Parlons à présent des pèlerins.
Les relations modernes ont un peu exagéré les richesses que les pèlerins doivent répandre à leur passage dans la Terre Sainte. Et
d’abord, de quels pèlerins s’agit-il ? Ce n’est pas des pèlerins latins, car il n’y en a plus, et l’on en convient généralement. Dans l’espace du dernier siècle, les Pères de Saint-Sauveur n’ont
peut-être pas vu deux cents voyageurs catholiques, y compris les religieux de leurs ordres et les missionnaires au Levant. Que les pèlerins latins n’ont jamais été nombreux, on le peut prouver
par mille exemples. Thévenot raconte qu’en 1656 il se trouva, lui vingtdeuxième, au Saint-Sépulcre. Très souvent les pèlerins ne montaient pas au nombre de douze, puisqu’on était obligé de
prendre des religieux pour compléter ce nombre dans la cérémonie du lavement des pieds, le mercredi saint. En effet, en 1589, soixante-dix-neuf ans avant Thévenot, Villamont ne rencontra que six
pèlerins francs à Jérusalem. Si, en 1589, au moment où la religion était si florissante, on ne vit que sept pèlerins latins en Palestine, qu’on juge combien il y en devait avoir en 1806 ! Mon
arrivée au couvent de Saint-Sauveur fut un véritable événement. M. Seetzen, qui s’y trouvait à Pâques de la même année, c’est-à-dire sept mois avant moi, dit qu’il était le seul
catholique.
Les richesses dont le Saint-Sépulcre doit regorger n’étant point apportées à Jérusalem par les pèlerins catholiques, le sont donc
par des pèlerins juifs, grecs et arméniens ? Dans ce cas-là même je crois les calculs très enflés.
La plus grande dépense des pèlerins consiste dans les droits qu’ils sont obligés de payer aux Turcs et aux Arabes, soit pour
l’entrée des saints lieux, soit pour les caffari ou permissions de passage. Or, tous ces objets réunis ne montent qu’à soixante-cinq piastres vingt-neuf paras. Si vous portez la piastre à son
maximum, à cinquante sous de France, et le para à cinq liards ou quinze deniers, cela vous donnera cent soixante-quatre livres six sous trois deniers ; si vous calculez la piastre à son minimum,
c’est-à-dire à trente-trois sous de France et quatre deniers, et le para à trois liards et un denier, vous aurez cent huit livres neuf sous six deniers. Enfin, j’ai pensé que dans une discussion
de faits il y a des lecteurs qui verraient avec plaisir les détails de ma propre dépense à Jérusalem. Si l’on considère que j’avais des chevaux, des janissaires, des escortes à mes ordres ; que
je vivais comme à Paris quant à la nourriture, aux temps des repas, etc. ; que j’entrais sans cesse au Saint-Sépulcre à des heures inusitées ; que je revoyais dix fois les mêmes lieux, payais dix
fois les droits, les caffari et mille autres exactions des Turcs, on s’étonnera que j’en aie été quitte à si bon marché.
Il faut donc d’abord réduire ce grand nombre de pèlerins, du moins quant aux catholiques, à très peu de chose, ou à rien du tout : car sept, douze, vingt, trente, même cent pèlerins, ne valent pas la peine d’être comptés. Mais si cette douzaine de pèlerins qui paraissaient chaque année au Saint-Sépulcre il y a un ou deux siècles étaient de pauvres voyageurs, les Pères de Terre Sainte ne pouvaient guère s’enrichir de leur dépouille.
Ecoutons le sincère Doubdan :
" Les religieux qui y demeurent (au couvent de Saint-sauveur) militants sous la règle de saint François y gardent une pauvreté très
étroite, et ne vivent que des aumônes et charités qu’on leur envoie de la chrétienté et que les pèlerins leur donnent, chacun selon ses facultés ; mais comme ils sont éloignés de leur pays et
savent les grandes dépenses qui leur restent à faire pour le retour, aussi n’y laissent-ils pas de grandes aumônes ; ce qui n’empêche pas qu’ils n’y soient reçus et traites avec grande
charité."
Ainsi les pèlerins de Terre Sainte qui doivent laisser des trésors à Jérusalem ne sont point des pèlerins catholiques ; ainsi la
partie de ces trésors qui devient l’héritage des couvents ne tombe point entre les mains des religieux latins. Si ces religieux reçoivent des aumônes de l’Europe, ces aumônes, loin de les
enrichir, ne suffisent pas à la conservation des lieux saints, qui croulent de toutes parts, et qui seront bientôt abandonnés faute de secours. La pauvreté de ces religieux est donc prouvée par
le témoignage unanime des voyageurs. J’ai déjà parlé de leurs souffrances ; s’il en faut d’autres preuves, les voici :
" Tout ainsi, dit le père Roger, que ce fut un religieux français qui eut possession des saints lieux de Jérusalem, aussi le premier
religieux qui a souffert le martyre fut un Français nommé frère Limin, de la province de Touraine, lequel fut décapité au Grand-Caire. Peu de temps après, frère Jacques et frère Jérémie furent
mis à mort hors des portes de Jérusalem. Frère Conrad d’Alis Barthélemy, du mont Politian, de la province de Toscane, fut fendu en deux, depuis la tête jusqu’en bas, dans le Grand-Caire. Frère
Jean d’Ether, Espagnol de la province de Castille, fut taillé en pièces par le bacha de Casa. Sept religieux furent décapités par le sultan d’Égypte. Deux religieux furent écorchés tout vifs en
Syrie.
" L’an 1637, les Arabes martyrisèrent toute la communauté des frères qui étaient au sacré mont de Sion, au nombre de douze. Quelque
temps après, seize religieux, tant clercs que laïques, furent menés de Jérusalem en prison à Damas (ce fut lorsque Chypre fut pris par le roi d’Alexandrie), et y demeurèrent cinq ans, tant que
l’un après l’autre y moururent de nécessité. Frère Cosme de Saint-François fut tué par les Turcs à la porte du Saint-Sépulcre, où il prêchait la foi chrétienne. Deux autres frères, à Damas,
reçurent tant de coups de bâton qu’ils moururent sur la place. Six religieux furent mis à mort par les Arabes, une nuit qu’ils étaient à matines au couvent bâti à Anathot, en la maison du
prophète Jérémie, qu’ils brûlèrent ensuite. Ce serait abuser de la patience du lecteur, de déduire en particulier les souffrances et les persécutions que nos pauvres religieux ont souffertes
depuis qu’ils ont eu en garde les saints lieux. Ce qui continue avec augmentation depuis l’an 1627 que nos religieux y ont été établis, comme on pourra connaître par les choses qui suivent, etc.
"
L’ambassadeur Deshayes tient le même langage sur les persécutions que les Turcs font éprouver aux Pères de Terre Sainte :
" Les pauvres religieux qui les servent sont aussi réduits aucunes fois à de si grandes extrémités, faute d’être assistés de
la chrétienté, que leur condition est déplorable. Ils n’ont pour tout revenu que les aumônes qu’on leur envoie, qui ne suffisent pas pour faire la moitié de la dépense à laquelle ils sont obligés
; car, outre leur nourriture et le grand nombre de luminaires qu’ils entretiennent, il faut qu’ils donnent continuellement aux Turcs, s’ils veulent vivre en paix ; et quand ils n’ont pas le moyen
de satisfaire à leur avarice, il faut qu’ils entrent en prison.
" Jérusalem est tellement éloignée de Constantinople, que l’ambassadeur du roi qui y réside ne saurait avoir nouvelles des oppressions qu’on leur fait que longtemps après. Cependant ils souffrent et endurent s’ils n’ont de l’argent pour se rédimer ; et bien souvent les Turcs ne se contentent pas de les travailler en leurs personnes, mais encore ils convertissent leurs églises en mosquées."
Je pourrais composer des volumes entiers de témoignages semblables consignés dans les Voyages en Palestine ; je n’en produirai plus
qu’un, et il sera sans réplique.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Quatrième partie : Voyage de Jérusalem
Russian pilgrims lunching on the wayside, approximately 1900 to 1920
" Dans l’espace du dernier siècle, les Pères de Saint-Sauveur n’ont peut-être pas vu deux cents voyageurs catholiques, y compris les religieux de leurs ordres et les missionnaires au Levant."