La tranquillité dont jouissait l'Eglise de la part des païens sous Victor, continuait d'être troublée au dedans par les hérésies, dont le flot montait sans cesse.
Les montanistes intriguaient pour obtenir du pontife quelques marques de bienveillance dont ils auraient abusé ; ils furent repoussés. Le danger de cette secte exaltée et rigoriste dut être considérable lorsqu'on voit un homme aussi éminent que Tertullien, prêtre de Carthage, venu à Rome comme au centre du christianisme pour en approfondir mieux la doctrine, glisser à son tour dans l'erreur, et perdre au profit des nouveaux illuminés la plus grande partie des talents qu'il avait reçus pour être le soutien et la lumière de l'Eglise.
D'autre part, une attaque plus formidable encore se préparait. Sabellius commençait déjà ses ravages en Asie, et dans son système, il ne s'agissait de rien moins que d'enlever la distinction des personnes dans l'essence divine, et d'abolir la foi à la Trinité sur laquelle le christianisme s'appuyait tout entier. Le troisième siècle vit ces grands combats, et Calliste eut la gloire de formuler la profession de foi qui conciliait l'unité de la divine essence avec la distinction des personnes. Son ennemi se trouva frappé par cette sentence doctrinale, et, s'il ne se soumit pas, son aveu n'en est pas moins formel, que le monde entier accepta la définition de Calliste. C'est tout ce qu'il fallait à l'Eglise. Il était à prévoir que l'arianisme naîtrait un jour de ces discussions sur la Trinité ; mais, en attendant le symbole de Nicée, la formule que Calliste élabora dans son concile romain suffit à préserver dans toute l'Eglise la foi qu'avaient enseignée les apôtres, et que la formule même du baptême instituée par le Christ devait protéger toujours. Trois personnes distinctes dans une essence unique, tel avait été, tel resta le symbole du christianisme en tous lieux.
En attendant, l'église romaine, sous Victor ne manquait ni de vigilance ni de lumière. Le pontife avait la science en partage ; il sut démêler un précurseur direct d'Arius dans la personne d'un certain Théodote, venu de Byzance, et qui, après avoir renié le Christ durant la persécution de Marc-Aurèle, avait trouvé moyen de se mêler parmi les fidèles de l'église de Rome. Théodote niait expressément la divinité de Jésus-Christ, et Victor le sépara de l'Eglise. Un ancien auteur contemporain, cité par Eusèbe au sujet de cette nouvelle école de blasphème, fait appel contre elle au témoignage des auteurs chrétiens qui ont précédé, et invoque en passant le témoignage des chants liturgiques. "Les psaumes et les cantiques de nos frères, composés depuis longtemps déjà, ne célèbrent-ils pas le Christ, Verbe de Dieu ? ne reconnaissent-ils pas sa divinité ?" (Hist. eccles., lib. V, cap. XXXVIII.) Cet appel fait aux chants liturgiques, comme exprimant la foi, est digne de remarque, en même temps qu'il rappelle ces hymnes au Christ que chantaient le dimanche les chrétiens de Bithynie, selon le rapport de Pline le Jeune, dans sa lettre à Trajan.
Cependant le triste règne de Commode touchait à sa fin. L'année 192 vit périr honteusement le fils de Marc-Aurèle, et la dynastie des Antonins s'éteindre dans la honte et l'impuissance. Si l'on s'en rapporte aux historiens, Marcia n'aurait pas été exempte de complicité dans la mort de Commode ; elle l'eût fait tuer pour sauver sa propre vie. En ce cas, la question de savoir si cette princesse a appartenu au christianisme se trouverait résolue par la négative, Tertullien n'ayant pas craint, peu d'années après, d'avancer, dans son Apologétique, que nul chrétien n'avait jamais trempé dans le meurtre d'un César.
L'Empire, après avoir vu passer comme des ombres Helvius Pertinax, Didius Julianus et Pescennius Niger, se donna enfin à Septime Sévère, soldat africain, ami des lettres, et en même temps assez fort et assez habile pour relever un moment l'Empire affaissé.
Ce nouveau César montait sur le trône avec des dispositions presque favorables à la religion chrétienne. Dans son enfance, il avait été guéri d'une maladie grave par un esclave chrétien, nommé Proculus Torpacion, qui avait fait sur lui une onction au nom du Christ. Devenu empereur, il se souvint de ce chrétien, le fit chercher, et le garda dans son palais tant qu'il vécut.
L'influence de Proculus fit choisir une chrétienne pour nourrice de Caracalla, fils aîné de Sévère. Cet empereur n'avait pas été sans remarquer qu'aucun chrétien ne s'était trouvé mêlé aux mouvements politiques de Niger et d'Albin, qui lui avaient disputé l'Empire. D'un autre côté, le nombre considérable des membres de la haute société romaine, qui avaient donné leurs noms au christianisme, surtout depuis l'immolation de Cécile, faisait comprendre à un homme nouveau le besoin d'avoir quelques égards pour une croyance dont les adhérents devenaient toujours plus nombreux, et se recrutaient autant dans l'aristocratie que dans le peuple.
L'importance qu'il mettait à ménager cet élément avec lequel l'Empire, s'il avait une politique sensée, devait songer à compter désormais, l'amena au début de son règne (190) jusqu'à risquer sa popularité, ainsi que nous l'avons dit déjà, en lui faisant couvrir de sa protection des sénateurs et des sénatrices contre lesquels des cris menaçants se faisaient entendre. (Tertull., Ad Scapulam.) L'abstention de ces clarissimes, à l'égard de certaines fêtes civiques entachées de paganisme, avait sans doute irrité le vulgaire idolâtre. Tels furent les débuts de l'empire de Sévère à l'égard du christianisme ; dix ans après, il s'inscrivait parmi ses plus ardents persécuteurs, et publiait un édit qui produisit dans toute l'Eglise un nombre immense de martyrs.
Durant la trêve, Victor poursuivait le cours de son tranquille pontificat. Ce fut dans ses dernières années qu'il résolut de terminer enfin la grande affaire de la Pâque. Depuis le Constitutum de Pie Ier, les pontifes auxquels succédait Victor avaient préparé les voies. Nous avons dit les ménagements dont Anicet crut devoir user envers le vénérable évêque de Smyrne ; mais Soter et Eleuthère, qui vinrent après, reprirent la ligne de conduite que Pie avait tracée, et s'ils ne crurent pas devoir presser les évêques de l'Asie Mineure, il était, aisé de voir qu'ils n'avaient rien de plus à coeur que de faire disparaître cette origine de judaïsme qui concernait encore plusieurs des florissantes chrétientés de l'Orient. Avant de renouveler le Constitutum de Pie, dont l'indulgence d'Anicet avait suspendu l'effet, Victor résolut de provoquer une manifestation du sentiment des diverses églises, afin de confondre les récalcitrants par la vue de leur petit nombre. Il ordonna donc que l'on tînt de nombreux conciles dans l'Eglise.
Eusèbe, de qui nous tenons ces faits, a eu entre les mains les Actes de plusieurs de ces assemblées. Nous savons en particulier par cet historien, que l'on réunit à ce sujet plusieurs conciles dans les Gaules ce qui renverse de fond en comble le système de ceux qui voudraient faire croire que le christianisme n'a été prêché dans ce pays qu'au milieu du troisième siècle. Le dissentiment sur le jour de célébration de la Pâque se manifesta seulement dans l'Asie Mineure, et des plaintes se firent jour par une lettre de Polycrate, évêque d'Ephèse, qui voulait à tout prix conserver la tradition judaïque. Victor pensa qu'il ne pouvait plus hésiter, et il déclara retranchés de l'unité de l'Eglise les évêques de cette contrée. Cette sentence parut trop rigoureuse à plusieurs, entre autres à saint Irénée. Eusèbe a conservé un fragment de la lettre par laquelle le saint évêque de Lyon essaya d'adoucir la sévérité du pontife.
Au reste, les églises de l'Asie Mineure ne persévérèrent pas longtemps dans leur pratique erronée, et la sentence de Victor obtint le but que se proposait le pontife. Dès le commencement du troisième siècle, selon le témoignage de saint Athanase, les restes de la secte des quartodécimans ne se rencontraient plus que dans la Syrie, dans la Cilicie et dans la Mésopotamie. (Epist. de Synod. Ariminensi et Seleuciensi.) Victor survécut peu de temps à cette grave mesure, dans laquelle il n'avait fait que suivre la ligne tracée par ses prédécesseurs. Il mourut en 197, après douze années de pontificat, et il fut le dernier des papes ensevelis dans la crypte Vaticane.
L'église romaine lui donna pour successeur Zéphyrin, romain de naissance et fils d'un certain Abundius. Les premières années de ce nouveau pontife s'écoulèrent dans la paix dont l'Eglise avait joui au temps de Victor. Les dispositions favorables de Sévère envers les chrétiens duraient encore, et en l'année 197 rien ne faisait présager la tempête.
Nous arrêtons ici l'essai que nous nous étions proposé d'écrire sur la société romaine aux deux premiers siècles, dans ses rapports avec le christianisme. Les faits que nous avons rassemblés nous semblent avoir mis dans tout son jour l'influence providentielle, par laquelle Dieu voulut que le patriciat romain aidât à l'avènement du christianisme. Nul homme de bonne foi ne pourra dire, en présence de tels faits, que le christianisme ne fut dans ses débuts qu'une secte vulgaire, ignorante et superstitieuse. Les Ecritures du Nouveau Testament, soumises aux regards de tant de personnes appartenant à la plus haute civilisation, et recevant de leur part un respect et une adhésion qu'on ne saurait contester, apparaissent désormais comme originales et authentiques. Il n'était pas permis d'oublier que la civilisation romaine ne s'éleva jamais plus haut qu'au siècle d'Auguste et au siècle des Antonins, et il faut, bon gré, mal gré, convenir que l'élite de cette société fournit dès le début et sans interruption des fidèles à l'Eglise chrétienne.
S'il nous eût été possible de continuer les mêmes études sur le troisième siècle, nul doute que nous n'eussions eu à signaler une foule de traits dans lesquels se fût révélée la prépondérance pacifique du christianisme, à cette époque qui touche de si près à son triomphe définitif. Mais les adversaires que nous avons en vue, consentant à reconnaître qu'alors le christianisme s'organise enfin et commence à prendre la forme qu'il conservera désormais, nous avons préféré montrer que, dès son origine jusqu'au troisième siècle exclusivement, il avait été en tout semblable à lui-même, complet dans ses croyances, intègre dans ses monuments, et fixé dans son organisation.
Nous voulions aussi faire voir à quel degré la Rome antique fut providentiellement chargée de donner la main à la Rome nouvelle. Cette thèse demandait que nos récits ne s'étendissent pas au delà du terme où nous nous arrêtons. L'extinction successive des anciennes familles du patriciat romain est un fait dans la nature des choses comme dans la réalité historique, et l'aristocratie du troisième siècle n'est déjà plus celle des beaux temps de Rome. Une narration, qui s'étend du centurion Cornélius à Cécile, se trouve donc renfermer dans les noms qu'elle relate la dernière époque de la vraie aristocratie romaine.
Désormais, rentrant dans les limites d'une monographie, il ne nous reste plus qu'à suivre les traces de notre héroïne à travers les âges, montrant tout ce que sa mémoire a recueilli d'hommages dans la suite des siècles, tout ce qui est demeuré attaché de charme et de grandeur au souvenir de celle qui ne résuma en elle-même toutes les splendeurs de la Rome antique, que pour en faire l'un des plus insignes trophées de la Rome nouvelle.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 216 à 224)