L'heure cependant était arrivée où Cécile allait reparaître et rentrer dans Rome.
Un matin, Paschal (c'est lui-même qui le rapporte dans un de ses diplômes) assistait au service divin dans la basilique de Saint-Pierre, près de la Confession. Les clercs psalmodiaient mélodieusement l'office des Laudes matutinales, et le pontife écoutait avec délices l'harmonie des cantiques que l'Eglise fait monter vers le Seigneur au lever du jour. Un assoupissement produit par la fatigue des veilles saintes, vient le saisir sur le siège même où il présidait dans la majesté apostolique. Les chants sacrés ne résonnent plus à son oreille que comme un concert lointain ; mais son oeil fermé aux objets extérieurs est soudain frappé d'une apparition lumineuse. Une jeune dame de grande beauté et parée comme les épouses du Christ, est devant lui. Elle lance sur le pontife un regard pénétrant, et lui dit d'un ton ferme :
" Nous avons des actions de grâces à te rendre. Sur les simples récits du vulgaire, sur de faux bruits, as-tu donc abandonné les tentatives que tu faisais pour me retrouver ? Dans le cours de tes recherches, il y a cependant eu un instant où tu t'es rencontré si près de moi, que nous eussions pu discourir ensemble.
" — Mais, reprit le pontife vivement ému, qui es-tu donc, toi qui me parles avec tant de hardiesse ?
— Puisque tu veux savoir mon nom, dit le personnage céleste, je m'appelle Cécile, servante du Christ."
Paschal, qui savait que les apparitions ne sont pas toujours un indice de la volonté du ciel, repartit :
" Mais comment pourrions-nous le croire ? C'est un bruit répandu depuis longtemps que le corps de cette sainte martyre a été enlevé par les Lombards.
— En effet, dit Cécile, ils m'ont cherchée longtemps et avec insistance ; mais la faveur de ma puissante dame, la Mère de Dieu, toujours vierge, m'a protégée. Elle n'a pas permis que l'on m'emportât au loin, et je suis demeurée au lieu même où j'ai toujours reposé. Tu avais commencé des recherches, continue-les ; car il a plu au Dieu tout-puissant, pour l'amour et pour l'honneur duquel j'ai souffert, de me révéler à toi. Tu enlèveras donc mon corps avec les autres corps saints qui sont près de moi, et tu nous déposeras dans le titre que récemment tu as fait restaurer."
Après ces paroles, la vision disparut.
Le pontife, frappé d'un si solennel avertissement, fit reprendre incontinent les fouilles. Il dut naturellement commencer par la grande crypte attenante à celle des papes, et s'assurer de ce qu'elle contenait. Il n'avait pas sondé la muraille, et l'état de délabrement dans lequel était toute la salle lui avait fait conclure que le corps de Cécile n'était pas en ce lieu. La place du sarcophage étant dissimulée aux regards par une heureuse précaution, Paschal jusqu'alors y avait été trompé comme les Lombards. On voit par les paroles de son récit qu'il s'appuya sur le texte des Actes pour se guider dans ses recherches, ayant conclu de cet écrit que Cécile devait avoir été ensevelie avec les pontifes. On y lit en effet que Cécile fut ensevelie par Urbain, inter collegas episcopos, le compilateur ayant ignoré que le corps de la martyre, déposé par Urbain dans le lieu où plus tard on établit la sépulture des papes, céda sa place, et fut transféré tout auprès. Sa méprise rend raison des incertitudes de Paschal et du peu de succès de ses premières recherches.
La cloison étant enlevée, le sarcophage de Cécile apparut. Il n'avait rien souffert dans les dévastations qui avaient précédé. Cécile y reposait dans son arche de cyprès. Elle était encore revêtue de la robe aux cyclamens d'or avec laquelle Urbain l'avait ensevelie ; les linges qui avaient servi à essuyer ses blessures étaient roulés ensemble et déposés à ses pieds. Paschal atteste, dans son diplôme, avoir touché de ses propres mains ces restes augustes, omnia nostris manibus pertractantes.
Nous trouvons ici une première preuve de la véracité des Actes jusque dans des détails minutieux, et en même temps une garantie de l'exactitude des mémoires sur lesquels leur rédacteur a travaillé. Le diplôme de Paschal, qui a toute la gravité d'un titre de fondation et n'est pas simplement un récit, nous apprend que le corps de Cécile était encore couvert d'une robe tissue d'or. Ce détail est d'une importance secondaire ; mais les Actes l'avaient déjà fourni. Paschal ne dit pas qu'il ait découvert près du corps l'ampoule pleine de sang que l'on a rencontrée si souvent aux tombeaux des martyrs ; ce sont des linges imbibés de sang qu'il a trouvés aux pieds de Cécile. La circonstance de ces linges est caractéristique dans les Actes. Ils attestent une blessure essuyée sur un corps sillonné par le glaive ; ils n'ont rien de commun avec les éponges dont on se servait pour recueillir à terre, après le supplice, le sang épanché des martyrs, qu'on exprimait ensuite sur le vase destiné à le recevoir. Ces linges avec lesquels les Actes disent que l'on avait étanché le sang qui coulait des plaies de la martyre (bibulis linteaminibus extergebant) étaient là, roulés avec précaution, et déposés comme un trophée aux pieds de Cécile.
Des indications recueillies au temps même du martyre ont pu seules mettre le rédacteur du cinquième siècle à même de formuler les détails si précis qu'il donne, et que le récit de Paschal vient confirmer six siècles après. On est en droit de conclure qu'il a eu entre les mains des mémoires antérieurs, et s'il s'est égaré quelquefois, c'est uniquement dans les rares circonstances où il a voulu suppléer par ses conjectures à des détails de temps et de lieu, qu'il ne trouvait pas exprimés sur les documents à l'aide desquels il traçait sa narration.
Paschal atteste avoir trouvé le corps de Valérien non loin de celui de Cécile, et Cécile elle-même dans sa révélation au pontife lui parle des saints qui reposent près d'elle. On sait que les tombeaux des trois martyrs étaient primitivement sur la gauche de la voie Appienne. Pour expliquer leur présence autour du corps de Cécile, on est en droit de penser qu'à l'époque où la tombe de celle-ci fut dissimulée par crainte des Lombards, on aura pris des mesures pour soustraire leurs corps, trop exposés au cimetière de Prétextat, et pour les cacher dans la crypte de Cécile.
Nous devons ajouter ici que la narration de Paschal dans son diplôme est confirmée de tout point par le Liber pontificalis, dans une notice officielle et contemporaine sur ce pontife. Les faits rapportés dans ces deux documents se trouvent par là mis au-dessus de toute discussion.
Cécile venait donc de renaître pour la ville sainte, et elle allait reprendre possession de ces lieux que sa présence avait honorés tant de siècles auparavant. Cette maison, témoin de ses vertus, arrosée de son sang, transmise par elle à l'église romaine, pour être un temple au Seigneur, elle allait la revoir fréquentée par le peuple chrétien, et gardant fidèlement la destination qu'elle-même lui avait donnée au moment de monter au ciel.
Plusieurs mois s'étaient écoulés depuis le jour où Paschal, dans une visite à la basilique, avait résolu de consacrer ses soins au renouvellement de ce sanctuaire. On était au 8 des ides de mai (8 mai) de l'année 822. Le pontife célébra solennellement la dédicace de l'église, restaurée par ses soins, et ce fut sans doute en ce même jour qu'il déposa les saintes reliques sous la Confession.
Il avait fait préparer un sarcophage de marbre pour la vierge à laquelle étaient dus les premiers honneurs d'un si magnifique triomphe. Elle devait y reposer seule dans le coffre de cyprès qui contenait ses restes glorieux. Paschal respecta, comme l'avait fait Urbain, l'attitude de la vierge ; mais il fit garnir les parois intérieures du cercueil d'une étoffe de soie à franges, appelée Quadrapulum, et étendit sur tout le corps un tissu léger, aussi à franges, et formé de l'étoffe qu'on nommait Stauracin. Quand tout fut disposé, on scella une table de marbre sur le tombeau, qui ne devait revoir la lumière qu'après huit siècles.
Un second sarcophage reçut les trois corps de Valérien, de Tiburce et de Maxime ; l'époux de Cécile fut placé entre les deux autres martyrs, et chacun d'eux fut enveloppé dans un linceul particulier. Avant de clore ce second sépulcre, Paschal enleva le chef de Tiburce, que le glaive avait détaché du tronc, et plaça cette pieuse relique du frère de Cécile dans une châsse d'argent du poids de 8 livres, voulant que les fidèles eussent constamment sous les yeux ce témoignage éloquent du courage de nos martyrs.
Paschal avait préparé un troisième sarcophage, dans lequel il déposa les corps de saint Urbain et de saint Lucius, qu'il prit à Sainte-Praxède où il les avait d'abord déposés. Ils furent aussi enveloppés chacun d'un linceul particulier, et le pontife, ayant fermé ce troisième sépulcre, fit élever l'épais mur circulaire qui devait enclore le lieu où reposaient les martyrs.
Un marbre, portant une croix en mosaïque avec une inscription, fut placé dans l'intérieur du souterrain, près du tombeau, pour attester à la postérité la valeur du dépôt que Paschal avait enfoui sous ses ombres impénétrables. On y lisait gravés ces vers :
HANC FIDEI ZELO PASCHALIS PRIMVS AB IMO
ECCLESIAM RENOVANS DVM CORPORA SACRA REQVIRIT
ELEVAT INVENTVM VENERANDAE MARTYRIS ALMAE
CAECILIAE CORPVS HOC ILLUD MARMORE CONDENS
LVCIVS VRBANVS HVIC PONTIFICES SOCIANTVR
VOSQVE DEI TESTES TIBVRTI VALERIANE
MAXIME CVM DICTIS CONSORTIA DIGNA TENETIS
HOS COLIT EGREGIOS DEVOTE ROMA PATRONOS
Lorsque, par le zèle de la foi, Paschal rebâtissait cette église depuis les fondements, s'étant mis à la recherche des saintes reliques, il découvrit et leva le corps de l'auguste martyre Cécile ; c'est sous ce marbre qu'il l'a déposé. Les pontifes Lucius et Urbain sont avec elle, et vous aussi témoins de Dieu, Tiburce, Valérien, Maxime, vous y occupez une place digne de vous. Ici reposent ceux que Rome vénère comme ses puissants protecteurs.
L'autel principal de la basilique s'élevait au-dessus de l'enceinte des tombeaux ; on avait, selon l'usage, pratiqué dans sa masse une ouverture munie d'une grille mobile, et appelée fenestella. Dans l'intérieur et à travers les marbres, s'ouvrait un conduit vertical, au moyen duquel on faisait parvenir jusqu'à la tombe de Cécile les linges appelés brandea, que l'on remontait ensuite sanctifiés par ce contact sacré, pour être distribués comme de précieuses reliques.
La basilique que le pontife avait ornée et pourvue avec tant de munificence était disposée selon la forme que l'on gardait alors dans toutes les églises de Rome. Une cour environnée d'un portique, avec une fontaine au centre, précédait, l'édifice qui s'étendait sur trois nefs. A droite, en entrant dans l'église, mais en dehors du collatéral, on trouvait la salle de bain où Cécile rendit le dernier soupir, et dont nous parlerons plus tard. Au-dessus des colonnes de la grande nef, Paschal fit peindre la série des pontifes romains, depuis saint Pierre jusqu'à lui, en. la manière qu'on les voyait dans les basiliques de Saint-Pierre et de Saint-Paul.
Entre l'abside et la grande nef s'élevait, selon la coutume, un arc triomphal couvert d'une mosaïque étincelante. Au centre brillait la Mère de Dieu sur un trône, tenant l'Enfant divin assis sur ses genoux ; deux anges debout l'accompagnaient, l'un à droite, l'autre à gauche. De chaque côté, cinq vierges, séparées chacune par un palmier, s'avançaient vers le trône du Fils et de la Mère, présentant chacune une couronne. Plus bas, à la naissance du cintre, les vingt-quatre vieillards de l'Apocalypse, douze à droite, et douze à gauche, élevaient leurs couronnes vers le Christ, à la gloire duquel cet arc de triomphe était consacré.
La mosaïque de l'abside ne fut exécutée qu'après la translation des saints martyrs, et Paschal voulut en faire le monument principal d'un événement si honorable pour la basilique. Conservée jusqu'à nos jours, elle a vu pâlir l'éclat de ses riches émaux, sans en être pour cela moins vénérable. Au centre paraît la figure du Christ, debout, revêtu d'un manteau tout éclatant d'or. De sa droite, il bénit à la manière grecque, et tient de la gauche le rouleau des Evangiles. Le mosaïste byzantin a représenté saint Pierre à la gauche du Sauveur, parce que la gauche était le côté d'honneur chez les Grecs. Le Prince des apôtres est couvert d'un manteau d'argent, et tient les deux clefs, symbole de la puissance. Après lui paraissent Valérien et Cécile : le premier revêtu aussi d'un manteau d'argent, et tenant dans ses mains une couronne dentelée ; la vierge, les cheveux ceints d'une bandelette, le cou orné d'un collier de perles à trois rangs. Le manteau et la robe de Cécile sont d'or, et elle tient une couronne formée de deux rangs de perles. Un palmier chargé de fruits est près d'elle, et arrête la scène de ce côté.
A la droite du Sauveur est saint Paul, enveloppé dans un manteau d'or, et portant le livre des Evangiles richement relié. Après lui paraît sainte Agathe, couronnée d'un diadème et revêtue d'une robe d'or, rehaussée d'une riche parure de perles. Elle appuie la main droite sur l'épaule de Paschal, qui est revêtu de la chasuble antique et du pallium, et qui tient dans ses mains un petit édifice représentant l'église de Sainte-Cécile, dans la dédicace de laquelle il associa le nom de sainte Agathe à celui de la vierge romaine. Le nimbe de Paschal est carré, pour signifier qu'il était vivant encore. Un palmier chargé de fruits borne aussi la scène de ce côté ; mais un phénix pose sur une de ses branches supérieures, pour rappeler l'oiseau symbolique que Cécile fit graver sur la tombe de Maxime.
La bordure inférieure de la mosaïque offre l'Agneau de Dieu sous les pieds duquel coulent cinq fleuves, antiques symboles des fontaines vivifiantes qui émanent des plaies du Rédempteur. De chaque côté, six agneaux s'avancent vers l'Agneau divin. Au sommet de l'abside on aperçoit encore le monogramme de Paschal, et dans la partie inférieure de cet immense tableau, on lit toujours l'inscription en vers par laquelle il dédie à Cécile ce somptueux monument de l'art byzantin. Elle est ainsi conçue :
HAEC DOMVS AMPLA MICAT VARIIS FABRICATA METALLIS
OLIM QVAE FVERAT CONFRACTA SVB TEMPORE PRISCO
CONDIDIT IN MELIVS PASCHALIS PRAESVL OPIMVS
HANC AVLAM DOMINI FIRMANS FYNDAMINE CLARO
AVREA GEMMATIS RESONANT HAEC DINDIMA TEMPLI
LAETVS AMORE DEI HIC CONIVNXIT CORPORA SANCTA
CAECILIAE ET SOCIIS RVTILAT HIC FLORE IVVENTVS
QVAE PRIDEM IN CRYPTIS PAVSABANT MEMBRA BEATA
ROMA RESVLTAT OVANS SEMPER ORNATA PER AEVVM
Ce vaste temple, où brille aujourd'hui l'émail de tant de métaux précieux, tombait en ruine naguère sous les coups du temps. Le pontife Paschal, dans sa munificence, l'a relevé plus beau. Il a assis cette maison de Dieu sur les plus riches fondements ; mais le sanctuaire, tout éclatant d'or, étincelle du mélange harmonieux des pierres précieuses. C'est ainsi que, plein d'allégresse, Paschal a réuni, pour l'amour du Seigneur, les corps sacrés de Cécile et de ses compagnons. Cette famille, brillante de jeunesse, dont l'heureuse dépouille fut si longtemps cachée à tous les regards, sous l'ombre des cryptes, repose maintenant ici. Rome en tressaille de joie, et la gloire qui en rejaillit sur elle l'embellit à jamais.
Tels furent les témoignages de la piété de Paschal envers Cécile, et les splendeurs dont il orna sa basilique. Mais il ne lui suffisait pas d'avoir relevé la demeure de la martyre ; il voulut encore assurer d'une manière permanente le tribut d'hommages, qui, jour et nuit, monterait de ce saint lieu vers le Christ et sa fidèle épouse. Par ses largesses, un choeur de moines fut installé près de l'église, pour y chanter les louanges divines. Il fit bâtir le monastère au lieu appelé Colles jacentes, et le dota des biens d'un hospice que son prédécesseur saint Léon III avait fondé près de la basilique de Saint-Pierre, sur un emplacement occupé autrefois par la Naumachie dont nous avons parlé précédemment, et qui avait donné son nom à tout le quartier. Cet hospice n'avait pas prospéré longtemps, et était déjà abandonné.
L'éclat que répandit la découverte du corps de Cécile par Paschal, et le renouvellement de sa basilique dans la ville sainte où les pèlerins ne cessaient d'affluer du monde entier, ranima toujours plus dans la chrétienté le culte de la vierge romaine.
Son nom, inséré au Canon de la messe, rendait sa mémoire impérissable ; mais son apparition soudaine dans toute la majesté de son martyre sembla lui donner une nouvelle naissance.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 287 à 297)