Un incident inattendu vint mettre fin à cette affreuse tourmente qui désola l'Eglise, et, s'étendant hors de Rome, produisit des martyrs en diverses contrées.
Domitien fit amener d'Orient et comparaître devant lui deux juifs de la famille de David, qui étaient petit-fils de l'apôtre saint Jude, parent du Seigneur. La politique de César avait pris quelque ombrage au sujet des descendants d'une race royale qui représentaient par le sang, non seulement la nation que Rome venait d'écraser, mais le Christ lui même que ses disciples exaltaient comme le suprême roi du monde. Domitien fut à même de constater que ces deux humbles juifs ne pouvaient être un péril pour l'Empire, et que s'ils regardaient le Christ comme le dépositaire du pouvoir souverain, il s'agissait d'un pouvoir qui ne devait s'exercer visiblement qu'à la fin des siècles.
Le langage simple et courageux de ces deux hommes fit impression sur Domitien, et, au rapport de l'historien Hégésippe, auquel Eusèbe a emprunté les faits que nous venons de raconter, il donna des ordres pour suspendre la persécution. Mais si l'Eglise allait désormais respirer quelques instants, la mesure des crimes de Domitien était comblée. "Cette bête féroce qui semblait, comme dit Pline le Jeune, mettre ses délices à lécher le sang de ses proches" (Paneg., LXVIII), trouva l'occasion de sa perte dans le meurtre de Flavius Clemens. C'est la remarque de Suétone lui-même, et Philostrate, dans la Vie d'Apollonius, signale la mort violente de Domitien, comme un effet de la colère du ciel, irrité du crime qu'il avait commis à l'égard du vertueux consul. L'accord de ces deux païens atteste l'estime dont avait joui Flavius Clemens, et fait contrepoids aux termes méprisants que Suétone s'est permis. Le martyr était le second membre de la famille de Domitien immolé par le tyran, qui, s'il n'avait pas versé le sang des deux Domitille, les avait précipitées du faîte des grandeurs dans les angoisses d'un honteux et cruel exil. Ce fut par ce côté que la vengeance divine fondit sur lui.
Une conjuration de palais, amenée par la découverte subite d'un projet sanguinaire de Domitien contre l'impératrice elle-même, contre les deux préfets du prétoire, et plusieurs hauts personnages de la cour, éclata le 18 septembre de l'année 96. Au nombre des conjurés se trouvait un affranchi de Flavia Domitilla, nommé Stéphane. Il était intendant des biens de la veuve du consul, et ressentait d'autant plus vivement l'indigne traitement fait à sa maîtresse. Ce fut lui qui introduisit les autres conjurés, et qui porta le premier des sept coups de poignard par lesquels Rome et l'Empire furent délivrés du monstre, qui trop longtemps avait offert au monde l'ignoble copie des crimes, des débauches et des impiétés de Néron.
La même année 96 vit se clore le pontificat d'Anaclet. Il fut enseveli près de saint Pierre dans la crypte Vaticane, et eut pour successeur Evariste. Le nouveau pontife était un juif hellène, né à Antioche. Son père, nommé Judas, était sorti de Bethléem. Le clergé de Rome comptait dans ses rangs un certain nombre d'Orientaux, et souvent, comme nous le verrons, le pontife était pris parmi eux. Il résulte aussi de l'ensemble des monuments que, jusque dans le troisième siècle, la langue de l'église romaine était la langue grecque.
En même temps que le pontificat chrétien, l'Empire se renouvelait en cette année 96. Evariste succédait à Anaclet, et l'honnête Nerva s'asseyait pour deux ans sur le trône impérial rendu vacant par le meurtre de Domitien. Son premier soin fut de révoquer, avec le concours du sénat, les sentences d'exil et de proscription qui avaient été décrétées sous le régime précédent. Nous apprenons de saint Jérôme que cette mesure fut appliquée en particulier à saint Jean, qui put enfin quitter Patmos et revoir Ephèse, où il écrivit son Evangile, et termina bientôt sa sainte et laborieuse carrière.
Durant les années de son séjour dans l'île de Patmos, Dieu lui avait manifesté les mystères de l'avenir. Jean avait vu le sort futur de cette Rome qui se résignait à vivre sous le sceptre d'un Néron et d'un Domitien, et gardait toutes ses indignations pour les amis de Dieu. Elle s'appelait elle-même la ville éternelle, mais ses jours étaient comptés. A elle de tenir encore unies sous un même joug les nations de la terre, afin de faciliter la prédication de l'Evangile ; à elle de diriger contre les saints, durant deux siècles encore, tous les efforts de sa cruauté ; à elle de fournir ainsi l'éternel, argument de l'établissement surnaturel du christianisme : mais elle est jugée et condamnée sans retour. Rome doit périr, les Antonins ne la sauveront pas, et les empereurs chrétiens eux-mêmes ne réussiront pas à lui enlever le caractère de la bête. L'arrêt qui l'a vouée à la destruction est sans appel. Déjà le flot des Barbares s'avance, il monte et rien ne l'arrêtera, jusqu'à ce qu'il ait submergé Rome païenne ; mais, dans ce déluge, les basiliques des martyrs surnageront, et la nouvelle Rome, la Jérusalem nouvelle, à la construction de laquelle nous assistons, apparaîtra pour durer jusqu'à ce que vienne le Seigneur.
Ecoutons le martyr de la porte Latine :
" Et il vint un des sept anges qui me parla et me dit : Viens, je te montrerai la condamnation de la grande prostituée qui est assise sur les grandes eaux. Et je vis une femme assise sur une bête de couleur écarlate, pleine de noms de blasphème, qui avait sept têtes et dix cornes, et cette femme était couverte de pourpre, et elle tenait à la main un vase d'or plein d'abomination et de l'impureté de sa fornication. Et, sur son front, ce nom était écrit : Mystère : la grande Babylone, la mère des fornications et des abominations de la terre. Et je vis cette femme ivre du sang des saints et du sang des martyrs de Jésus. Et l'ange me dit : Les sept têtes sont les sept collines sur lesquelles est assise la femme. Les dix cornes sont dix rois, à qui le royaume n'a pas encore été donné. Ils combattront contre l'Agneau, et l'Agneau les vaincra. Ce sont eux qui réduiront la prostituée à la désolation, qui la dénuderont, dévoreront ses chairs et la feront brûler au feu. Les eaux sur lesquelles la prostituée est assise, ce sont les peuples, les nations et les langues. Et la femme que tu as vue, c'est la grande ville qui règne sur les rois de la terre. Ciel, fais éclater ta joie sur elle, et vous aussi, saints apôtres et prophètes; car Dieu a jugé votre cause contre elle.
" Et alors un ange plein de force leva en haut une pierre, comme une grande meule, et la jeta dans la mer en disant : C'est avec cette rapidité qu'elle sera précipitée, Babylone, cette grande ville, et on ne la trouvera plus. Et on a trouvé dans cette ville le sang des prophètes et des saints, et de tous ceux qui ont été mis à mort sur la terre. Et j'entendis ensuite comme la voix d'une nombreuse troupe qui était dans le ciel et qui disait : Alléluia ! Salut et gloire et puissance à notre Dieu ; parce que ses jugements sont véritables et justes ; parce qu'il a porté son jugement sur la grande prostituée qui a corrompu la terre par sa prostitution, et parce qu'il a vengé le sang de ses serviteurs, qu'elle a répandu de ses mains. Et ils dirent une seconde fois : Alléluia ! Et la fumée de son embrasement monte dans les siècles des siècles."
(Apoc. XVII, XVIII, XIX.)
Rome et l'Empire romain ne pouvaient donc plus être sauvés, et l'on ne peut qu'être étonné de la naïve simplicité avec laquelle certains historiens croyants, écrivant l'histoire de l'Empire, passent tour à tour de la crainte à l'espérance à mesure que se déroule la succession des Césars. Si le colosse de Rome s'est écroulé, c'est, selon eux, par la faute de celui-ci, par la négligence de celui-là ; si l'on s'y fût pris de telle manière, tout était sauvé. Nous chrétiens, nous savons et nous croyons fermement que Rome était condamnée à mort par arrêt divin, pour avoir sanctionné toutes les idolâtries, depuis le grossier fétichisme jusqu'à l'adoration non moins grossière de César, pour avoir bu le sang des martyrs, et l'avoir fait répandre par torrents dans le monde entier.
On a dû remarquer que la révélation de saint Jean confirme l'appellation de Babylone que saint Pierre avait attribuée à Rome dans sa première Epître. Ce terme prophétique avait une application trop évidente quand il s'agissait d'une ville que le prince de ce monde avait choisie pour le siège de sa puissance, et d'où il se faisait adorer des peuples. C'était pourtant dans ce centre de l'infidélité que Pierre avait déposé le germe de la foi chrétienne, et, depuis la deuxième année du règne de Claude, ce germe s'était déjà développé en un grand arbre. Nous en trouvons une preuve matérielle dans ce que le Liber pontificalis nous rapporte au sujet d'Evariste, lorsqu'il dit que ce pape divisa entre les vingt-cinq prêtres les titres de la ville. Saint Pierre, ainsi que nous l'avons dit, avait désiré voir s'élever à ce nombre les sanctuaires chrétiens de Rome. Cletus avait consacré les prêtres destinés à les desservir, et Evariste se trouvait en mesure de les installer chacun dans une de ces églises domestiques, que la piété des chrétiens avait successivement assignées à la célébration du culte divin.
Ceci nous ramène tout naturellement à la vallée du Viminal, berceau du christianisme dans Rome.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 238 à 244)