SUR L'AUMÔNE : tôt ou tard Dieu récompense la miséricorde par la miséricorde

L'aumône profite tout à la fois et au pénitent qui la fait, et au pauvre qui la reçoit.

BOURDALOUE

 

 

Qui habet duos tunicas, det non habenti ; et qui habet escas, similiter faciat.

Que celui qui a deux habits, en donne un à celui qui n'en a point ; et que celui qui a de quoi manger en use de même. (Luc, II, 11.)

 

Est-il rien de plus opposé aux sentiments humains que la dureté des riches envers les pauvres ; et comment un homme, pour peu qu'il écoute la nature, peut-il voir dans la souffrance et la misère un homme comme lui, sans en être ému de compassion, et sans prendre soin de le soulager ? Obligation indispensable dans tous les temps, depuis la naissance du monde ; mais obligation plus particulière encore et plus étroite dans la loi nouvelle, qui est une loi de charité. C'est le sujet important que nous allons traiter ; et pour réunir dans un même dessein les plus puissants motifs qui nous engagent à la pratique de l'aumône, nous la considérerons tout ensemble et comme un devoir d'obéissance, et comme un devoir de reconnaissance, et comme un devoir de pénitence.

 

Il faut obéir à Dieu, il faut reconnaître les bienfaits de Dieu, il faut apaiser la colère de Dieu. Or voilà ce que nous faisons par l'aumône. Devoir d'obéissance par rapport au commandement de Dieu, qui nous l'ordonne : premier point. Devoir de reconnaissance par rapport à la bonté de Dieu, qui nous gratifie de ses dons : second point. Devoir de pénitence par rapport à la justice de Dieu, qui nous menace de ses châtiments : troisième point. Puissions-nous mériter ainsi l'éloge que le Prophète donnait au juste : Il a répandu ses biens ; il en a fait part aux pauvres : ses bonnes œuvres subsisteront toujours, et il en recevra la récompense dans les siècles des siècles (Psalm., CXI, 9.).

 

Premier point. — Devoir d'obéissance : car l'aumône est un commandement de Dieu. Commandement que Dieu a pu faire, commandement que Dieu a dû faire, commandement que Dieu a fait. Reprenons.

 

1° Commandement que Dieu a pu faire. Il est maître de nos biens, ou plutôt ce ne sont pas proprement nos biens, mais les biens de Dieu, qui nous les a donnés, et dont nous sommes seulement à son égard comme les dépositaires et les économes. C'est par grâce que nous les avons reçus : or, le maître qui dispense ses grâces à qui il lui plaît, peut y apposer aussi telle condition qu'il lui plaît. D'où il s'ensuit qu'il était libre à Dieu, en confiant au riche ses trésors, de le choisir seulement comme ce sage et fidèle administrateur dont il est dit dans l'Evangile, que le père de famille l'a établi sur toute sa maison, afin qu'il fournisse à chacun, quand il le faut, de quoi se nourrir (Matth., XXIV, 45.).

 

2° Ce n'est pas assez : commandement que Dieu a dû faire. Où serait sa providence, cette providence universelle, s'il n'avait pas pourvu à la subsistance des pauvres ? Or les deux voies d'y pourvoir étaient, ou de mettre entre les hommes une égalité parfaite de condition et de facultés, tellement qu'il n'y eût point de pauvres sur la terre ; ou, supposé cette inégalité que Dieu, dans le conseil de sa sagesse, a jugée plus convenable au gouvernement du monde, de porter une loi qui obligeât les uns d'assister les autres, et de suppléer à ce qui leur manque. Sans cela que feraient tant de misérables et de nécessiteux ? à quoi auraient-ils recours ? Dieu n'est-il pas leur père ? Ne sont-ils pas ses créatures, son ouvrage, et leur a-t-il donné l'être et la vie pour les laisser périr de calamités et de besoins ?

 

De là donc enfin commandement que Dieu non seulement a pu faire, non seulement a dû faire, mais qu'il a fait ; et en voici la preuve incontestable. C'est que l'Ecriture, surtout l'Evangile, nous apprend que parmi les titres de damnation qui doivent être produits contre les réprouvés, un des plus formels, ce sera l'oubli des pauvres et le défaut de l'aumône. Par conséquent, disent les théologiens, il y a un commandement de l'aumône,  puisque Dieu ne nous damnera que pour une offense mortelle, et que, sans l'infraction d'un précepte, il n'y a point d'offense mortelle et digne de la réprobation. De détruire ici toutes les explications qu'on vient faire de ce précepte, tous les prétextes qu'on oppose à ce précepte, tous les détours qu'on prend pour éluder ce précepte, c'est ce que nous n'entreprendrons pas ; mais souvenez-vous, riches, que Dieu ne se laisse point tromper, et que, malgré toutes vos explications, malgré tous vos prétextes et tous vos détours, vous n'en serez pas moins frappés de ses anathèmes, et rejetés éternellement de sa présence.

 

Second point. — Devoir de reconnaissance. Reconnaissance envers Dieu, et reconnaissance envers Jésus-Christ, Sauveur des hommes et Fils de Dieu.

 

Reconnaissance envers Dieu. Sans parler de toutes les autres grâces dont les riches lui sont redevables, n'est-ce pas de sa libéralité qu'ils tiennent les biens  qu'ils possèdent ? n'est-ce pas lui qui, dans le partage de ses dons temporels, les a distingués ? et s'ils vivent dans l'abondance, tandis qu'une multitude presque innombrable d'indigents ressentent toutes les rigueurs de la pauvreté et de la disette, n'a-ce pas été de sa part une pure faveur ? Or il est juste de lui en témoigner la reconnaissance qui lui est due; et celle qu'il nous demande, c'est que nous fassions retourner vers lui ses bienfaits, et que nous en usions pour l'entretien des pauvres, qui sont ses enfants. Tout méprisables qu'ils paraissent selon le monde, il les aime, et il veut que nous l'aimions dans eux ; il veut que nous acquittions envers eux sa providence, qui en est chargée.

 

Excellent motif de l'aumône : Je rends a Dieu ce qu'il m'a donné ! Dans l'ancienne loi, on lui offrait solennellement les prémices des fruits de la terre, et il les recevait dans son temple et à son autel, par le  ministère de ses   prêtres ; mais sans cet appareil ni cette solennité, je lui offre encore les mêmes prémices et les mêmes fruits. Le temple où je les porte, c'est cet hôpital, c'est cette prison, c'est cette pauvre famille que je visite ; et les prêtres qui les reçoivent  au  nom  du  Seigneur,  ce sont ces malades, ce sont ces captifs, ce sont ces orphelins ; c'est cette veuve, ce père, cette mère, qui tous me tiennent la place de Dieu, et dont je deviens la ressource et le soutien. Est-il pour une âme charitable une pensée plus touchante et plus consolante ?

 

Reconnaissance envers Jésus-Christ, Fils de Dieu et Sauveur des hommes. Dans un mot cette qualité de Sauveur nous fait comprendre tout ce que nous lui devons ; et si nous le comprenons, est-il possible que nous ne nous sentions pas brûlés d'un désir ardent de lui marquer nous-mêmes notre amour ? Or, ce qu'il dit à saint Pierre, il nous le dit, quoique dans un autre sens : Si vous m'aimez, paissez mes brebis (Joan., XI, 17.).  C'est trop peu : non seulement les pauvres sont ses brebis, mais il les appelle ses frères, mais il ne dédaigne pas de les compter pour ses membres. De sorte que tout ce qui est fait à un pauvre, et au plus petit des pauvres, il l'accepte comme étant fait à lui-même. Sommes-nous chrétiens, si des rapports aussi étroits que ceux-là entre Jésus-Christ et les pauvres n'excitent pas notre charité ? Que pouvons-nous refuser à un Dieu Sauveur ? Or, tout ce que nous refusons à ses frères et à ses membres, c'est à lui que nous le refusons. Après cela ne craignons-nous point qu'il ne retire de nous sa main libérale, et qu'il ne nous ferme le sein de sa miséricorde ? Rien n'est plus capable de tarir la source des grâces divines, que notre ingratitude.

 

Troisième point. — Devoir de pénitence. Ou nous sommes dans l'état actuel du péché, et il en faut sortir par la pénitence ; ou nous sommes rentrés dans l'état de la grâce, mais il faut expier nos péchés passés par la pénitence : or, un des moyens les plus efficaces pour l'un et pour l'autre, c'est l'aumône.

 

Moyen efficace pour sortir de l'état du péché : car il faut pour cela une grâce de pénitence, et cette grâce, nous ne pouvons plus sûrement l'obtenir que par les œuvres de la charité chrétienne envers les pauvres. C'est ainsi que les Pères entendent ce beau témoignage du saint homme Tobie en faveur de l'aumône, où il dit en termes si exprès et si précis, que l'aumône délivre de la mort de l'âme, qu'elle efface les péchés, qu'elle fait trouver grâce auprès de Dieu, quelle conduit à la vie éternelle (Tob., IV, 11). Comment cela ? non pas, répond saint Augustin, que le pécheur soit réconcilié avec Dieu, ni que ses péchés lui soient remis du moment qu'il a fait l'aumône, mais parce que ses aumônes lui attirent du ciel de puissants secours pour se relever de ses chutes par une solide conversion, et pour se remettre dans le chemin du salut.

 

La grâce est le fruit de la prière ; et, selon l'oracle du Saint-Esprit, l'aumône prie pour nous, et sa voix monte jusqu'au trône de Dieu pour le fléchir. Aussi est-ce une maxime constante parmi les maîtres de la morale et les docteurs les plus notaires dans la conduite des âmes, qu'à quelques excès qu'un homme soit abandonné, on peut toujours espérer de lui dans l'avenir un retour salutaire, tant qu'au milieu de ses désordres on le voit porté à faire du bien aux pauvres. Tôt ou tard Dieu récompense la miséricorde par la miséricorde.

 

Moyen efficace pour expier les péchés passés. Car, après être revenu à Dieu, il faut satisfaire à la justice de Dieu, il faut dès cette vie acquitter les dettes dont nous sommes chargés devant Dieu, et par là prévenir les rigoureux châtiments qui nous sont réservés après la mort, puisqu'en ce monde ou en l'autre le péché doit être puni.

 

Or, entre les œuvres pénales et satisfactoires, il n'en est point de plus agréable à Dieu ni de plus recevable à son tribunal que l'aumône, et cela à raison de son utilité. En effet, les autres œuvres de pénitence ne sont profitables et utiles qu'au pénitent même qui les pratique ; au lieu que l'aumône profite tout à la fois et au pénitent qui la fait, et au pauvre qui la reçoit. Sur quoi l'aveuglement des riches est bien déplorable quand ils négligent un moyen si présent que Dieu leur met dans les mains, et qu'ils perdent le plus grand avantage de leurs richesses ; car voilà à quoi elles sont bonnes, et ce ne sont plus alors des richesses d'iniquité, mais une rançon pour racheter toutes les iniquités de la vie, et pour échapper au souverain Juge, qui n'en remet la peine qu'autant que nous nous l'imposons nous-mêmes. Tout autre usage des biens temporels est, ou criminel, ou vain, ou du moins passager ; mais de s'en servir pour rendre à Dieu le devoir d'une humble obéissance, pour marquer à Dieu les sentiments d'une vive reconnaissance, pour se rapprocher de Dieu par la grâce et par une solide pénitence, c'est là l'usage chrétien qui les sanctifie, et qui, de richesses périssables, en fait les gages d'une bienheureuse immortalité.

 

BOURDALOUE, SERMON SUR L'AUMONE

 

La Charité Céleste, Simon Vouet, Musée du Louvre

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