Après cette longue excursion à travers les monuments primitifs du christianisme, dans laquelle nous avons touché successivement les éléments de cette vitalité qui animait nos martyrs, nous revenons au saint pontife qui présidait au gouvernement général de l'Eglise.
Les sollicitudes de Soter étaient grandes, dans un moment où il fallait faire face à cette persécution sournoise, qui, semblable à un incendie mal éteint, lançait à chaque instant ses flammes sur les fidèles du Christ. Un autre sujet d'inquiétude préoccupait le chef de la chrétienté. La persécution ne pouvait tuer que le corps ; mais l'hérésie était bien autrement à redouter pour l'âme qu'elle séparait de la foi qui est sa vie. Le gnosticisme continuait ses ravages dans l'Eglise, et si la vigilance du pontife veillait plus particulièrement afin de l'en garantir, il était impossible d'extirper totalement cette ivraie maudite.
A cette époque, Tatien, qui avait remplacé saint Justin dans l'école romaine où celui-ci avait enseigné la philosophie chrétienne, se montra infidèle à la succession que lui avait laissée le martyre. Enivré des succès qu'avait d'abord recueillis son enseignement, son esprit vain et susceptible d'exaltation s'égara dans les rêveries de Valentin et de Marcion. Il avait pu s'échapper des liens de la philosophie profane, et finit en sectaire. Il n'osa cependant enseigner ses systèmes d'erreur si près de la chaire de Pierre et partit pour l'Orient, où il alla fonder en toute liberté l'hérésie vulgaire des encratites qui lui survécut peu.
Une secte plus vivace qui s'éleva pareillement sous le pontificat de Soter, fut l'hérésie de Montan. Les allures de cette école étaient différentes de celles qu'affectaient les diverses familles du gnosticisme. Montan mettait en avant la réforme morale comme but de son nouveau système, et il tendait à élever la pratique du christianisme à une rigueur sous laquelle disparaissait la limite qui sépare les préceptes des conseils. Né en Phrygie, cet hérésiarque, peu après son baptême, se jeta dans des aberrations qui rappelaient celles auxquelles les hommes de son pays s'étaient trop souvent montrés sujets. Il se fit appeler le Paraclet et se mit tout d'abord à prophétiser. Deux femmes de la même contrée, Maximille et Priscille, s'attachèrent à lui, et annoncèrent la prétention au sacerdoce et à l'épiscopat, dont elles enseignaient que leur sexe devait jouir désormais. Le thème continuel des improvisations de ces voyants et de ces voyantes était l'établissement d'un rigorisme qui ne craignait pas de démentir jusqu'à l'Evangile lui-même. Pas de rémission pour les péchés commis après le baptême, interdiction du mariage, du service militaire, et même de la fuite en temps de persécution : nous nous bornons à ces traits. Il ne paraît pas cependant que Montan ait osé venir en personne répandre ces nouveaux dogmes jusque dans Rome, comme l'avaient fait Valentin et Marcion ; mais ses émissaires y pénétrèrent bientôt.
Soter acheva sa carrière en 171, dans la neuvième année de son pontificat. Il fut enseveli près de saint Pierre dans la crypte Vaticane, et eut pour successeur Eleuthère, né à Nicopolis, d'un père nommé Abundius. Nous apprenons d'un passage de l'histoire d'Hégésippe, cité par Eusèbe, qu'il avait été archidiacre de l'église romaine sous Anicet. Il occupa quinze années la chaire apostolique, et vit la fin de la persécution de Marc-Aurèle.
On ne saurait raconter la vie des pontifes romains, si abrégé qu'en soit le récit, sans être amené sans cesse à descendre aux catacombes, et l'on peut dire que tous les chemins y conduisent. Le personnage profane dont nous allons parler, était loin de se douter que le site des grands travaux qu'il exécutait sur la voie Appienne deviendrait célèbre dans les fastes de l'Eglise chrétienne à Rome, comme l'un des théâtres des plus belles victoires qu'elle ait remportées. Hérode Atticus, rhéteur athénien, avait été, comme tant d'autres, au nombre des précepteurs de Marc-Aurèle et de Lucius Verus. Cette impériale éducation, aussi bien que son immense fortune, l'avait fait monter, en 143, aux honneurs du consulat. Ayant perdu, en 161, sa femme Annia Attilia Regilla, qui était de la famille Julia, et pour laquelle il professait un grand attachement, il résolut d'en éterniser la mémoire, en élevant, près de la voie Appienne, tout un ensemble de monuments qui devaient donner naissance à un nouveau pagus. La villa qu'il se construisit était située sur la gauche, dans les terres qu'Annia Regilla avait apportées en dot à Hérode Atticus. On la trouvait au delà de la plaine que jonchent aujourd'hui les débris du cirque de Maxence, et que domine, du même côté, le tombeau de Caecilia Metella.
Au troisième mille, à l'endroit où la colline s'élève vers les monts Albains, sur les lieux qu'on nomme de nos jours la Caffarella, et où le voyageur visite le nymphée qui a usurpé le nom d'Egérie, l'opulent Athénien construisit non seulement le tombeau de son épouse, mais des portiques et des temples avec l'accompagnement d'un bois sacré. Un champ sépulcral, dédié à Minerve et à Némésis, était destiné à recevoir d'autres tombeaux. Annia Regilla avait professé un culte fervent envers les deux Cérès, l'ancienne et la nouvelle ; ces déesses eurent là aussi leur temple, et c'est après avoir dédié tous les joyaux qu'elle aimait aux divinités éleusines, Cérès et Proserpine, dans leurs sanctuaires les plus vénérés, qu'Hérode Atticus s'occupa de consacrer à sa mémoire les splendides monuments dont nous parlons. Il donna à cet ensemble le nom de Triopius, toujours en l'honneur de Cérès, dont un sanctuaire à Argos portait ce nom. (VISCONTI, Iscrizioni Greche Triopie.) Autour des constructions que nous venons d'énumérer, le pagus ne tarda pas à se former. On y rencontrait d'abord un temple dédié à Jupiter, près duquel était une place où les chrétiens furent exécutés en si grand nombre, qu'on l'appela Locus trucidatorum. Le pagus Triopius n'en portait pas moins le nom d'hospitalier, comme on le lit sur l'une des belles inscriptions en marbre pentélique qui en ont été apportées et se conservent au musée du Louvre.
Etalant ainsi ses splendeurs au soleil, le pagus Triopius confinait au cimetière de Prétextât où la touchante mémoire du jeune martyr Januarius nous a fait descendre tout à l'heure. Félicité et ses sept fils avaient souffert le martyre l'année qui suivit la mort d'Annia Regilla ; mais la dédicace du pagus Triopius fut différée jusqu'en 175. Dans l'intervalle, le cimetière de Prétextât déjà ouvert sous Hadrien, et qui du même côté de la voie dirigeait ses rameaux vers le Nord, s'était accru encore, et, lorsqu'il eut pris tous ses développements au siècle suivant, il venait terminer ses galeries aux abords mêmes du pagus. Une coïncidence remarquable avait réuni sur un même rayon les principaux monuments de Rome souterraine. Les cryptes de Lucine, l'immense cimetière de Domitille, et celui de Prétextat, déjà devenus sacrés par les mémoires des martyrs qu'ils avaient reçus, s'enrichissaient chaque jour de nouveaux trophées, et ouvraient leurs galeries à d'innombrables sépultures.
Sur le sol, des deux côtés de la voie, les familles chrétiennes sous la propriété desquelles s'ouvraient des hypogées qui devenaient bientôt des cimetières, avaient leurs villae plus ou moins étendues, qui protégeaient les travaux d'excavation, et garantissaient les galeries de toute incursion profane. Il est naturel de penser que le pagus Triopius, situé dans de tels parages, dut posséder dès l'origine une population chrétienne, zélée et empressée de témoigner sa foi sur ces lieux illustrés chaque jour par tous les dévouements. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que l'église romaine ait entretenu, au sein de cette vaste région, un dignitaire ecclésiastique chargé à la fois de veiller sur cette immense nécropole des martyrs, et de satisfaire aux besoins spirituels des chrétiens. On lit dans les Actes du pape saint Alexandre, qui, sans être absolument historiques dans tous leurs détails, n'en renferment pas moins des particularités que la science ne saurait dédaigner, que le pape saint Sixte Ier établit un évêque sur la voie Nomentane, à sept milles de Rome, au tombeau du même saint Alexandre, afin que lui et les autres martyrs qui reposaient en ce lieu fussent honorés par l'oblation du sacrifice chrétien.
Un évêque nommé Urbain remplit un rôle principal dans les Actes de sainte Cécile. Son existence y paraît liée à cette région de la voie Appienne que nous explorons en ce moment.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 74 à 79)