SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE : les victimes de la cruauté de Domitien

Nous aurons recours souvent aux précieux et primitifs sujets dont le magnifique cimetière connu sous le nom de Domitille est rempli, et dont le goût classique reporte les connaisseurs aux premières années du deuxième siècle. 

 

 De la catacombe de la voie Ardéatine il nous faut passer maintenant à celle du Vatican, où nous avons vu ensevelir auprès du prince des apôtres deux de ses successeurs, Linus et Cletus. Anaclet jugea qu'un si auguste sanctuaire, où tous  les  fidèles  vénéraient  le fondement de l'Eglise, demandait d'être orné avec une dignité qui témoignât de son importance. Il attacha son nom à cette décoration, et la chronique papale ne donne pas  sur  ses  gestes  d'autres détails. Rome chrétienne s'affirmait ainsi dans les entrailles de la terre, au moment où la tempête s'apprêtait à fondre sur elle.

 

 La folie sacrilège de Caligula, qui, de son vivant, s'était fait décerner les honneurs divins, s'empara de Domitien dès les premières années de son règne (année 85), et l'affermit encore dans sa carrière de crimes et d'extravagances. La complaisance des Romains de l'Empire ne fit pas défaut  à  cette  entreprise  du  césarisme. Cette même année, Aurelius Fulvus, qui, par intérêt de famille, ne devait pas être bienveillant envers la religion de la vierge Flavia Domitilla, arrivait aux honneurs du consulat. Au reste, le paganisme,  en ces mêmes années, était à portée de faire la comparaison entre la licence de ses propres vestales et la dignité des vierges chrétiennes,  dont le  nombre s'accroissait à Rome de jour en jour. Sur les six prêtresses de Vesta, trois venaient d'être convaincues d'infidélité à leur engagement. C'était une Varronilla et deux Occellatae  : on crut devoir se  relâcher à leur égard de l'atroce sévérité de la loi romaine, et on leur laissa le choix du supplice. Mais, six ans après, une autre vestale, qui portait le beau nom de Cornelia, s'étant laissé corrompre,  la pénalité lui fut appliquée dans toute sa rigueur, et elle fut enterrée vive. Le paganisme vermoulu était heureux d'avoir pour se soutenir encore l'intérêt politique et l'attrait du peuple pour la superstition, deux forces redoutables dont Dieu seul pouvait triompher.

 

 L'hostilité de Domitien à l'égard des chrétiens sembla se préparer,  lorsque l'on vit,  en l'année 89, Aurelius Fulvus appelé pour la seconde fois aux honneurs du consulat.  Agricola était en disgrâce, et l'empereur ne sentait plus aucun frein  capable de ralentir ses desseins pervers. Néanmoins,  l'un des consuls de l'année 91  se trouva être un chrétien,  Àcilius Glabrio ; mais peut-être Domitien ignorait-il encore à ce moment que ce patricien  appartînt à la religion nouvelle. Les réunions des chrétiens étaient environnées d'un certain mystère,  et plus d'une fois, dans la famille même, on parvenait à dissimuler assez longtemps le lien secret qui rattachait au culte proscrit.

 

 On verra plus loin la preuve du christianisme d'Acilius Glabrio. Sa famille était consulaire, et ses ancêtres avaient été honorés des faisceaux dans les années 563 et 600. Celui dont nous parlons n'avait pas encore achevé son année qu'il put voir déjà, par un caprice du tyran, que sa vie même n'était pas en sûreté. Durant la célébration des jeux appelés Juvenilia, Domitien lui donna l'ordre de combattre contre un énorme lion qu'on venait de lâcher. Acilius obéit, et à force d'adresse il parvint à tuer l'animal ; ce coup heureux déconcerta l'empereur, qui retrouva plus tard l'occasion de sacrifier celui dont le courage avait déjoué sa sinistre intention.

 

 A l'exemple de Vespasien, son père, Domitien se prit de colère contre les philosophes dont l'esprit indépendant lui causait de l'ombrage ; mais les influences dont il était entouré lui persuadèrent bientôt qu'en poursuivant les chrétiens il se montrerait encore un plus digne imitateur de Néron, pour lequel il ne dissimulait pas son goût. L'année 94 vit donc commencer une persécution qui, pour avoir été de courte durée, n'en fut pas moins sanglante non seulement à Rome, mais dans l'Empire. La police impériale vint mettre la main jusque sur un vieillard qui achevait tranquillement sa noble vie dans l'Asie Mineure, mais dont l'autorité pleine de douceur et le zèle ardent étaient signalés par les proconsuls comme la cause principale de la persistance et des progrès du christianisme dans cette florissante province. Ce vieillard bientôt centenaire était Jean, le dernier survivant des  apôtres de Jésus. En amenant ainsi jusque dans Rome un tel personnage, Domitien ignorait quel surcroît de gloire il procurait à cette église fondée par Pierre, évangélisée par Paul, et sanctifiée désormais par la présence du disciple que Jésus aimait. Quelle dut être la joie d'Anaclet et du peuple fidèle qui l'entourait, on en peut juger par l'enthousiasme qu'inspirait encore à Tertullien, plus d'un siècle après, le concours de ces trois apôtres apportant chacun à l'Eglise mère le tribut de son autorité et de sa renommée, et la rendant auguste et sacrée entre toutes. "Heureuse Eglise, s'écrie-t-il, dans le sein de laquelle les apôtres ont versé toute leur doctrine avec leur sang ; où Pierre a imité la Passion du Seigneur par la croix, où Paul a reçu comme Jean-Baptiste la couronne par le glaive, d'où Jean l'apôtre, sorti sain et sauf de l'huile bouillante, a été relégué dans une île !" (De Praescript., cap. XXXVI.)

 

 Le Sauveur avait annoncé aux deux fils de Zébédée qu'ils auraient part à son calice. Jacques, l'aîné des deux, avait de bonne heure consacré Jérusalem par les prémices du sang apostolique ; c'était à Rome que Jean devait offrir sa vie pour l'honneur de son Maître. Alors s'accomplit le mystérieux oracle dans lequel Jésus avait prédit que Pierre le suivrait, ayant les mains étendues sur la croix, sans vouloir expliquer si Jean mourrait ou ne mourrait pas. Par ordre du magistrat romain, le vieillard est conduit près de la porte Latine. Là on a préparé une chaudière d'huile brûlante ; un ardent brasier fait bouillonner dans le vase immense la liqueur homicide. Les inspirations de Tigellinus dans les jardins de Néron semblent dépassées par les inventions des ministres de Domitien, et il est à croire que l'apôtre ne fut pas le seul des chrétiens soumis à cet ignoble et cruel supplice. Après la flagellation qui précédait toujours l'exécution des condamnés, les bourreaux saisissent le vieillard, ils le plongent avec barbarie dans la chaudière mortelle ; ô prodige ! l'huile brûlante a perdu tout à coup ses ardeurs ; aucune souffrance ne se fait sentir aux membres épuisés de l'apôtre, et lorsqu'on l'enlève enfin à ce supplice impuissant, il a recouvré la vigueur que les années lui avaient enlevée. Le prétoire est vaincu, et l'oracle du Christ est accompli. Comme Pierre, Jean a été soumis à l'épreuve ; martyr de désir, il a accepté la mort ; mais désormais la mort a fui devant lui. Il attendra que le Christ vienne et l'appelle.

 

L'impression d'une telle scène dut être profonde dans la chrétienté de Rome. A la paix de l'Eglise, une basilique s'éleva sous le titre de Saint-Jean devant la Porte Latine, près du lieu où la merveille s'était accomplie, et conserva aux âges futurs un si grand souvenir. Quant à l'apôtre, qui était venu apporter à l'église romaine une nouvelle illustration, la superstition païenne attribua sa préservation à quelque procédé magique, et refusa de lutter plus longtemps avec lui. Une sentence impériale exila Jean dans l'île sauvage de Patmos.

 

Un caprice de Domitien, en l'année 95,  appela tout à coup Flavius Clemens aux honneurs du consulat. Ce digne époux de Flavia Domitilla était un des membres les plus honorables de l'église de Rome. La profession qu'il faisait du christianisme ne pouvait être ignorée de Domitien  qui,  bien  qu'il eût mis à mort Sabinus, frère de Clemens, avait adopté les deux fils de celui-ci. Il avait voulu que l'un fût appelé Vespasien et l'autre Domitien, et le célèbre Quintilien avait été chargé de leur enseigner les belles-lettres. La chute de Domitien entraîna celle des Flavii, qui n'avaient pas duré assez pour lui survivre : autrement, ce prince venant à disparaître sans descendance personnelle, on eût pu voir l'Empire,  dès la fin du premier siècle, passer aux mains d'un chrétien. Les deux jeunes princes issus d'un père et d'une mère fortement attachés à la foi chrétienne, entourés d'autres membres de la famille  non moins zélés pour le culte nouveau, auraient, selon toute probabilité, persévéré dans les principes de leur éducation première. Il en fut résulté pour l'Eglise un avantage prématuré qui n'entrait pas dans les intentions de la divine Providence. La lutte désarmée, mais victorieuse, contre le paganisme, devait durer encore plus de deux siècles, et le père du jeune Vespasien et du jeune Domitien avait à peine expié son christianisme sous la hache du licteur, que la dynastie des Flavii disparaissait dans la tempête avec le tyran.

 

Clemens et Domitille avaient pu, dans la vie privée, professer sans éclat la religion proscrite ; mais le père et la mère des deux jeunes héritiers de l'Empire ne pouvaient plus désormais dérober aux regards ces nuances de conduite qui trahissaient le christianisme dans ses adhérents. Comment un consul, membre de la famille impériale, proche parent d'un César qui se faisait élever des temples et des autels, eût-il pu dissimuler longtemps son éloignement pour le paganisme, et paraître associé aux crimes de tout genre que commettait son impérial cousin ? N'y avait-il pas d'ailleurs des yeux ouverts sur les Flavii chrétiens, des inimitiés sourdes qui n'attendaient que le moment pour éclater ? Dans une telle situation, Clemens chercha l'obscurité autant qu'il était possible à un consul ; mais sa modestie lui fut fatale aux yeux de César. A peine avait-il achevé l'année de ses honneurs, que Domitien, sans tenir aucun compte des liens du sang, lui faisait trancher la tête.

 

Suétone, dans son appréciation païenne, accuse le martyr d'une inertie qui n'était digne que de mépris, contemptissimae inertiae ; mais il insiste sur la précipitation avec laquelle la sentence de mort fut rendue et exécutée, à l'expiration de l'année du consulat. (Domit., c. XV.) Dion Cassius entre dans plus de détails. Nous apprenons de son récit que Flavius Clemens fut accusé du crime d'impiété envers les dieux, et il ajoute que l'on condamna en même temps beaucoup d'autres personnes qui avaient embrassé les rites judaïques ; ce qui signifie, comme on le sait, le christianisme chez les auteurs païens de cette époque. Bruttius Praesens, l'ami de Pline le Jeune, cité par Eusèbe dans sa Chronique, dit en propres termes que les victimes de la cruauté de Domitien à ce moment encoururent leur sentence pour avoir fait profession du christianisme. Au rapport de Dion Cassius, les uns furent mis à mort, et les autres dépouillés de leurs biens : Flavia Domitilla elle-même ne fut pas épargnée. Sans égard pour la parenté, Domitien l'exila dans l'île de Pandataria qui avait été le lieu d'exil de Julie, fille d'Auguste, femme d'Agrippa et de Tibère. Mais ce qui jette une lumière non douteuse sur l'instigateur de tant de mesures cruelles dirigées contre les membres chrétiens de la famille Flavia, c'est de voir figurer sur la liste des proscrits la fille de Plautilla, l'innocente vierge Flavia  Domitilla,  celle-là même  qui  avait repoussé l'hymen d'un Aurelius. Elle fut enlevée à son tour et transportée dans l'île Pontia, voisine de celle de Pandataria. Au quatrième siècle, sainte Paule, se rendant en Palestine, voulut s'arrêter quelques instants sur cet aride rocher, pour y vénérer de si beaux souvenirs, et saint Jérôme atteste l'émotion qu'elle éprouva à la vue de la pauvre demeure où avait souffert pour la foi la courageuse nièce d'un César.

 

Ces traitements barbares envers des personnes d'un si haut rang ont indigné Tacite lui-même. Malgré sa haine pour les chrétiens, il ne peut s'empêcher de féliciter son beau-père Agricola de n'avoir pas été témoin des exils et des persécutions de tant de nobles femmes. (Agric., c. XLV.) Aux victimes de Domitien prises dans sa propre famille, et sacrifiées à l'antipathie qu'il éprouvait alors pour les chrétiens, il faut ajouter en cette même année (96) l'ancien consul Acilius Glabrio, dont Dion Cassius mentionne la condamnation après celle de Flavius Clemens, la motivant sur les mêmes griefs.

 

Un incident inattendu vint mettre fin à cette affreuse tourmente qui désola l'Eglise, et, s'étendant hors de Rome, produisit des martyrs en diverses contrées.

 

DOM GUÉRANGER

SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 229 à 237) 

 

Cecilia

SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome

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