De la vallée de Jérémie nous descendîmes dans celle de Térébinthe.
Elle est plus profonde et plus étroite que la première. On y voit des vignes et quelques roseaux de doura. Nous arrivâmes au torrent
où David enfant prit les cinq pierres dont il frappa le géant Goliath. Nous passâmes ce torrent sur un pont de pierre, le seul qu’on rencontre dans ces lieux déserts : le torrent conservait
encore un peu d’eau stagnante. Tout près de là, à main gauche, sous un village appelé Kaloni, je remarquai parmi des ruines plus modernes les débris d’une fabrique antique. L’abbé Mariti attribue
ce monument à je ne sais quels moines. Pour un voyageur italien, l’erreur est grossière. Si l’architecture de ce monument n’est pas hébraïque, elle est certainement romaine : l’aplomb, la taille
et le volume des pierres ne laissent aucun doute à ce sujet.
Après avoir passé le torrent, on découvre le village de Keriet-Lefta au bord d’un autre torrent desséché qui ressemble à un grand
chemin poudreux. El-Biré se montre au loin au sommet d’une haute montagne, sur la route de Nablous, Nabolos ou Nabolosa, la Sichem du royaume d’Israel, et la Néapolis des Hérodes. Nous
continuâmes à nous enfoncer dans un désert, où des figuiers sauvages clairsemés étalaient au vent du midi leurs feuilles noircies. La terre, qui jusque alors avait conservé quelque verdure, se
dépouilla, les flancs des montagnes s’élargirent et prirent à la fois un air plus grand et plus stérile. Bientôt toute végétation cessa ; les mousses mêmes disparurent. L’amphithéâtre des
montagnes se teignit d’une couleur rouge et ardente. Nous gravîmes pendant une heure ces régions attristées pour atteindre un col élevé que nous voyions devant nous. Parvenus à ce passage, nous
cheminâmes pendant une autre heure sur un plateau nu semé de pierres roulantes. Tout à coup, à l’extrémité de ce plateau, j’aperçus une ligne de murs gothiques flanqués de tours carrées, et
derrière lesquels s’élevaient quelques pointes d’édifices. Au pied de ces murs paraissait un camp de cavalerie turque dans toute la pompe orientale. Le guide s’écria : "El-Cods ! " La Sainte
(Jérusalem) ! et il s’enfuit au grand galop.
Je conçois maintenant ce que les historiens et les voyageurs rapportent de la surprise des croisés et des pèlerins à la première vue
de Jérusalem.
Je puis assurer que quiconque a eu comme moi la patience de lire à peu près deux cents relations modernes de la Terre Sainte, les
compilations rabbiniques et les passages des anciens sur la Judée, ne connaît rien du tout encore. Je restai les yeux fixés sur Jérusalem, mesurant la hauteur de ses murs, recevant à la fois tous
les souvenirs de l’histoire, depuis Abraham jusqu’à Godefroy de Bouillon, pensant au monde entier changé par la mission du Fils de l’Homme, et cherchant vainement ce temple dont il ne reste pas
pierre sur pierre. Quand je vivrais mille ans, jamais je n’oublierai ce désert qui semble respirer encore la grandeur de Jéhovah et les épouvantements de la mort.
Les cris du drogman, qui me disait serrer notre troupe parce que nous allions entrer dans le camp, me tirèrent de la stupeur où la
vue des lieux saints m’avait jeté. Nous passâmes au milieu des tentes ; ces tentes étaient de peaux de brebis noires : il y avait quelques pavillons de toile rayée, entre autres celui du pacha.
Les chevaux, sellés et bridés, étaient attachés à des piquets. Je fus surpris de voir quatre pièces d’artillerie à cheval ; elles étaient bien montées, et le charronnage m’en parut anglais. Notre
mince équipage et nos robes de pèlerins excitaient la risée des soldats. Comme nous approchions de la porte de la ville, le pacha sortait de Jérusalem. Je fus obligé d’ôter promptement le
mouchoir que j’avais jeté sur mon chapeau pour me défendre du soleil, dans la crainte de m’attirer une disgrâce pareille à celle du pauvre Joseph à Tripolizza.
Nous entrâmes dans Jérusalem par la porte des Pèlerins. Auprès de cette porte s’élève la tour de David, plus connue sous le nom de
la Tour des Pisans. Nous payâmes le tribut, et nous suivîmes la rue qui se présentait devant nous : puis, tournant à gauche, entre des espèces de prisons de plâtre qu’on appelle des maisons, nous
arrivâmes a midi vingt-deux minutes au monastère des Pères latins. Il était envahi par les soldats d’Abdallah, qui se faisaient donner tout ce qu’ils trouvaient à leur convenance.
Il faut être dans la position des Pères de Terre Sainte pour comprendre le plaisir que leur causa mon arrivée. Ils se crurent sauvés
par la présence d’un seul Français. Je remis au père Bonaventure de Nola, gardien du couvent, une lettre de M. le général Sebastiani. "Monsieur, me dit le gardien, c’est la Providence qui vous
amène. Vous avez des firmans de route ? Permettez-nous de les envoyer au pacha ; il saura qu’un Français est descendu au couvent ; il nous croira spécialement protégés par l’empereur. L’année
dernière il nous contraignit de payer soixante mille piastres ; d’après l’usage, nous ne lui en devons que quatre mille, encore à titre de simple présent. Il veut cette année nous arracher la
même somme, et il nous menace de se porter aux dernières extrémités si nous la refusons. Nous serons obligés de vendre les vases sacrés, car depuis quatre ans nous ne recevons plus aucune aumône
de l’Europe : si cela continue, nous nous verrons forcés d’abandonner la Terre Sainte et de livrer aux mahométans le tombeau de Jésus-Christ."
Je me trouvai trop heureux de pouvoir rendre ce léger service au gardien. Je le priai toutefois de me laisser aller au Jourdain,
avant d’envoyer les firmans, pour ne pas augmenter les difficultés d’un voyage toujours dangereux : Abdallah aurait pu me faire assassiner en route et rejeter le tout sur les Arabes.
Le père Clément Perès, procureur général du couvent, homme très instruit, d’un esprit fin, orné et agréable, me conduisit à la
chambre d’honneur des pèlerins. On y déposa mes bagages, et je me préparai à quitter Jérusalem quelques heures après y être entré. J’avais cependant plus besoin de repos que de guerroyer avec les
Arabes de la mer Morte. Il y avait longtemps que je courais la terre et la mer pour arriver aux saints lieux : à peine touchais-je au but de mon voyage, que je m’en éloignais de nouveau. Mais je
crus devoir ce sacrifice à des religieux qui font eux-mêmes un perpétuel sacrifice de leurs biens et de leur vie. D’ailleurs, j’aurais pu concilier l’intérêt des Pères et ma sûreté en renonçant à
voir le Jourdain, et il ne tenait qu’à moi de mettre des bornes à ma curiosité.
Tandis que j’attendais l’instant du départ, les religieux se mirent à chanter dans l’église du monastère. Je demandai la cause de
ces chants, et j’appris que l’on célébrait la fête du patron de l’ordre. Je me souvins alors que nous étions au 4 octobre, le jour de la Saint-François, jour de ma naissance et de ma fête. Je
courus au chœur, et j’offris des vœux pour le repos de celle qui m’avait autrefois donné la vie à pareil jour : Paries liberos in dolore. Je regarde comme un bonheur que ma première
prière à Jérusalem n’ait pas été pour moi. Je considérais avec respect ces religieux qui chantaient les louanges du Seigneur à trois cents pas du tombeau de Jésus-Christ ; je me sentais touché à
la vue de cette faible mais invincible milice restée seule à la garde du Saint-Sépulcre, quand les rois l’ont abandonnée : Voilà donc quels vengeurs s’arment pour ta querelle !
Le Père gardien envoya chercher un Turc appelé Ali-Aga pour me conduire à Bethléem.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Troisième partie : Voyage de Rhodes, de Jaffa, de Bethléem et de la mer Morte
Jerusalem (El-Kouds), Citadel and Tower of David between 1898 and 1946
" Nous entrâmes dans Jérusalem par la porte des Pèlerins. Auprès de cette porte s’élève la tour de David. "