La Providence divine avait préparé Rome pour servir de fondement à l'édifice du christianisme, lorsque le moment serait venu d'appeler tous les peuples à l'adoption céleste. Les annales de Rome sont la clef des temps, de même que le bassin de la Méditerranée, avec ses rivages habités par tant de peuples divers, devait être le témoin et le théâtre des destinées de la race humaine tout entière. L'Assyrie et la Perse semblèrent un moment devenues le centre d'une assimilation redoutable des nationalités orientales, et déjà elles menaçaient l'Occident ; pour réduire à néant ces puissances colossales, mais éphémères, il fallut peu d'années à un jeune roi parti de la Grèce. Quant à l'Egypte, son rôle était déjà fini. Ce n'était cependant pas par les armes que la Grèce devait régner sur l'Orient ; ce fut par sa langue et par sa civilisation qu'elle l'envahit. Elle avait à le préparer de longue main pour la grande affiliation que Dieu avait résolu de créer entre les peuples.
Deux villes, situées l'une et l'autre près du littoral de la Méditerranée, avaient à accomplir chacune une mission dont l'avenir du monde dépendait. La plus ancienne, Jérusalem, capitale du petit peuple hébreu, n'était pas destinée à la conquête armée ; mais elle avait l'honneur d'être la dépositaire des vérités dont vivent l'homme et la société, et qui s'obscurcissaient de plus en plus sur la terre. C'était à elle qu'étaient confiés les oracles divins, et elle devait les garder jusqu'au moment où la parole révélée se ferait jour dans toute la race humaine.
Alors, des conquérants d'une espèce nouvelle se partageraient les provinces du monde, et, moins d'un siècle après leur sortie de Jérusalem, ils auraient porté le nom de Jésus-Christ au delà des régions explorées par les géographes de l'antiquité.
La seconde ville était Rome, à peine au début de ses succès, lorsque déjà la Grèce en finissait avec les Perses, et rompait l'isolement de ces races pour qui l'Occident existait à peine. L'Empire cependant était pour l'Occident, et pour l'Occident par Rome. Elle était née sans bruit sur le Palatin. Son enfance s'écoula sous le régime monarchique. Elle s'en émancipa plus tard, et inaugura le régime consulaire qui la conduisit à l'apogée de la grandeur et de la puissance, non sans avoir eu besoin de recourir assez souvent à la dictature.
L'aristocratie romaine, qui concentrait dans le sénat les secrets de la politique et les honneurs du pontificat, fournit aussi à Rome les généraux qui commandèrent ses armées. De bonne heure, il est vrai, l'élément démocratique fit sentir ses résistances, et fut au moment de tout perdre ; mais l'habile gouvernement du sénat, son dévouement à la chose publique, maîtrisèrent longtemps ces réactions menaçantes. Après avoir abattu Carthage, que son instinct d'origine tyrienne semblait pousser à une jalousie implacable contre la future héritière d'Israël, il ne fallut pas à Rome plus de deux siècles pour porter son nom et sa fortune jusqu'aux frontières du monde connu. Mais, sur les derniers temps, une civilisation hâtive introduisait la corruption des mœurs dans son sein, l'ambition et la cupidité déchaînaient des passions égoïstes, et l'on put prévoir que cette Rome si fière, ayant achevé sa mission de conquérante, s'affaisserait sur elle-même, et se donnerait au premier maître à qui il plairait d'en faire son esclave.
Ses destinées cependant étaient loin d'être épuisées, et l'on peut même dire que tout ce qui avait précédé n'était qu'un commencement et comme le glorieux prélude de ce qui devait suivre. Au temps marqué, les promesses du ciel à la terre s'étaient enfin accomplies. Les oracles dont Jérusalem était dépositaire avaient reçu leur éclaircissement par les faits. Le Christ, qui était l'attente des nations, était venu, et il avait fondé son Eglise. Mais l'orgueilleuse Jérusalem, qui méprisait tout ce qui n'était pas juif, préféra l'ombre à la lumière, la lettre à l'esprit, et son infidélité fut le signal de la substitution de la gentilité dans les destinées de la race de Jacob. Dès lors, la mission de Rome allait être d'entreprendre une nouvelle conquête du monde, dans le but "de réunir en société les enfants de Dieu, qui jusque-là étaient dispersés sans lien visible sur la surface de la terre" (Johan., XI.).
En même temps, le passé de la ville de Romulus était expliqué. Ce n'était pas pour le profit des Césars qu'elle avait conduit tant d'expéditions sur terre et sur mer. De nombreux passages de prophéties annonçaient l'annexion de toutes les races au culte du vrai Dieu, et Rome avait été appelée à réunir tous les peuples sous une même capitale, afin d'abaisser devant la prédication évangélique les barrières qu'eussent opposées tant de nationalités diverses et ennemies. Ce n'était donc pas en vain que cette ville superbe avait la conscience de son éternité ; mais elle n'avait pas prévu qu'il lui faudrait d'abord mourir en tant que cité païenne, pour revivre à jamais comme capitale de l'universelle religion, et pour devenir l'instrument de la civilisation du monde.
Dans cette transformation, Rome ne devait pas perdre la forme imposante et souveraine sous laquelle elle avait apparu aux yeux des peuples. Il lui fallait seulement abaisser ses faisceaux devant la croix, s'assimiler l'élément divin que lui inoculeraient ses deux pacifiques conquérants venus de la Judée, et restituer cet élément, devenu désormais le sien, à toutes les nations de la terre. Ce ne sera plus du Capitole aux toits dorés que descendront les volontés impérieuses du peuple-roi ; ce sera du Vatican, tombeau sacré d'un vieillard immolé par Néron, que partiront ces décrets doctrinaux qui maintiennent et éclairent la vérité révélée, ces lois disciplinaires qui épurent et conservent les mœurs ; et la société spirituelle, qui a là son centre, a déjà traversé dix-huit siècles, gardant toujours la même hiérarchie, le même principe d'autorité, le même symbole qui se développe et ne change jamais. Entre les faits caractéristiques qui amenèrent une si vaste et si profonde révolution, il est à propos d'étudier l'accueil que rencontra dans cette ville la prédication évangélique, unique moyen de conquête qui fut employé par le christianisme.
Pour cela, détournons un moment nos regards de cette corruption colossale qui fait de Rome, sous les Césars, le scandale du monde, et cherchons la véritable raison des succès qui avaient élevé cette ville au-dessus de tout. A la différence des républiques éphémères de la Grèce, dont l'action politique ne s'étendit pas, la république romaine passa, comme naturellement, de la conquête de l'Italie à celle du monde. A quelle cause est dû un tel succès ? A la moralité, à la dignité que montrèrent dans l'exercice de leur haute influence un petit nombre de familles romaines qui se transmirent, durant plusieurs siècles, la tradition du dévouement à la chose publique. C'est par elles que tout s'accomplit, par elles que Rome antique aurait duré, si ses mœurs, tombées en décadence, n'avaient pas paralysé enfin cet élément qui avait été sa vie.
On suit aisément, dans l'histoire romaine, la trace de l'action de ces races patriciennes, desquelles tout émane pour le maintien et le progrès de Rome ; mais arrive le moment où cette action s'arrête. Ces nobles familles ne sont pas éteintes encore, mais leur influence dans l'ordre politique a cessé. Pour citer deux noms en particulier, les Cornelii et les Caecilii ont tout conduit, tout décidé dans Rome depuis plusieurs siècles ; mais après la défaite de Thapsus, où triompha la fortune de César, ils semblent s'effacer et disparaître. La place est désormais à l'empire brutal de la force, qui s'éleva sur les corruptions de la république et dont la durée ne s'explique que par la vigueur de tempérament qu'avaient su donner à Rome les mâles patriciens dont nous venons de rappeler les services.
Cependant ces illustres races n'avaient pas toutes péri : Dieu les gardait pour la Rome nouvelle. Elles devaient en être les premières assises, et les plus résistantes. Sans bruit et sans jactance, elles s'enrôlèrent dans la cité du Christ, à la parole de l'humble juif, venu de l'Orient pour refaire l'œuvre de Romulus. Si généreux fut leur dévouement, que, pour reconnaître et suivre leur action dans la transformation de Rome, il faut, le plus souvent, recourir aux moyens de l'archéologie, tant sont rares et entrecoupés les documents qui ont survécu aux destructions de Dioclétien ; mais, si cruelles que soient les pertes que nous ont infligées la violence des persécuteurs et les ravages du temps, la conclusion historique que nous venons d'énoncer n'en arrive pas moins au plus haut degré de certitude.
Plus d'un lecteur s'étonnera d'entendre émettre une semblable assertion, accoutumé que l'on est à voir se dérouler, chez les historiens en vogue, les annales de l'Empire, sans un mot qui révèle le travail qui s'opère dans son sein, ni qui fasse pressentir l'explosion victorieuse du christianisme qui signala le début du quatrième siècle.
Cependant, on aura beau la passer sous silence, l'arrivée du juif Pierre dans Rome n'en est pas moins le point de départ de la société moderne, et il serait peut-être temps d'en tenir compte.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 1 à 8)