En suivant, comme nous le faisons, les progrès de l'Eglise chrétienne, nous avons perdu de vue l'affreux César que Dieu, dans sa colère, laissait dominer sur Rome païenne.
Néron, après ses pacifiques débuts, n'avait pas tardé à développer un caractère dont tous les vices à la fois se disputaient l'empire. Il devait être, et il fut le premier persécuteur de l'Eglise. En attendant le moment où nous aurons à le montrer en cette qualité, laissant de côté beaucoup de détails qui trouveraient utilement leur place dans un récit moins circonscrit, il nous faut signaler ici, sous le rapport topographique, certains travaux qu'il entreprit, au point de vue de ses plaisirs, sur un terrain hors de l'enceinte de Rome, vers lequel se concentrera bientôt le principal intérêt de notre histoire.
Au delà du Tibre, en face du Champ de Mars, s'étendait une vaste plaine à laquelle conduisait le pont appelé Triomphal. Ce pont mettait en communication avec la ville les deux voies Triomphale et Cornelia, qui toutes deux se dirigeaient vers le nord. A partir du fleuve, la plaine était bordée à gauche par le Janicule, au fond par les monts Vaticans, dont la chaîne se continuait à droite en amphithéâtre. Près de la rive du Tibre, le terrain était occupé par d'immenses jardins qui étaient la propriété de la gens Claudia. Néron, qui posséda ces terrains, y joignit les jardins de sa tante Domitia, contigus aux premiers, mais situés plus au nord.
Lorsque, sortant de la ville, on avait franchi le pont Triomphal, on rencontrait bientôt le lieu d'une Naumachie, œuvre de Jules César, qui voulut donner au peuple le spectacle d'une bataille navale, dans les fêtes qui suivirent la défaite de Thapsus et la mort de Métellus Scipion. Cette Naumachie est la première qui ait été creusée dans Rome, et, bien qu'elle n'ait pas été longtemps en usage, on voit par de nombreux monuments que son nom servait à désigner la plaine Vaticane, sur laquelle elle avait été construite (CANCELLIERI, De Secretar. basil. Vatic.). Il faut se garder de confondre la Naumachie de César, dont parle Suétone, avec celle que fit ouvrir Auguste dans le quartier du Transtévère, près du Janicule, et qui était entourée d'un bois.
Néron se fit un lieu de plaisance des jardins dont nous venons de parler, et il n'épargna rien pour les rendre convenables à son but. Plantations, constructions luxueuses, tout y fut réuni, et dans son goût pour les courses de chars, il compléta cet ensemble par un hippodrome, dans lequel le peuple romain pouvait être admis, par la faveur de César, lorsqu'il plaisait à celui-ci de présenter à l'admiration publique le premier cocher de l'Empire.
A l'ouest de la plaie Vaticane, et au delà des jardins de Néron, était un cirque de vaste étendue, que l'on désigne ordinairement sous le nom de ce prince, bien qu'il ait dû sa première origine à Caligula, qui fit apporter d'Egypte l'obélisque destiné à marquer le point central de la Spina. C'est celui que Sixte-Quint a fait dresser sur la place de Saint-Pierre. Son premier emplacement est encore marqué par une inscription sur le sol, près du flanc gauche de la basilique, dont les murs en cette partie posent sur les substructions mêmes du cirque. II est nécessaire de spécifier d'avance tous ces lieux, où nous serons ramenés bientôt. En dehors du cirque, vers son extrémité occidentale, s'élevait un temple d'Apollon, divinité protectrice des jeux publics. A l'autre extrémité, commençait la déclivité des monts Vaticans, et vers le milieu, en face de l'obélisque, était planté un térébinthe connu du peuple. Ces détails sont complétés à l'aide du Liber pontificalis et de deux manuscrits cités par Bosio, l'un du Vatican, l'autre de la bibliothèque de Saint-Jean de Latran.
La voie Cornelia et la voie Triomphale débouchaient à distance, la première longeant le cirque à droite, et la seconde allant rejoindre la voie Claudia par le pied des monts Vaticans. Sur les terrains situés entre ces deux voies, existait un praedium, qui devint ou continua d'être la propriété des Cornelii. La pensée d'y creuser un hypogée chrétien se présenta à l'esprit de Pudens, car il avait à cœur de continuer envers son hôte vénérable, après son trépas, l'hospitalité qu'il s'honorait de lui offrir durant sa vie. Le sol de la plaine Vaticane, argileux et léger, se prêtait à ce projet, et la crypte fut ouverte. Nul endroit de Rome ne convenait mieux à une fin si auguste. De tout temps quelque chose de mystérieux avait plané sur le Vatican. Les Romains y considéraient avec respect un vieux chêne que d'antiques traditions disaient antérieur à la fondation de Rome. On parlait d'oracles qui s'étaient fait entendre en ces lieux. Et quel emplacement convenait mieux pour son repos à ce vieillard qui était venu conquérir Rome, qu'un hypogée sous ce sol vénéré, ouvrant sur la voie Triomphale et s'étendant jusqu'à la voie Cornelia, unissant ainsi les souvenirs de Rome victorieuse et le nom des Cornelii désormais inséparable de celui de Pierre ?
Cette même époque vit creuser encore d'autres catacombes destinées à abriter les sépultures chrétiennes. Le cimetière Ostrianum, qui dut naturellement produire de nouvelles galeries, ne pouvait plus suffire à la population chrétienne de Rome. En outre, les nobles personnages qui avaient embrassé la foi devaient songer à construire, pour leur sépulture et celle des membres de leurs familles, qui leur étaient unis de croyance, des hypogées qui fussent à l'abri de toute superstition païenne. Là aussi, elles pouvaient offrir asile à la dépouille mortelle de leurs amis, et pratiquer dans ces lieux funèbres, toujours entourés du respect des Romains, des réunions qui, sans attirer une attention indiscrète, se transformaient aisément en assemblées religieuses.
La crypte Vaticane était déjà ouverte en l'an 67, puisqu'on put y déposer le corps de Pierre après son martyre. Le zèle ardent de Lucine ne faisait pas défaut dans cette œuvre nouvelle, et nous verrons que, dès la même époque, elle avait déjà ouvert le sol sur plusieurs voies, dans des praedia dont elle avait la propriété. Priscille, l'épouse de Cornélius Pudens, qui nous est déjà connue, commençait en même temps sur la voie Salaria la crypte qui porte son nom dès la plus haute antiquité. Tels étaient les premiers essais de Rome souterraine, en ces années où Pierre tenait encore en ses mains augustes le gouvernail du vaisseau de l'Eglise.
Ainsi le christianisme dans Rome florissait et se développait sans qu'aucune entrave politique eût jusqu'ici menacé ses progrès. Le seul obstacle qu'il rencontrait, et qu'il devait vaincre, était l'impopularité. Le Seigneur l'avait annoncé lui-même : "Vous serez en haine à tous, avait-il dit, à cause de mon nom". (Matth., X.). Un homme de la société polie de Rome, Tacite, témoigne, sans s'en douter, de l'accomplissement littéral de cette prophétie, lorsqu'il nous désigne les chrétiens, sous Néron, comme "chargés de la haine du genre humain" (Annal., XV.). Les odieuses et absurdes calomnies qui furent lancées sur eux, et qui obtinrent créance, sous les Antonins, dans tout l'Empire, n'avaient cependant pas encore été produites. En attendant, un instinct suscité par l'ennemi de Dieu et des hommes s'irritait contre ce que le monde appelait "la superstition étrangère", et un préjugé sauvage repoussait avec horreur des citoyens qui ne cherchaient qu'à s'effacer, et qui remplissaient avec la plus entière fidélité les devoirs privés et les obligations sociales. On apprenait que leur nombre s'accroissait sans cesse, et que ce n'était pas seulement dans les classes populaires que se rencontraient les sectateurs de la nouvelle religion.
L'instigation des juifs, irrités toujours plus contre le christianisme, était pour beaucoup dans cette aversion. L'esprit d'intrigue servait leur haine, rendue plus implacable par l'avancement de la foi chez les gentils. Méprisés de la société romaine, ils n'y faisaient pas moins sentir leur influence. Poppée, la seconde femme de Néron, celle dont Tacite a dit "qu'elle avait tout, excepté l'honnêteté", se laissait approcher par eux avec assez de faveur pour avoir mérité de la part de l'historien Josèphe l'épithète de theosebes. Néanmoins, le prosélytisme juif éprouvait une décadence sensible, tandis que les conversions à la doctrine des apôtres ne s'arrêtaient pas.
Pierre, dans sa solennelle Epître, avait annoncé les jours de l'épreuve comme ne devant pas tarder ; l'explosion de la persécution fut subite.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 116 à 121)