissaire, fatigué de ces délais, entrait en fureur contre les religieux et contre les Arabes. Enfin, il tira son sabre, et allait abattre la tête du chef
des Bedouins, qu’il tenait toujours par la barbe avec une force surprenante, lorsque le couvent s’ouvrit. Nous nous précipitâmes tous pêle-mêle dans une cour, et la porte se referma sur nous.
L’affaire devint alors plus sérieuse : nous n’étions point dans l’intérieur du couvent ; il y avait une autre cour à passer, et la porte de cette cour n’était point ouverte. Nous étions renfermés
dans un espace étroit, où nous nous blessions avec nos armes, et où nos chevaux, animés par le bruit, étaient devenus furieux. Ali prétendit avoir détourné un coup de poignard qu’un Arabe me
portait par derrière, et il montrait sa main ensanglantée : mais Ali, très brave homme d’ailleurs, aimait l’argent, comme tous les Turcs. La dernière porte du monastère s’ouvrit ; le chef des
religieux parut, dit quelques mots, et le bruit cessa. Nous apprîmes alors le sujet de la contestation.
Les derniers Arabes qui nous avaient attaqués appartenaient à une tribu qui prétendait avoir seule le droit de conduire les
étrangers à Saint-Saba. Les Bethléémites, qui désiraient avoir le prix de l’escorte, et qui ont une réputation de courage à soutenir, n’avaient pas voulu céder. Le supérieur du monastère avait
promis que je satisferais les Bedouins, et l’affaire s’était arrangée. Je ne leur voulais rien donner, pour les punir. Ali-Aga me représenta que si je tenais à cette résolution, nous ne pourrions
jamais arriver au Jourdain. que ces Arabes iraient appeler les autres tribus ; que nous serions infailliblement massacrés ; que c’était la raison pour laquelle il n’avait pas voulu tuer le chef,
car, une fois le sang versé, nous n’aurions eu d’autre parti à prendre que de retourner promptement à Jérusalem.
Je doute que les couvents de Scété soient placés dans des lieux plus tristes et plus désolés que le couvent de Saint-Saba. Il est
bâti dans la ravine même du torrent de Cédron, qui peut avoir trois ou quatre cents pieds de profondeur dans cet endroit. Ce torrent est à sec, et ne roule qu’au printemps une eau fangeuse et
rougie. L’église occupe une petite éminence dans le fond du lit. De là les bâtiments du monastère s’élèvent par des escaliers perpendiculaires et des passages creusés dans le roc, sur le flanc de
la ravine, et parviennent ainsi jusqu’à la croupe de la montagne, où ils se terminent par deux tours carrées. L’une de ces tours est hors du couvent ; elle servait autrefois de poste avancé pour
surveiller les Arabes. Du haut de ces tours on découvre les sommets stériles des montagnes de Judée ; au-dessous de soi l’œil plonge dans le ravin desséché du torrent de Cédron, où l’on voit des
grottes qu’habitèrent jadis les premiers anachorètes. Des colombes bleues nichent aujourd’hui dans ces grottes, comme pour rappeler, par leurs gémissements, leur innocence et leur douceur, les
saints qui peuplaient autrefois ces rochers. Je ne dois point oublier un palmier qui croit dans un mur sur une des terrasses du couvent ; je suis persuadé que tous les voyageurs le remarqueront
comme moi : il faut être environné d’une stérilité aussi affreuse pour sentir le prix d’une touffe de verdure.
Quant à la partie historique du couvent de Saint-Saba, le lecteur peut avoir recours à la lettre du père Néret et à la Vie des Pères
du Désert. On montre aujourd’hui dans ce monastère trois ou quatre mille têtes de morts, qui sont celles des religieux massacrés par les infidèles. Les moines me laissèrent un quart d’heure tout
seul avec ces reliques : ils semblaient avoir deviné que mon dessein était de peindre un jour la situation de l’âme des solitaires de la Thébaïde. Mais je ne me rappelle pas encore sans un
sentiment pénible qu’un caloyer voulut me parler de politique et me raconter les secrets de la cour de Russie. "Hélas ! mon père, lui dis-je, où chercherez-vous la paix, si vous ne la trouvez pas
ici ?"
Nous quittâmes le couvent à trois heures de l’après-midi.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Troisième partie : Voyage de Rhodes, de Jaffa, de Bethléem et de la mer Morte
Mar Saba belfry. Early morning silhouette, between 1934 and 1939
" En descendant le revers d’une montagne, nous découvrîmes la cime de deux hautes tours qui s’élevaient dans une vallée profonde. C’était le couvent de Saint-Saba."
Mar Saba. Doorway with monk looking in, between 1934 and 1939
" Nous étions tous arrivés à la porte de Saint-Saba. Les frères, en dedans, tournoient la clef, mais avec lenteur, car ils craignaient que dans ce désordre on ne pillât le monastère. Le janissaire, fatigué de ces délais, entrait en fureur contre les religieux et contre les Arabes. Enfin, il tira son sabre, et allait abattre la tête du chef des Bedouins, qu’il tenait toujours par la barbe avec une force surprenante, lorsque le couvent s’ouvrit."
Mar Saba, showing Dad Sea in distance, 1931 Oct.
" Je doute que les couvents de Scété soient placés dans des lieux plus tristes et plus désolés que le couvent de Saint-Saba. Il est bâti dans la ravine même du torrent de Cédron, qui peut avoir trois ou quatre cents pieds de profondeur dans cet endroit. Ce torrent est à sec, et ne roule qu’au printemps une eau fangeuse et rougie."