SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE : Pierre et Paul ces deux colonnes de l'Eglise

Pierre et Paul avaient rendu leur témoignage, ils avaient inauguré dans leur sang la nouvelle Jérusalem. Il s'agissait maintenant de donner la sépulture à leurs dépouilles sacrées.

 

 La crypte ouverte par les soins des Cornelii chrétiens avait son centre sous le temple d'Apollon et s'étendait sous la colline du térébinthe. Le prêtre Marcel présida aux funérailles de Pierre, détaché de la croix. On sait avec quelle facilité la loi romaine accordait les corps des suppliciés à ceux qui les réclamaient pour leur donner la sépulture. Lucine fit enlever des Eaux Salviennes la dépouille de Paul, et la déposa dans l'hypogée qu'elle avait fait construire au bord du Tibre, sur la voie d'Ostie. Elle avait dû céder aux Cornelii l'honneur d'ensevelir Pierre ; le centurion de la cohorte Italique, prémices de la foi romaine, assurait un droit incontesté à quiconque de sa race se déclarait disciple du Christ. Le partage de Lucine fut donc d'être la gardienne de la tombe de Paul, auquel sa petite-fille Plautilla avait rendu le dernier office ici-bas.

 

 Ces deux tombes, scellées avec tant de respect et d'amour, étaient cependant au moment d'être violées : une conjuration s'était ourdie contre elles. Un parti d'Orientaux chrétiens veillait, et se préparait à enlever la dépouille des deux apôtres, afin de la rendre à l'Orient, dont ils regardaient Pierre et Paul comme les transfuges. Le lecteur doit y voir un nouveau trait de cette opposition à la gentilité que nous avons si souvent rencontrée chez une partie des chrétiens juifs, et de cette jalousie qu'inspirait à d'autres encore la préférence donnée à l'Occident. Cependant tout était consommé, c'était à Rome et non ailleurs que la succession de Pierre était ouverte, ses ossements sacrés en étaient le titre visible ; mais le droit reposait sur quelque chose de plus solide encore, sur le fait de la mort de Pierre à Rome. A la faveur des ombres, les ravisseurs s'emparent simultanément des corps saints, et, chargés de ce dépôt, ils se mettent en marche vers la voie Appienne, espérant gagner promptement un des ports de l'Italie méridionale, et partir de là pour l'Orient. Ils s'arrêtent après le deuxième mille, et déposent leur riche capture au lieu appelé dans la suite Ad Catacumbas, où s'éleva plus tard la basilique de Saint-Sébastien.

 

Cette première station avait été préparée à l'avance. Les Orientaux gardèrent toute la nuit leur trésor, espérant jouir en paix du fruit de leur frauduleuse entreprise ; mais le ciel se déclara contre eux. Au moment où ils allaient se remettre en marche, un affreux orage, accompagné de tonnerres et d'éclairs terribles, éclata soudain et glaça leurs cœurs. Sur ces entrefaites, des chrétiens de Rome, avertis de l'enlèvement des corps, renseignés par ces indiscrétions, qui compromettent souvent le succès des complots les plus hardis, parviennent à découvrir la marche des ravisseurs. Ils accourent et remportent bientôt leur auguste patrimoine, sous les yeux des conjurés qui n'osent leur résister. Saint Grégoire le Grand, à qui nous empruntons ce récit (Epist. ad Constantinam Aug.), donne à penser que le nombre des complices de l'enlèvement était considérable, et c'est ce qui explique comment le secret ne put être gardé. Rome chrétienne recouvra donc le titre immortel de sa puissance, et deux siècles avant saint Grégoire, le pontife qui eut pour mission de célébrer les grandeurs de Rome souterraine, saint Damase, décora de ses vers élégants le lieu où avaient un moment reposé les corps des deux apôtres, et où ils revinrent au troisième siècle chercher, durant trente années, une sécurité que leurs tombes ne garantissaient plus.

 

 L'inscription damasienne, posée au quatrième siècle, s'exprimait ainsi :

" Ô toi qu'attirent en ces lieux les noms de Pierre et de Paul, sache qu'ici fut leur premier séjour. C'est l'Orient, nous en convenons, qui nous avait envoyé ces disciples du Christ. Ayant versé leur sang pour lui, ils ont mérité de le suivre jusque dans les cieux ; à travers les airs, ils sont montés au royaume des saints ; mais Rome aussi avait le droit de défendre comme sa propriété ceux qui étaient devenus ses citoyens. Astres nouveaux, c'est Damase qui vous adresse ici ces louanges."

 

 Après la reprise du sacré dépôt, on dut recommencer  les funérailles des deux apôtres, et, comme l'exprime saint Grégoire, "leurs corps furent dès lors établis dans les lieux où ils reposent aujourd'hui".  Ces paroles d'un si grand pape nous remettent en mémoire celles de Caïus, prêtre romain, qui, au siècle suivant, sous Zéphyrin, combattant Proclus, chef de la secte des Cataphryges, s'enorgueillissait saintement de la possession de ces deux tombeaux. "Moi, s'écriait-il, je suis en mesure de te montrer les trophées des apôtres. Quiconque le veut n'a qu'à se rendre au Vatican et sur la voie d'Ostie, il y verra les monuments de ceux qui ont fondé cette église". (EUSEB., Hist. eccles., lib. II, cap. XXIV.)

 

On conçoit jusqu'à un certain point que les réformateurs du seizième siècle, dans les premiers jours de la révolte, dépourvus, comme on l'était généralement  alors, de  toute  science historique, se soient avisés, comme d'un expédient, de nier le séjour de saint Pierre à Rome ; mais ce qui étonnera la postérité, c'est qu'on ait vu, il y a peu d'années, en ce siècle de l'archéologie, dans cette même Rome, de prétendus savants, demeurants d'un autre âge, tenir des conférences publiques pour remettre en question le voyage du prince des apôtres dans la capitale de l'Empire romain. Si nous eussions eu l'honneur d'être présent dans un si docte aréopage, nous eussions demandé à ces critiques, renouvelés de l'Allemagne de Luther, de nous laisser penser sur ce point de litige ce que pensait Julien l'Apostat, qu'on ne soupçonnera pas de papisme. Comme eux Julien était d'avis que les synoptiques n'ont pas enseigné la divinité de Jésus-Christ, et que saint Jean est le premier des évangélistes qui l'ait formulée ; mais pour le prouver, l'Apostat emploie un argument qui  ne saurait être du goût de  nos docteurs. "L'excellent Jean,  dit-il,  s'étant aperçu  que, dans la plupart des villes grecques et italiques, une immense multitude était portée à admettre la divinité de Jésus, et sachant que les tombeaux de Pierre et de Paul étaient l'objet d'un culte fervent quoique secret, osa le premier mettre en avant cette doctrine". (Apud Cyrill. Alexandr., Edition de Spanheim, Leipsick, 1696.) Ainsi, on peut être apostat et croire néanmoins que saint Pierre est venu à Rome et que son corps y repose.

 

Autour de la tombe de Pierre vinrent se ranger ses successeurs jusqu'à la fin du deuxième siècle. Un labyrinthe de galeries s'étendit progressivement sous les terrains que longeaient la voie Triomphale et la voie Cornelia ; ce fut le cimetière Vatican, le plus sacré de tous. Ses corridors, interceptés au quatrième siècle par les murs de la basilique constantinienne, reparurent au seizième, lorsque l'on eut à creuser de nouvelles fondations pour établir la basilique actuelle, dont les proportions dépassaient de beaucoup celles de l'ancienne. On put circuler de nouveau dans ces galeries qui n'avaient été visitées par personne depuis le quatrième siècle ; on retrouva des oratoires, des cubicula ornés de peintures. Bosio, à qui nous devons ces détails, déclare les avoir en partie puisés dans les notes d'un bénéficier de Saint-Pierre nommé Tiberio Alfarano, et en partie recueillis de ses propres souvenirs, et il regrette que son âge trop peu avancé encore ne lui ait pas permis de prendre les dessins des peintures.

 

Quant à la tombe de Pierre, enfouie d'abord sous le sol du champ Triomphal, à quelques pas du cirque de Néron, les somptueuses constructions qui l'ont successivement entourée depuis Constantin ne lui ont point enlevé son immobilité. Des degrés conduisent au niveau du sol de la crypte des Cornelii, et le pèlerin qui les a descendus se trouve en présence de la Confession immortelle, centre et rendez-vous du monde entier. C'est là que Pierre repose, "tout près du lieu où il fut crucifié", comme l'atteste, avec le Liber pontificalis, la tradition de douze siècles. A quelques pas, près de l'endroit où l'on vénère la statue de bronze du prince des apôtres, s'éleva la croix, à l'ombre du térébinthe. La coupole lancée dans les airs par le génie de Michel-Ange désigne à la ville et au monde le lieu où dort le pêcheur galiléen, vainqueur et successeur des Césars, résumant dans le Christ, dont il est le vicaire, les destinées de la ville éternelle.

 

 La seconde gloire de Rome est la tombe de Paul sur la voie d'Ostie. Constantin voulut aussi l'entourer de splendeur, en construisant autour d'elle une immense basilique ; mais le cimetière souterrain qui rayonnait du sépulcre de l'apôtre ne fut point intercepté. En 1837, sur le pan d'un des murs ruinés du transept de gauche, nous pûmes lire encore cette inscription :

 

SVB   HOC   PAVIMENTO   TESSELLATO
EST  CAEMETERIVM   S.   LVCINAE  MATRONAE
IN QVO PLVRIMA SANCTORVM
MARTYRUM   CORPORA   REQVIESCVNT.

 

Ce cimetière d'ailleurs, quoique très vaste, ne fut jamais compté parmi les plus célèbres de Rome souterraine ; son honneur était d'avoir pour centre la tombe du docteur des nations. Cette tombe, à la différence de celle de Pierre, qui plonge dans les profondeurs de la crypte vaticane, est portée jusqu'à fleur de terre par un massif de maçonnerie sur lequel pose le vaste sarcophage. On fut à même de constater cette particularité en 1841, lorsque l'on reconstruisit l'autel papal. Il parut évident que l'intention de soustraire le tombeau de l'apôtre aux inconvénients qu'amènent les débordements du Tibre, avait obligé de soulever ainsi le sarcophage de la place où d'abord Lucine l'avait établi. Le pèlerin n'a garde de s'en plaindre, lorsque, par le soupirail qui s'ouvre au centre de l'autel, son oeil respectueux peut s'arrêter sur le marbre qui ferme la tombe, et y lire ces imposantes paroles, tracées en vastes caractères de l'époque constantinienne :

 

PAVLO APOSTOLO MARTYRI

 

Ainsi Rome chrétienne est protégée au nord et au midi par ces deux citadelles. Les fidèles de Rome, privés d'entendre et de voir désormais leurs apôtres, entourèrent d'une tendre vénération, au témoignage même de Julien l'Apostat, ces augustes trophées, dont la seule pensée faisait tressaillir saint Jean Chrysostome. Entendons-le parler dans une homélie au peuple de Constantinople. "Non, s'écriait-il, le ciel, lorsque le soleil l'illumine de tous ses feux, n'a rien de comparable à la splendeur de Rome versant sur le monde entier la lumière de ces deux flambeaux. C'est de là que sera enlevé Paul, que partira Pierre. Réfléchissez et frissonnez déjà à la pensée du spectacle dont Rome sera témoin, lorsque Paul avec Pierre, se levant de leurs tombes, seront emportés à la rencontre du Seigneur. Quelle rose éclatante Rome présente au Christ ! Quelles couronnes entourent cette cité ! De quelles chaînes d'or elle est ceinte ! Quelles fontaines elle possède ! Cette ville fameuse, je l'admire, non à cause de l'or dont elle abonde, non à cause de ses fastueux portiques, mais parce qu'elle garde dans son enceinte ces deux colonnes de l'Eglise." (Homil. XXXII in Epist. ad Rom.)

 

 La carrière personnelle de Pierre était donc achevée. Vingt-cinq ans s'étaient écoulés depuis ce jour de l'année 42, où, obscur et sans appui, il avait abordé dans Rome ; il la laissait toute pleine de lui jusqu'à la fin des siècles. L'empire païen luttera encore deux siècles et demi contre ce nouveau et impérissable souverain venu de Judée, qu'avaient mystérieusement pressenti les peuples, au rapport de Tacite et de Suétone. La dynastie de Pierre va suivre son cours sous le fer de la persécution, jusqu'à ce qu'enfin, ayant vaincu, elle voit apparaître Constantin qui, ébloui d'une si haute majesté, s'en ira porter jusqu'aux rives du Bosphore le trône impérial, qui dans Rome n'aurait plus que la seconde place.

 

Dans cette rapide esquisse, nous avons cherché à faire connaître et apprécier le rôle qui revient à Pierre dans l'oeuvre de la fondation du christianisme parmi les gentils, et particulièrement à Rome. N'est-il pas apparu comme le vicaire du Rédempteur des hommes, appelant toutes les classes de la société à la régénération dont l'heure était venue ? Quelle grandeur, quelle bonté, quelle simplicité caractérisèrent ce premier monarque de l'Eglise chrétienne ! Que serait-ce si, laissant reposer la plume de l'historien, et nous élevant avec Dante aux sommets de l'empyrée, nous voulions le montrer "au-dessous du Fils de Dieu et de la Vierge-Mère, entre le monde ancien et le monde nouveau, tenant, dans l'attitude du triomphe, les clefs du séjour de la gloire éternelle ?"

 

Quivi trionfa sotto l'alto Filio
Di Dio et di Maria, di sua vittoria,
E con l'antico et col miovo concilio
Colui, che tien le chiavi di tal gloria.

(Paradiso, canto XXIII.)

 

DOM GUÉRANGER

SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 164 à 173 ) 

 

Cecilia

SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome

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