Memento

Les Cendres nous apprennent que non seulement la mort détruira ce fantôme de grandeur et de fortune après lequel nous courons, mais que notre mémoire même périra, qu'on ne parlera plus de nous, qu'on ne pensera plus à nous, qu'on se consolera de notre perte, que quelques-uns s'en réjouiront, que nos proches seront les premiers à nous oublier ; que ces amis sur qui nous comptions se lasseront bientôt de nous pleurer ; que l'indifférence des uns, que l'ingratitude des autres, effacera dans peu de jours le souvenir des bons offices que nous leur avons rendus, et que tout ce que nous aurons fait dans une autre vue que celle de Dieu sera semblable à la poussière que le vent emporte.

BOURDALOUE

 

 

Pulvis es, et in pulverem reverteris.

Vous êtes poussière, et vous retournerez en poussière. (Genèse, chap. III, 9)

 

Ce sont les mémorables paroles que Dieu dit au premier homme dans le moment de sa désobéissance ; et ce sont celles que l'Eglise adresse en particulier à chacun de nous, par la bouche de ses ministres, dans la cérémonie de ce jour. Paroles de malédiction, dans le sens que Dieu les prononça ; mais paroles de grâce et de salut, dans la fin que l'Eglise se propose en nous les faisant entendre. Paroles terribles et foudroyantes pour l'homme pécheur, puisqu'elles lui signifièrent l'arrêt de sa condamnation ; mais paroles douces et consolantes pour le pécheur pénitent, puisqu'elles lui enseignent la voie de sa conversion et de sa justification. Ainsi, remarque saint Chrysostome, Dieu en a-t-il souvent usé, et s'est-il servi du même moyen, tantôt pour imprimer aux hommes la terreur de ses jugements, et tantôt pour leur faire éprouver l'efficace de ses miséricordes.

 

Je ne sais, Chrétiens, si vous avez jamais fait réflexion à ce que nous lisons dans le livre de l'Exode. Ecoutez-le : l'application vous en paraîtra naturelle, et elle convient parfaitement à mon sujet. Quand Dieu voulut punir l'Egypte, il commanda à Moïse de prendre dans sa main une poignée de cendres ; et, en présence de Pharaon, de la répandre sur tout le peuple : Tollite manus plenas cineris, et spargat illum Moyses coram Pharaone (Exod., IX,8.). L'Ecriture ajoute que cette cendre ainsi dispersée fut comme la matière dont Dieu forma ces fléaux qui affligèrent toute l'Egypte, et qui y causèrent une désolation si générale : Sitque pulvis super omnem terram Aegypti (Ibid., 19.). A en juger par l'apparence, Dieu fait aujourd'hui le même commandement aux ministres de son Eglise. Il veut que les prêtres de la loi de grâce, comme dispensateurs de ses mystères, prennent la cendre de dessus l'autel, et qu'ils la répandent solennellement sur tout le peuple chrétien : Tollite manus plenas cineris. Mais, dans l'intention de Dieu, l'effet de cette cérémonie est par rapport au christianisme, bien différent de ce qu'elle opéra dans l'ancienne loi. Car, au lieu que Moïse et Aaron ne répandirent la cendre sur les Egyptiens, que pour leur faire sentir le poids de la colère de Dieu ; que pour marquer à Pharaon qu'il était réprouvé de Dieu, que pour dompter l'impiété et l'endurcissement de ce monarque livré dès lors à la vengeance de Dieu : par une conduite tout opposée, les prêtres de la loi nouvelle ne répandent aujourd'hui la cendre sur nos têtes que pour nous attirer les grâces et les faveurs du même Dieu, que pour nous mettre en état et nous rendre capables d'en éprouver la bonté, que pour exciter dans nos cœurs les sentiments d'une véritable pénitence. C'est ce que j'entreprends de vous faire voir, et par où je commence à m'acquitter auprès de vous du ministère dont Dieu m'a chargé, et que j'ai à remplir pendant tout ce saint temps du carême.

 

Vous, mes frères, qui, par la miséricorde du Seigneur, avez enfin renoncé au schisme pour vous réunir à l'Eglise ; vous pour qui je suis particulièrement envoyé (note : le P. Bourdaloue fut envoyé par le Roi à Montpellier, en faveur des nouveaux convertis, pour y prêcher le carême), que je regarde ici comme le premier objet de mon zèle, et plaise au ciel que je puisse vous appeler un jour ma couronne et ma joie ! Gaudium meum et corona mea (Philip., IV, 1.) ! Vous, dis-je, nouvelle conquête de la grâce de Jésus-Christ, apprenez à respecter une de ces cérémonies religieuses dont use l'Eglise catholique dans le sein de laquelle vous êtes rentrés. Il y en a de plus essentielles : mais sans parler des autres, ou pour juger des autres par celle-ci, comment l'hérésie l'a-t-elle pu rejeter, puisque l'auteur même de cette fatale division où vous fûtes malheureusement engagés, reconnaît que les cérémonies peuvent aider la piété des fidèles ; qu'il est non seulement bon, mais nécessaire d'en conserver quelques-unes ; que pour n'être plus dans la loi de Moïse, il ne s'ensuit pas qu'il les faille toutes abolir ; qu'il est juste que par des signes extérieurs l'on montre les sentiments de religion qu'on a dans le cœur : et que d'ôter tout ce qui s'appelle cérémonie, c'est mettre parmi le troupeau une confusion monstrueuse ? Or, entre les cérémonies, quelle autre a dû moins blesser l'Eglise protestante que la cérémonie des cendres ? Qu'a-t-elle de superstitieux ? qu'a-t-elle qui ne soit autorisé par l'Ecriture ? quel souvenir nous est plus utile que celui de notre faiblesse, de notre néant ? et n'est-ce pas là ce qu'elle nous remet devant les yeux ? Cependant cette cérémonie, dont la simplicité et la sainteté devaient édifier, a été un scandale pour ces ministres que vous avez suivis. Ils l'ont réprouvée, et ils vous l'ont fait réprouver comme eux, parce qu'ils ne la connaissaient point assez, ou parce qu'ils ne vous la faisaient point assez connaître. Mais oublions le passé, et bénissons Dieu du présent. Bénissons-le même par avance de l'avenir, qui nous promet l'entier accomplissement de ce grand ouvrage que le Seigneur a commencé. Nous nous unirons tous, et tous de concert nous conspirerons à le soutenir, à le perfectionner, à le consommer. Qu'il me soit permis d'en faire ici le vœu solennel et public ; ce ne sera pas en vain. Oui, mon Dieu, votre œuvre s'achèvera, votre nom sera glorifié, votre loi observée, votre Eglise reconnue : vous verserez sur mes auditeurs vos grâces les plus abondantes ; vous les verserez sur moi, et elles donneront de l'efficace à mes paroles. C'est pour cela même encore que je m'adresse à Marie, et que je lui dis : Ave, Maria.

 

Il ne suffit pas pour la foi de croire de cœur, si l'on ne confesse de bouche : c'est ce que saint Paul nous déclare en termes exprès, et à quoi j'ajoute, suivant la doctrine du même apôtre, qu'il ne suffit pas pour la pénitence d'avoir un coeur contrit et humilié, si le pécheur au même temps n'offre à Dieu, en forme d'hostie, une chair mortifiée et crucifiée avec ses désirs corrompus. Tel est, dit saint Grégoire, pape, le devoir d'un homme qui, se trouvant composé d'une âme et d'un corps, d'une âme spirituelle et toute céleste, d'un corps terrestre et tout matériel, doit selon l'un et l'autre honorer Dieu, s'il veut rendre à Dieu ce culte raisonnable en quoi consiste l'intégrité de la religion.

 

Excellent principe que je suppose d'abord, et d'où je conclus que la pénitence chrétienne, prise dans toute son étendue, est donc un double sacrifice que Dieu exige de nous. Sacrifice de l'esprit, et sacrifice du corps : sacrifice de l'esprit, par l'humilité de la componction ; et sacrifice du corps, par l'austérité même extérieure de la satisfaction ; sacrifice de l'esprit, sans lequel, comme nous l'enseigne le maître des Gentils, le sacrifice du corps ne sert à rien ou presque à rien, ni ne peut jamais apaiser Dieu ; et sacrifice du corps, sans quoi le sacrifice de l'esprit n'est souvent qu'une illusion ou un fantôme devant Dieu. En sorte que l'union de ces deux sacrifices est absolument nécessaire pour rendre parfait l'holocauste dont je parle, et d'où dépend l'entière réconciliation de l'homme pécheur avec Dieu.

 

Je m'attache à cette pensée, qui me conduit naturellement à mon sujet : et parce que ces deux sacrifices, que la pénitence doit faire à Dieu, trouvent en nous deux grands obstacles, dont le premier est l'esprit d'orgueil, et le second l'esprit de mollesse ; l'esprit d'orgueil, incompatible avec l'humilité de la pénitence ; l'esprit de mollesse, essentiellement opposé à l'austérité de la pénitence : je veux, pour ne vous rien dire aujourd'hui qui ne soit utile et pratique, vous apprendre à les surmonter par le souvenir de la mort que nous retrace l'Eglise dans la cérémonie des cendres. C'est tout le dessein de ce discours, que je réduis à deux propositions. Il faut, par une pénitence solidement humble, anéantir devant Dieu l'orgueil de nos esprits ; et c'est à quoi nous oblige la vue de ces cendres, qui sont pour nous les marques et comme les symboles de la mort : ce sera le premier point. Il faut, par une pénitence généreusement austère, sacrifier à Dieu la mollesse et la délicatesse de nos corps ; et c'est à quoi nous engage l'imposition de ces cendres, qui nous annoncent, ou plutôt qui nous font déjà sentir l'inévitable nécessité de la mort : ce sera le second point. Humiliation de l'esprit sous le joug de la pénitence, mortification de la chair dans l'exercice de la pénitence : deux fruits du saint usage que nous devons faire de ces cendres consacrées par la bénédiction des prêtres, et de la pensée de la mort que nous rappelle une cérémonie si touchante. Donnez-moi votre attention.

 

Comme il est de la foi que l'orgueil fut le premier péché de l'homme, et qu'il est encore la source et le principe de tout péché, Initium omnis peccati superbia (Eccli., X, 15.) ; il ne faut pas s'étonner que le même orgueil soit un obstacle essentiel à la pénitence, établie de Dieu pour être le remède du péché. Je m'explique. Si l'homme, persévérant dans le bienheureux état où Dieu l'avait créé, était demeuré dans les termes de cette humilité, qui lui était comme naturelle, puisque l'humilité n'est rien autre chose que la parfaite connaissance de soi-même ; quelque avantage ou de la nature ou de la grâce qu'il eût reçu, il n'aurait jamais couru risque d'en abuser en préjudice de ce qu'il devait à Dieu : et si dans l'instant que nous violons la loi de Dieu, nous faisions un retour sur nous-mêmes, il nous suffirait de nous connaître nous-mêmes, pour rentrer dans l'ordre, et pour nous mettre, comme pécheurs, en disposition de satisfaire à Dieu. Mais cet esprit de pénitence et de justice qui nous porte à réparer les offenses de Dieu, se trouve combattu dans nous par un autre esprit, qui est l'esprit d'orgueil, et de même qu'en péchant nous nous révoltons contre ce souverain législateur, nous avons après le péché une opposition secrète à lui en faire la juste réparation qui lui est due.

 

Quel remède, Chrétiens ? celui même que l'Eglise nous propose dans la cérémonie de ce jour, en nous obligeant à nous souvenir de ce que nous sommes, afin de corriger notre vanité par notre vanité, comme parle saint Augustin. Car il faut faire de temps en temps remonter l'homme jusqu'à son origine, dit ce grand docteur ; et par la considération de sa faiblesse, de sa misère, de son néant, le forcer malgré lui de renoncer aux présomptueuses et vaines idées qu'il a de lui-même, et qui, l'empêchant de s'humilier, l'empêchent de se convertir. Or, c'est ce que fait la pensée de la mort. Quand un homme sans qualité et sans naissance, mais élevé néanmoins à une haute fortune, et comblé de biens et d'honneurs, vient à s'enorgueillir et à s'oublier, le moyen de réprimer son orgueil est de lui remettre devant les yeux l'obscurité et la bassesse de son extraction. Ne vous enflez point, lui dit-on ; on sait qui vous êtes et d'où vous êtes venu. Cela seul est capable de le confondre, et de lui inspirer des sentiments de modestie. Mais si de plus, par une vue anticipée de l'avenir, on lui marquait ce qui lui doit bientôt arriver ; si l'on pouvait lui dire, et lui dire avec assurance : Prenez garde; quelque grand que vous soyez, vous êtes sur le point de votre ruine ; une disgrâce dont vous êtes menacé et que vous n'éviterez pas, va vous réduire à n'être plus que ce que vous étiez dans votre première condition ; si, dis-je, on pouvait lui parler ainsi, en sorte qu'on lui fît connaître à lui-même la vérité de ce qu'on lui annonce, cette vue sans doute ferait encore sur lui une bien plus forte impression. Pénétré de celte pensée, Il n'y a plus pour moi de ressource et je vais périr, il serait doux et humain ; il ne ferait plus voir dans sa conduite ni arrogance, ni fierté ; cette enflure de cœur, que lui causait la prospérité et l'élévation, s'abaisserait tout à coup : pourquoi ? parce qu'il n'envisagerait plus sa fortune, si je puis user de cette expression, que comme la hauteur du précipice où il va tomber, et qu'au lieu de s'éblouir de ce qu'il est, il gémirait sur ce qu'il va devenir.

 

Or, c'est justement, mes chers auditeurs, de cette double vue, et de ce que nous avons été, et de ce que nous serons, que l'Eglise se sert aujourd'hui pour nous tenir devant Dieu dans l'humilité et dans la soumission. L'homme, dit l'Ecriture, était dans l'honneur et dans la gloire, où Dieu l'avait élevé par la création ; mais, au milieu de sa gloire, l'homme s'était méconnu : Homo cum in honore esset, non intellexit (Psalm., XLVIII, 13.). Cet oubli de lui-même, par une suite nécessaire, l'avait porté jusqu'à l'oubli et même jusqu'au mépris de Dieu. Que fait l'Eglise ? Pour rétablir en nous ce respect de Dieu, et cette crainte que nous perdons par le péché, et qui doit être le fondement de la pénitence, elle nous engage ou plutôt elle nous oblige à concevoir du mépris pour nous-mêmes, en nous adressant ces paroles : Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris. Comme si elle nous disait : Pourquoi, homme mortel, vous attribuer sans raison une grandeur chimérique et imaginaire ? Souvenez-vous de ce que vous étiez il y a quelques années, quand Dieu, par sa toute -puissance, vous tira de la boue et du néant. Souvenez-vous de ce que vous serez dans quelques années, quand ce petit nombre de jours qui vous reste encore sera expiré. Voilà les deux termes où il faut malgré vous que tout votre orgueil se borne. Raisonnez tant qu'il vous plaira sur ces deux principes ; vous n'en tirerez jamais de conséquence, non seulement qui ne vous humilie, mais qui ne vous rappelle à votre devoir, lorsque vous serez assez aveuglé et assez insensé pour vous en écarter. Telle est, encore une fois, Chrétiens, la salutaire et importante leçon que fait l'Eglise comme une mère sage, à tous ses enfants.

 

Mais examinons plus en détail la manière dont elle y procède, et toutes les circonstances de cette cérémonie des cendres qu'elle observe en ce saint jour. Car il n'y en a pas une qui ne nous instruise, et qui n'aille directement à ces deux fins, de rabattre notre orgueil et de nous disposer à la pénitence. En effet, c'est pour rabattre notre orgueil qu'elle nous présente des cendres, et qu'elle nous les fait mettre sur la tête. Pourquoi des cendres ? parce que rien, dit saint Ambroise, ne doit mieux nous faire comprendre ce que c'est que la mort, et l'humiliation extrême où nous réduit la mort, que la poussière et la cendre. Oui, ces cendres que nous recevons prosternés aux pieds des ministres du Seigneur ; ces cendres dont la bénédiction, selon la pensée de saint Grégoire de Nysse, est aujourd'hui comme le mystère, ou, si vous voulez, comme le sacrement de notre mortalité, et par conséquent de notre humilité, si nous les considérons bien, ont quelque chose de plus touchant que tous les raisonnements du monde pour nous humilier en qualité d'hommes, et pour nous faire prendre, en qualité de pécheurs, les sentiments d'une parfaite conversion, et d'un retour sincère à Dieu. Car elles nous apprennent ce que nous voudrions peut-être ne pas savoir, et ce que nous tachons tous les jours d'oublier. Mais malheur à nous, si jamais nous tombons, ou dans une ignorance si déplorable, ou dans un oubli si funeste !

 

Elles nous apprennent que toutes ces grandeurs dont le monde se glorifie, et dont l'orgueil des hommes se repaît ; que cette naissance dont on se pique, que ce crédit dont on se flatte, que cette autorité dont on est fier, que ces succès dont on se vante, que ces biens dont on s'applaudit, que ces dignités et ces charges dont on se prévaut, que cette beauté, cette valeur, cette réputation dont on est idolâtre, que tout cela, malgré nos préventions et nos erreurs, n'est que vanité et que mensonge. Car que je m'approche du tombeau d'un grand de la terre, et que j'en examine l'épitaphe : je n'y vois qu'éloges, que titres spécieux, que qualités avantageuses, qu'emplois honorables : tout ce qu'il a jamais été et tout ce qu'il a jamais fait y est étalé en termes pompeux et magnifiques. Voilà ce qui paraît au dehors. Mais qu'on me fasse l'ouverture de ce tombeau, et qu'il me soit permis de voir ce qu'il renferme ; je n'y trouve qu'un cadavre hideux, qu'un tas d'ossements infects et desséchés, qu'un peu de cendres, qui semblent encore se ranimer pour me dire à moi-même : Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris.

 

Elles nous apprennent que nous sommes donc bien injustes, quand, à quelque prix que ce soit, et souvent contre l'ordre de la Providence, nous prétendons nous distinguer, et que nous voulons faire dans le monde certaines figures qui ne servent qu'à flatter notre vanité : que ces rangs que nous disputons avec tant de chaleur, ces droits que nous nous attribuons, ces points d'honneur dont nous nous entêtons, ces singularités que nous affectons, ces airs de domination que nous nous donnons, ces soumissions que nous exigeons, ces hauteurs avec lesquelles nous en usons, ces ménagements et ces égards que nous demandons, sont autant d'usurpations que fait notre orgueil, en nous persuadant, aussi bien qu'au pharisien de l'Evangile, que nous ne sommes pas comme le reste des hommes : erreur dont la cendre où nous réduit la mort nous détrompe bien, par l'égalité où elle met toutes les conditions, disons mieux, par leur entière destruction. Car voyez, dit éloquemment saint Augustin au livre de la Nature et de la Grâce : voyez si dans les débris des tombeaux vous distinguerez le pauvre d'avec le riche, le roturier d'avec le noble, le faible d'avec le fort ; voyez si les cendres des souverains et des monarques y sont différentes de celles des sujets et des esclaves. Ah ! l'esclave et le roi ne sont là qu'une même chose ; et ce fut la belle réponse que fit un philosophe à un fameux conquérant, lorsque interrogé pourquoi il paraissait si attentif à contempler des ossements de morts entassés les uns sur les autres : "Je tâche, lui dit-il, seigneur, à discerner dans ce mélange le roi votre père ; je l'y cherche, mais en vain, parce que ses cendres, confondues avec celles du peuple, n'y retiennent nulle marque de distinction par où je puisse le reconnaître". Paroles dont le plus fier des hommes, quoique païen, ne laissa pas de s'édifier, et qui reviennent à ce qu'on nous dit aujourd'hui : Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris.

 

Elles nous apprennent que malgré les vastes desseins que forme l'ambitieux de s'établir, de s'agrandir, de s'élever, de croître toujours, sans dire jamais : C'est assez ; la mort, par une triste destinée, le bornera bientôt à six pieds de terre : c'est trop, à une poignée de cendres. Car voilà, mes chers auditeurs, pour m'exprimer ainsi, jusqu'où Dieu nous pousse à son tour ; voilà à quoi aboutissent tous nos projets, toutes nos entreprises, toutes nos prétentions, toutes nos intrigues, en un mot, toutes nos fortunes et toutes nos grandeurs, lorsque nos corps, par la dernière résolution qu'il s'en fait dans le tombeau, se raccourcissent, s'abrègent presque jusques à s'anéantir. Ecce vix tolam Hercules implevit urnam. Quel changement ! disait un sage, quoique mondain, en voyant l'urne sépulcrale où étaient les cendres d'Hercule ; cet Hercule, ce héros à qui la terre ne suffisait pas, est ici ramassé tout entier ! à peine a-t-il de quoi remplir cette urne ! Réflexion que l'Eglise nous fait faire aujourd'hui bien plus saintement et bien plus efficacement, quand elle nous dit : Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris.

 

Elles nous apprennent que non seulement la mort détruira ce fantôme de grandeur et de fortune après lequel nous courons, mais que notre mémoire même périra, qu'on ne parlera plus de nous, qu'on ne pensera plus à nous, qu'on se consolera de notre perte, que quelques-uns s'en réjouiront, que nos proches seront les premiers à nous oublier ; que ces amis sur qui nous comptions se lasseront bientôt de nous pleurer ; que l'indifférence des uns, que l'ingratitude des autres, effacera dans peu de jours le souvenir des bons offices que nous leur avons rendus, et que tout ce que nous aurons fait dans une autre vue que celle de Dieu sera semblable à la poussière que le vent emporte ; car ainsi le concevait Job : Memoria vestra comparabitur cineri (Job, XIII, 12.). Ainsi Dieu le marquait-il lui-même, quand il disait, par la bouche d'Ezéchiel, à ce roi impie : Dabo te in cinerem (Ezech., XXVIII, 18.) ; je te réduirai en poudre, et ces éclatantes actions dont tu te promettais dans la mémoire des hommes une espèce d'immortalité s'évanouiront et se dissiperont comme la cendre. En effet, Chrétiens, c'est le véritable symbole de cette fausse gloire dont nous sommes si jaloux, puisqu'il est certain qu'elle a toutes les propriétés de la cendre ; qu'elle est vile comme la cendre, légère comme la cendre, stérile et inutile comme la cendre, et que, quand nous en aurions autant que notre vanité en peut demander, ce qui ne sera jamais, on aurait toujours droit de nous dire : Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris.

 

Enfin elles nous apprennent que, quelque enraciné que soit notre orgueil, il ne tient qu'à nous de trouver dans nous notre humiliation : Humiliatio tua in medio tui (Mich., VI, 14.), puisque cette partie de nous-mêmes dont nous sommes si occupés et si idolâtres, ce corps n'est au fond que le plus abject de tous les êtres, qu'un sujet de corruption, et, selon l'expression de Tertullien, qu'un peu de boue figurée en homme : Limus titulo hominis incisus. Or, est-il juste que la poussière et la boue s'enfle de ce qu'elle est, et que, par la malice du péché, elle s'élève contre celui qui, l'animant de son esprit, l'a élevée par sa miséricorde au-dessus de ce qu'elle était ? Quid superbit terra et cinis (Eccl., X, 9.) ? La mort que nous avons sans cesse devant les yeux, devrait être sur tout cela pour nous une continuelle leçon ; mais parce qu'il arrive, comme l'a fort bien remarqué saint Chrysostome, que tous les hommes voient la mort, mais que peu ont le don de la comprendre : Mortem omnes rident, pauci intelligunt ; l'Eglise joint à cette vue de la mort l'usage des cendres qu'elle nous présente, et qui, sanctifiées par les prières de ses ministres, ont une grâce spéciale pour faire entrer dans nos cœurs ces importantes vérités : Memento, homo,quia pulvis es, et in pulverem reverteris.

 

Cependant vous me demandez pourquoi l'on nous met ces cendres sur la tête et sur le front : autre mystère qu'il est aisé d'éclaircir, et qui doit encore édifier votre piété. On nous met ces cendres sur la tête, qui est le siège de la raison, pour nous faire entendre que l'objet le plus ordinaire de nos réflexions et de nos considérations pendant la vie doit être la mort et les suites de la mort. Or c'est ce que l'on nous déclare quand on nous dit : Memento, Souvenez-vous-en, et ne l'oubliez jamais ; parce qu'en effet il nous servirait peu d'êlre une fois convaincus que nous sommes mortels, si, par une forte pensée et par un fréquent souvenir, la conviction que nous en avons n'était pour nous une source de sagesse, et ne produisait en nous cette disposition d'humilité, qui est déjà le commencement de la pénitence.

 

Aussi est-ce le souvenir de la mort qui, de tout temps, a le plus retenu les hommes dans l'ordre, et les a mis, malgré les soulèvements de leur orgueil, comme dans la nécessité d'être humbles. De là vient, dit saint Jérôme (et ce ne sera point là une digression, ou cette digression n'aura rien d'ennuyeux et de fatigant pour vous) ; de là vient que parmi toutes les nations, non seulement chrétiennes, mais païennes, le souvenir de la mort, et même l'usage de la cendre, a été une des principales circonstances des pompes les plus solennelles et des cérémonies les plus augustes ; que les Grecs, au rapport du cardinal Pierre Damien, après avoir couronné leurs empereurs, leur offraient un vase plein d'ossements et de cendres, pour les avertir que la suprême dignité dont ils venaient d'être revêtus ne les exemptait pas de la mort ; que les Romains, dans leurs triomphes, faisaient marcher un héraut après le vainqueur, pour lui crier, au milieu des applaudissements publics, qu'il était homme et sujet à la mort ; que le grand prêtre, dans l'ancienne loi, se purifiait avec de la cendre quand il devait entrer dans le sanctuaire ; et que maintenant encore, dans la consécration des papes, on fait passer devant les yeux du nouveau pontife quelques étoupes que le feu consume, pour lui faire entendre que la gloire du monde passe de même, et que la tiare ne l'empêche point d'être tributaire de la mort : comme si les hommes avaient eux-mêmes reconnu qu'à mesure que le monde ou la Providence les exalte, ils ont besoin d'un contre-poids qui les rabaisse, et que le plus puissant et le meilleur est le souvenir de la mort. De là vient que les peuples les plus barbares, par un secret instinct de religion, se sont fait un devoir de conserver les cendres de leurs ancêtres. Ces cendres leur faisaient voir à quoi leur sort devait enfin se terminer ; et ce souvenir les rendait naturellement humbles, dans le même sens que notre âme, selon le langage de Tertullien, est naturellement chrétienne. Ces cendres, s'ils se sentaient ou passionnés ou préoccupés, leur suffisaient pour se dire à eux-mêmes : Memento, homo ; Souviens-toi, homme, et humilie-toi ; souviens-toi, et modère-toi ; souviens-toi, et détrompe-toi.

 

De là vient que Moïse sortant de l'Egypte, au lieu d'emporter les riches dépouilles des Egyptiens, comme les autres Hébreux dont il était le conducteur, se contenta d'emporter les cendres du patriarche Joseph ; ne croyant pas pouvoir mieux dompter ni mieux soumettre à l'empire de Dieu ces esprits fiers et indociles, qu'en leur montrant les cendres de ce grand homme, dont ils se glorifiaient d'être descendus. De là vient que les mêmes Israélites ayant abandonné Dieu dans le désert, et l'ayant irrité par une scandaleuse rébellion, lorsqu'en l'absence de Moïse ils adorèrent un veau d'or, ce sage législateur, animé de zèle, prit le veau d'or, le brûla, le pulvérisa, et les obligea d'en boire la cendre, pour confondre leur idolâtrie, en leur faisant voir la vanité de leur idole. De là vient enfin que quelques princes chrétiens, par une pratique toute sainte, quoiqu'elle n'ait pas été du goût du monde, pour se former de la mort une idée plus vive, non contents de la méditer, ont voulu se la rendre sensible et palpable ; et que les uns, pendant leur vie même, ont fait placer dans leur palais la bière destinée à leur sépulture ; les autres ont gardé, parmi leurs meubles les plus précieux, le crâne d'un mort, qui semblait leur redire sans cesse : Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris. Excellente dévotion pour les grands du monde, qui, dans l'éclat de leur condition, éblouis eux-mêmes de la pompe qui les environne, ne peuvent presque devenir humbles que par la pensée et le souvenir de la mort.

 

Or, soit pour les grands, soit pour les petits, quand une fois l'humilité a pris possession d'un cœur, il est aisé d'y faire entrer la componction et la pénitence. Pourquoi ? non seulement parce que le grand obstacle de la pénitence est levé, j'entends ce fonds de présomption et d'orgueil avec lequel nous naissons ; mais parce qu'à bien examiner les choses, l'humilité est en effet la partie la plus essentielle de la conversion du pécheur. Car, du moment que je suis disposé à m'humilier, dès là je le suis à m'accuser, à me condamner, à me punir moi-même ; dès là je suis dans la voie de chercher Dieu, d'implorer la miséricorde de Dieu, de satisfaire à la justice de Dieu, de me remettre sous l'obéissance de la loi de Dieu : dispositions les plus nécessaires à la pénitence chrétienne. Et voilà pourquoi l'Eglise, après nous avoir fait considérer deux sortes de cendres, celle de notre origine, Memento quia pulvis es, et celle de notre corruption future, et in pulverem reverteris : la première, qui nous apprend que nous ne sommes que néant ; et la seconde, qui nous dit que nous sommes encore quelque chose de moins, ou plutôt quelque chose de plus mauvais, puisque nous ne sommes que péché : après, dis-je, nous avoir mis devant les yeux cette double cendre, nous en impose une troisième, qui se rapporte parfaitement à l'une et à l'autre, savoir, la cendre de la pénitence.

 

Car que fait le pécheur quand il reçoit aujourd'hui, par les mains du prêtre, la cendre qui lui est présentée (apprenez, mes chers auditeurs, à vous acquitter en chrétiens de ce devoir chrétien), que fait le pécheur converti, quand il reçoit cette cendre consacrée à la pénitence ? C'est comme s'il disait à Dieu : Oui, je veux, Seigneur, accomplir dès à présent en esprit ce que vous achèverez bientôt d'accomplir réellement et en effet. Vous avez résolu, pour la punition de mon péché, de me réduire un jour en cendres, et j'en viens faire dès aujourd'hui moi-même l'essai. Je préviens l'arrêt de votre justice, et je l'exécute déjà. Ces cendres, dans l'ordre de vos divins décrets, doivent être une partie de la satisfaction et de la vengeance que vous voulez tirer de moi : commencez, sans attendre davantage, à vous satisfaire, Seigneur, et à vous venger ; car me voilà couvert de cendres. Il est vrai que ce ne sont pas encore les cendres de la mort ; mais au moins sont-ce les cendres de la pénitence, qui est une espèce de mort, bien plus propre à vous fléchir et à vous apaiser que la mort même. Apaisez-vous donc, ô mon Dieu, en voyant ces cendres, qui ne sont que les signes extérieurs de l'humiliation et de la contrition de mon âme ; et faites que la pénitence me rende auprès de vous ce bon office de prévenir dans moi l'effet de la mort, c'est-à-dire de me soumettre volontairement et librement à votre justice adorable, avant que la mort m'y soumette par cette inévitable nécessité dont le souvenir, quoique amer, m'est si salutaire : Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris.

 

Voilà, Chrétiens, les sentiments qu'une âme vraiment touchée conçoit en ce jour au pied des autels ; et il faut toujours reconnaître que ce souvenir de la mort est un admirable moyen pour préparer à la pénitence les pécheurs les plus orgueilleux. En effet, nous voyons que ce moyen, en certaines occasions, ménagé avec prudence et avec vigueur, a opéré des changements qui parurent comme des miracles de la grâce. Et ne fut-ce pas ainsi que saint Ambroise dompta, si j'ose me servir de ce terme, la fierté de Théodose, et qu'après la sanglante journée de Thessalonique, il le rangea à l'ordre de la pénitence, et de la rigoureuse discipline qui s'observait alors dans l'Eglise ? Peut être, lui dit-il, ô empereur! (car c'est la remontrance qu'il lui fit, rapportée par Théodoret ; je n'y ajouterai rien, et je n'en fais qu'une traduction simple et fidèle) "peut-être, ô empereur ! cette souveraine puissance que vous exercez dans le monde est-elle comme un nuage épais qui obscurcit votre raison, et qui vous empêche de voir l’énormité de votre péché. Mais pour dissiper ce nuage, considérez le commencement et la fin de toute votre grandeur, c'est-à-dire considérez cette cendre dont vous avez été formé, et où vous êtes prêt à retourner ; et alors je me promets tout de votre religion. Avouez qu'assis sur le trône, vous ne laissez pas d'être homme, un homme rempli de misères et sujet à la mort. Avouez que ces hommes qui vous révèrent et qui tremblent devant vous sont de même nature que vous ; et puisque vous êtes mortel et pécheur comme eux, pensez comme eux à vous humilier devant ce Dieu de majesté, auprès de qui vous ne devez point espérer grâce, si vous ne vous hâtez de détourner son courroux par votre pénitence et par vos larmes". Ces paroles émurent Théodose : il se prosterna aux pieds de saint Ambroise ; il pleura son crime, il le détesta ; et tout empereur qu'il était, il en fit la pénitence la plus exemplaire et la plus édifiante. Pourquoi ? parce qu'on lui fit connaître ce qu'il était et ce qu'il devait être un jour : Memento , quia pulvis es, et in pulverem reverteris.

 

Or, si l'on en usait ainsi avec tous les grands du siècle qui vivent dans le dérèglement des mœurs, et qu'on leur répétât souvent qu'ils doivent mourir, que l'arrêt qui les y condamne est sans appel, que pendant qu'ils abusent des biens de la vie et qu'ils se laissent emporter au torrent de leurs passions, la mort s'avance à grands pas ; qu'elle n'aura nul égard à tout ce faste qui les accompagne ; mais que la dernière de toutes les humiliations, qui consiste à devenir poussière et cendre, est le sort infaillible qui les attend ; et qu'au même temps que la mort leur fera subir toute la rigueur de sa loi, elle les conduira devant ce Juge redoutable qui doit rendre à chacun selon ses œuvres : si ceux qui les approchent leur tenaient souvent ce langage, quelque endurcis dans le péché que nous nous les figurions, ils penseraient à se convertir. Ce qui les entretient dans l'impénitence, c'est un profond oubli de celte grande et incontestable vérité : c'est qu'au lieu de leur parler de leur misère et de leur faiblesse, on ne leur parle que de leur grandeur et de leur pouvoir ; c'est qu'au lieu de les faire souvenir de la mort, on les flatte sans cesse d'une prétendue immortalité de gloire ; c'est qu'au lieu de leur dire qu'ils sont hommes, on voudrait presque leur faire accroire qu'ils sont des dieux.

 

Mais il ne s'agit pas seulement ici de la conversion des grands ; il s'agit, mes chers auditeurs, de la vôtre et de la mienne, qui n'est peut-être ni moins difficile ni moins éloignée. Car, pour être peu de chose dans le monde, on n'est pas exempt de la corruption de l'orgueil ; et l'orgueil, dans une condition médiocre, est encore, selon l'Ecriture, plus réprouvée de Dieu. Cependant, Chrétiens, tel est souvent notre caractère, et voilà le désordre affreux qui doit être aujourd'hui le sujet de notre confusion. Malgré l'anéantissement où nous réduit la mort, malgré l'aveu solennel que nous en faisons dans la cérémonie des cendres, nous ne laissons pas d'être pleins d'estime pour nous-mêmes, et, par une funeste conséquence, d'être entêtés, d'être infatués, d'être enivrés de l'amour de nous-mêmes. Malgré le soin que prend l'Eglise de nous retracer et de nous imprimer vivement ces vérités mortifiantes et tout ensemble vivifiantes : mortifiantes selon l'homme, vivifiantes selon Dieu, nous n'en sommes ni plus morts à nous-mêmes, ni plus détachés de nous-mêmes. Dieu, dit le Prophète royal, nous humilie dans ce jour d'affliction, en nous couvrant de l'ombre de la mort : Humiliasti nos in loco afflictionis, et cooperuit nos umbra mortis (Psalm., XLIII, 20.) : mais renversant les desseins de Dieu, plus nous paraissons humiliés, moins nous sommes humbles ; plus l'ombre de la mort nous couvre, moins le souvenir de la mort nous convertit. Combien de chrétiens hypocrites (car pourquoi craindrais-je de les qualifier de la sorte, lorsque je vois une si monstrueuse opposition entre ce qu'ils professent au dehors et ce qu'ils cachent dans l'âme ?), combien de chrétiens, et peut-être de ceux qui m'écoutent, ont reçu la cendre de la pénitence avec des cœurs pleins d'ambition, avec des cœurs vains, avec des cœurs durs et incirconcis, avec des cœurs rebelles au Saint-Esprit ! Or, cela même, n'est-ce pas une hypocrisie grossière ? Combien de femmes mondaines et criminelles ont paru devant les autels pour y recevoir cette cendre, mais y ont paru avec toutes les marques de leur vanité, avec tout l'étalage de leur luxe, et, ce qui en est comme inséparable, avec toute l'enflure de leur orgueil ! Or, en de telles dispositions, ont-elles eu l'esprit de la pénitence ; et n'ayant eu que l'extérieur de la pénitence, sans en avoir l'esprit, ne sont-elles pas du nombre des hypocrites que condamne aujourd'hui le Fils de Dieu dans l'Evangile ? Ce sont néanmoins, me direz-vous, des femmes réglées, et du reste, hors la vanité qui les possède, irréprochables dans leur conduite : mais, Chrétiens, jugerons-nous toujours des choses selon les fausses idées du monde, et jamais selon les pures maximes de la loi de Dieu ? Appelez-vous femmes réglées celles qui n'ont pour principe de toutes leurs actions que l'amour d'elles-mêmes ? appelez-vous femmes irréprochables celles qui voudraient n'être au monde que pour y être adorées et idolâtrées ? appelez-vous simple vanité celle qui exclut et qui bannit d'une âme deux vertus les plus nécessaires au salut, savoir, l'humilité et la pénitence ? Terre, terre, disait le Prophète, écoutez la voix du Seigneur : Terra , terra, audi vocem Domini ; c'est-à-dire : Pécheurs, qui, formés de la terre, devez bientôt retourner dans le sein de la terre ; vous cependant qui oubliez ce que vous êtes, et qui vivez tranquilles dans l'état de votre péché, écoutez Dieu qui vous parle par ma bouche, et ne méprisez pas sa voix.

 

Pour faire de dignes fruits de pénitence, humiliez-vous sous sa toute-puissante main : Humiliamini sud potenti manu Dei (Petr., V, 6.) ; et que cette humiliation ne soit pas seulement extérieure et superficielle, mais qu'elle pénètre jusque dans l'intérieur de vos âmes. Déchirez vos cœurs, et non point vos vêtements : Scindite corda vestra , et non vestimenta vestra (Joël., II, 13.), et ne ressemblez pas à celui que le Saint-Esprit réprouve dans ces paroles : Est qui nequiter se humiliat, et interiora ejus plena sunt dolo (Eccli., XIX, 23.). Tel s'humilie en apparence, dont le cœur est rempli de mensonge et d'artifice ; tel prend la cendre de la pénitence, qui, sous cette cendre et sous un visage de pénitent, entretient un orgueil de démon ; tel dit : Je suis poudre et je serai poudre, qui voudrait, s'il était possible, s'élever comme Lucifer au dessus des cieux. Préservons-nous de cette malédiction par l'humilité et la sincérité de notre conversion. C'est ce que la voix du Seigneur vous fait entendre. Ecoutez-la, et respectez-la : Terra , terra , audi vocem Domini. Mais elle vous dit encore qu'outre le sacrifice du vos esprits par l'humilité, la pénitence demande le sacrifice de vos corps par la mortification ; et j'ajoute que rien ne doit plus vous faciliter ce second sacrifice que le souvenir de la mort et la vue des cendres : c'est la seconde partie.

 

BOURDALOUE, SECOND SERMON POUR LE MERCREDI DES CENDRES 

 

Allegory of the Vanity of Earthly Things

Allégorie de la Vanité, Trophime Bigot, 1630

 

Les Cendres nous apprennent que toutes ces grandeurs dont le monde se glorifie, et dont l'orgueil des hommes se repaît ; que cette naissance dont on se pique, que ce crédit dont on se flatte, que cette autorité dont on est fier, que ces succès dont on se vante, que ces biens dont on s'applaudit, que ces dignités et ces charges dont on se prévaut, que cette beauté, cette valeur, cette réputation dont on est idolâtre, que tout cela, malgré nos préventions et nos erreurs, n'est que vanité et que mensonge.

 

*

 

Combien de chrétiens hypocrites (car pourquoi craindrais-je de les qualifier de la sorte, lorsque je vois une si monstrueuse opposition entre ce qu'ils professent au dehors et ce qu'ils cachent dans l'âme ?), combien de chrétiens, et peut-être de ceux qui m'écoutent, ont reçu la cendre de la pénitence avec des cœurs pleins d'ambition, avec des cœurs vains, avec des cœurs durs et incirconcis, avec des cœurs rebelles au Saint-Esprit !

 

BOURDALOUE

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