Nous descendîmes de la croupe de la montagne afin d’aller passer la nuit au bord de la mer Morte, pour remonter ensuite au Jourdain.
En entrant dans la vallée, notre petite troupe se resserra : nos Bethléémites préparèrent leurs fusils et marchèrent en avant avec
précaution. Nous nous trouvions sur le chemin des Arabes du désert, qui vont chercher du sel au lac et qui font une guerre impitoyable au voyageur. Les mœurs des Bedouins commencent à s’altérer
par une trop grande fréquentation avec les Turcs et les Européens. Ils prostituent maintenant leurs filles et leurs épouses, et égorgent le voyageur, qu’ils se contentaient autrefois de
dépouiller.
Nous marchâmes ainsi pendant deux heures le pistolet à la main comme en pays ennemi. Nous suivions, entre les dunes de sable, les
fissures qui s’étaient formées dans une vase cuite aux rayons du soleil. Une croûte de sel recouvrait l’arène et présentait comme un champ de neige, d’où s’élevaient quelques arbustes
rachitiques. Nous arrivâmes tout à coup au lac ; je dis tout à coup, parce que je m’en croyais encore assez éloigné. Aucun bruit, aucune fraîcheur ne m’avait annoncé l’approche des eaux. La
grève, semée de pierres, était brûlante, le flot était sans mouvement et absolument mort sur la rive.
Il était nuit close : la première chose que je fis en mettant pied à terre fut d’entrer dans le lac jusqu’aux genoux et de porter
l’eau à ma bouche. Il me fut impossible de l’y retenir. La salure en est beaucoup plus forte que celle de la mer, et elle produit sur les lèvres l’effet d’une forte solution d’alun. Mes bottes
furent à peine séchées, qu’elles se couvrirent de sel ; nos vêtements et nos mains furent en moins de trois heures imprégnés de ce minéral. Galien avait déjà remarqué ces effets, et Pococke en a
confirmé l’existence.
Nous établîmes notre camp au bord du lac, et les Bethléémites firent du feu pour préparer le café. Ils ne manquaient pas de bois,
car le rivage était encombré de branches de tamarin apportées par les Arabes. Outre le sel que ceux-ci trouvent tout formé dans cet endroit, ils le tirent encore de l’eau par ébullition. Telle
est la force de l’habitude, nos Bethléémites avaient marché avec beaucoup de prudence dans la campagne, et ils ne craignirent point d’allumer un feu qui pouvait bien plus aisément les trahir.
L’un d’eux se servit d’un moyen singulier pour faire prendre le bois : il enfourcha le bûcher et s’abaissa sur le feu ; sa tunique s’enfla par la fumée ; alors il se releva brusquement ; l’air
aspiré par cette espèce de pompe fit sortir du foyer une flamme brillante. Après avoir bu le café, mes compagnons s’endormirent, et je restai seul éveillé avec nos Arabes.
Vers minuit j’entendis quelque bruit sur le lac. Les Bethléémites me dirent que c’étaient des logions de petits poissons qui
viennent sauter au rivage. Ceci contredirait l’opinion généralement adoptée que la mer Morte ne produit aucun être vivant. Pococke, étant à Jérusalem, avait entendu dire qu’un missionnaire avait
vu des poissons dans le lac Asphaltite. Hasselquist et Maundrell découvrirent des coquillages sur la rive. M. Seetzen, qui voyage encore en Arabie, n’a remarqué dans la mer Morte ni hélices ni
moules, mais il a trouvé quelques escargots.
Je possède un vase de fer-blanc rempli de l’eau que j’ai prise moi-même dans la mer Morte. Je ne l’ai point encore ouvert, mais au
poids et au bruit je juge que le fluide est un peu diminué. Mon projet était d’essayer l’expérience que Pococke propose, c’est-à-dire de mettre des petits poissons de mer dans cette eau et
d’examiner s’ils y pourraient vivre : d’autres occupations m’ayant empêché de tenter plus tôt cet essai, je crains à présent qu’il ne soit trop tard.
La lune en se levant à deux heures du matin amena une forte brise qui ne rafraîchit pas l’air, mais qui agita un peu le lac. Le flot
chargé de sel retombait bientôt par son poids et battait à peine la rive. Un bruit lugubre sortit de ce lac de mort, comme les clameurs étouffées du peuple abîmé dans ses eaux.
L’aurore parut sur la montagne d’Arabie en face de nous. La mer Morte et la vallée du Jourdain se teignirent d’une couleur admirable
; mais une si riche apparence ne servait qu’à mieux faire paraître la désolation du fond.
Le lac fameux qui occupe l’emplacement de Sodome et de Gomorrhe est nommé mer Morte ou mer Salée dans l’Ecriture,
Asphaltite par les Grecs et les Latins, Almotanah et Bahar-Loth par les Arabes, Ula-Degnisi par les Turcs. Je ne puis être du sentiment de ceux qui supposent que la mer
Morte n’est que le cratère d’un volcan. J’ai vu le Vésuve, la Solfatare, le Monte-Nuovo dans le lac Fusin, le Pic-des-Açores, le Mamelife vis-à-vis de Carthage, les volcans éteints d’Auvergne ;
j’ai partout remarqué les mêmes caractères, c’est-à-dire des montagnes creusées en entonnoir, des laves et des cendres où l’action du feu ne se peut méconnaître. La mer Morte, au contraire, est
un lac assez long, courbé en arc, encaissé entre deux chaînes de montagnes qui n’ont entre elles aucune cohérence de forme, aucune homogénéité de sol. Elles ne se rejoignent point aux deux
extrémités du lac : elles continuent, d’un côté, à border la vallée du Jourdain en se rapprochant vers le nord jusqu’au lac de Tibériade ; et de l’autre, elles vont, en s’écartant, se perdre au
midi dans les sables de l’Yémen. Il est vrai qu’on trouve du bitume, des eaux chaudes et des pierres phosphoriques dans la chaîne des montagnes d’Arabie ; mais je n’en ai point vu dans la chaîne
opposée. D’ailleurs la présence des eaux thermales, du soufre et de l’asphalte ne suffit point pour attester l’existence antérieure d’un volcan. C’est dire assez que quant aux villes abîmées je
m’en tiens au sens de l’Ecriture sans appeler la physique à mon secours. D’ailleurs, en adoptant l’idée du professeur Michaélis et du savant Busching dans son Mémoire sur la mer Morte,
la physique peut encore être admise dans la catastrophe des villes coupables, sans blesser la religion. Sodome était bâtie sur une carrière de bitume, comme on le sait par le témoignage de Moïse
et de Josèphe, qui parlent des puits de bitume de la vallée de Siddim. La foudre alluma ce gouffre, et les villes s’enfoncèrent dans l’incendie souterrain. M. Malte-Brun conjecture très
ingénieusement que Sodome et Gomorrhe pouvaient être elles-mêmes bâties en pierres bitumineuses et s’être enflammées au feu du ciel.
Strabon parle de treize villes englouties dans le lac Asphaltite ; Etienne de Byzance en compte huit ; la Genèse en place cinq
in valle silvestri : Sodome, Gomorrhe, Adam, Seboïm et Bala ou Segor, mais elle ne marque que les deux premières comme détruites par la colère de Dieu ; le Deutéronome en cite quatre :
Sodome, Gomorrhe, Adam et Seboïm ; la Sagesse en compte cinq sans les désigner : Descendente igne in Pentapolim.
Jacques Cerbus ayant remarqué que sept grands courants d’eau tombent dans la mer Morte, Reland en conclut que cette mer devait se
dégager de la superfluité de ses eaux par des canaux souterrains ; Sandy et quelques autres voyageurs ont énoncé la même opinion, mais elle est aujourd’hui abandonnée, d’après les observations du
docteur Hallez sur l’évaporation, observations admises par Shaw, qui trouve pourtant que le Jourdain roule par jour à la mer Morte six millions quatre-vingt-dix mille tonnes d’eau, sans compter
les eaux de l’Arnon et de sept autres torrents. Plusieurs voyageurs, entre autres Troïlo et d’Arvieux, disent avoir remarqué des débris de murailles et de palais dans les eaux de la mer Morte. Ce
rapport semble confirmé par Maundrell et par le père Nau. Les anciens sont plus positifs à ce sujet : Josèphe, qui se sert d’une expression poétique, dit qu’on apercevait au bord du lac les
ombres des cités détruites. Strabon donne soixante stades de tour aux ruines de Sodome ; Tacite parle de ces débris : je ne sais s’ils existent encore, je ne les ai point vus ; mais comme le lac
s’élève ou se retire selon les saisons, il peut cacher ou découvrir tour à tour les squelettes des villes réprouvées.
Les autres merveilles racontées de la mer Morte ont disparu devant un examen plus sévère. On sait aujourd’hui que les corps y
plongent ou y surnagent suivant les lois de la pesanteur de ces corps et de la pesanteur des eaux du lac. Les vapeurs empestées qui devaient sortir de son sein se réduisent à une forte odeur de
marine, à des fumées qui annoncent ou suivent l’émersion de l’asphalte, et à des brouillards, à la vérité malsains comme tous les brouillards. Si jamais les Turcs le permettaient, et qu’on pût
transporter une barque de Jaffa à la mer Morte, on ferait certainement des découvertes curieuses sur ce lac. Les anciens le connaissaient beaucoup mieux que nous, comme on le voit par Aristote,
Strabon, Diodore de Sicile, Pline, Tacite, Solin, Josèphe, Galien, Dioscoride, Etienne de Byzance. Nos vieilles cartes tracent aussi la forme de ce lac d’une manière plus satisfaisante que les
cartes modernes. Personne jusqu’à présent n’en a fait le tour, si ce n’est Daniel, abbé de Saint-Saba. Nau nous a conservé dans son Voyage le récit de ce solitaire. Nous apprenons par ce récit
"que la mer Morte à sa fin est comme séparée en deux, et qu’il y a un chemin par où on la traverse n’ayant de l’eau qu’à demi-jambe, au moins en été ; que la terre s’élève et borne un autre petit
lac, de figure ronde un peu ovale, entouré de plaines et de montagnes de sel ; que les campagnes des environs sont peuplées d’Arabes sans nombre, etc." Nyembourg dit à peu près les mêmes choses ;
l’abbé Mariti et M. de Volney ont fait usage de ces documents. Quand nous aurons le Voyage de M. Seetzen, nous serons vraisemblablement mieux instruits.
Il n’y a presque point de lecteur qui n’ait entendu parler du fameux arbre de Sodome : cet arbre doit porter une pomme agréable à
l’œil, mais amère au goût et pleine de cendres. Tacite, dans le cinquième livre de son Histoire, et Josèphe, dans sa Guerre des Juifs, sont, je crois, les deux premiers auteurs qui aient fait
mention des fruits singuliers de la mer Morte. Foulcher de Chartres, qui voyageait en Palestine vers l’an 1100, vit la pomme trompeuse, et la compara aux plaisirs du monde. Depuis cette époque,
les uns, comme Ceverius de Vera, Baumgarten (Peregrinationis in Aegyptum, etc.), Pierre de la Vallée ( Viaggi), Troïlo et quelques missionnaires, confirment le récit de Foulcher ;
d’autres, comme Reland, le père Néret, Maundrell, inclinent à croire que ce fruit n’est qu’une image poétique de nos fausses joies, mala mentis gaudia ; d’autres enfin, tels que Pococke,
Shaw, etc., doutent absolument de son existence.
Amman semble trancher la difficulté ; il décrit l’arbre, qui selon lui ressemble à une aubépine : " Le fruit, dit-il, est une petite
pomme d’une belle couleur, etc."
Le botaniste Hasselquist survient, il dérange tout cela. La pomme de Sodome n’est plus le fruit d’un arbre ni d’un arbrisseau, mais
c’est la production du solanum melongena de Linné. "On en trouve, dit-il, quantité près de Jéricho, dans les vallées qui sont près du Jourdain, dans le voisinage de la mer Morte ; il est
vrai qu’ils sont quelquefois remplis de poussière, mais cela n’arrive que lorsque le fruit est attaqué par un insecte (tenthredo), qui convertit tout le dedans en poussière, ne laissant
que la peau entière, sans lui rien faire perdre de sa couleur."
Qui ne croirait pas après cela la question décidée sur l’autorité d’Hasselquist et sur celle, beaucoup plus grande, de Linné, dans
sa Flora Palaestina ? Pas du tout : M. Seetzen, savant aussi, et le plus moderne de tous ces voyageurs, puisqu’il est encore en Arabie, ne s’accorde point avec Hasselquist sur le
solanum Sodomaeum. "Je vis, dit-il, pendant mon séjour à Karrak, chez le curé grec de cette ville, une espèce de coton ressemblant à la soie. Ce coton, me dit-il, vient dans la plaine
El-Gor, à la partie orientale de la mer Morte, sur un arbre pareil au figuier, et qui porte le nom d’ Aoéscha-èz ; on le trouve dans un fruit ressemblant à la grenade. J’ai pensé que ces
fruits, qui n’ont point de chair intérieurement, et qui sont inconnus dans tout le reste de la Palestine, pourraient bien être les fameuses pommes de Sodome."
Me voilà bien embarrassé, car je crois aussi avoir trouvé le fruit tant recherché : l’arbuste qui le porte croît partout à deux ou
trois lieues de l’embouchure du Jourdain ; il est épineux, et ses feuilles sont grêles et menues ; il ressemble beaucoup à l’arbuste décrit par Amman ; son fruit est tout à fait semblable, en
couleur et en forme, au petit limon d’Égypte. Lorsque ce fruit n’est pas encore mur, il est enflé d’une sève corrosive et salée ; quand il est desséché, il donne une semence noirâtre, qu’on peut
comparer à des cendres, et dont le goût ressemble à un poivre amer. J’ai cueilli une demi-douzaine de ces fruits ; j’en possède encore quatre desséchés, bien conservés, et qui peuvent mériter
l’attention des naturalistes.
J’employai deux heures entières (5 octobre) à errer au bord de la mer Morte, malgré les Bethléémites, qui me pressaient de quitter
cet endroit dangereux.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Troisième partie : Voyage de Rhodes, de Jaffa, de Bethléem et de la mer Morte
Trees and shrubs. Sodom apples, approximately 1900 to 1920
" Il n’y a presque point de lecteur qui n’ait entendu parler du fameux arbre de Sodome : cet arbre doit porter une pomme agréable à l’œil, mais amère au goût et pleine de cendres."
Sunrise over the Dead Sea from wilderness of Judea, between 1898 and 1946
" Il était nuit close : la première chose que je fis en mettant pied à terre fut d’entrer dans le lac jusqu’aux genoux et de porter l’eau à ma bouche."