SUR LE JUGEMENT DERNIER : cette fausse conscience ne peut être calme et est au contraire une source de remords

 Car s'il n'y avait point de jugement à craindre, ou si l'idée de ce jugement pouvait être effacée de mon esprit, en sorte qu'il n'en restât nulle vue, nul souvenir, nulle créance ; dans quelque aveuglement que ma conscience se fût plongée, il me serait aisé d'y trouver la tranquillité et la paix ; quelque grossières que fussent mes erreurs, bien loin de troubler mon repos, elles l'affermiraient.

 

Ne pensant jamais qu'il y a un juge au-dessus de moi et un tribunal où je dois répondre, je vivrais sans inquiétude ; et le dernier de mes soins serait de m'éclaircir et de m'instruire si ma conscience est droite ou non, si je suis dans la bonne voie ou si je n'y suis pas, si je me flatte, si je me trompe, si je m'égare ; parce que je ne verrais pas le danger que l'on court en se flattant, en se trompant, en s'égarant.

 

Voila la situation où je serais.

 

D'où vient donc qu'il n'en va pas ainsi ? d'où vient que cette fausse conscience ne peut être calme, et qu'elle est au contraire une source de remords que nous combattons inutilement, et que nous ne pouvons étouffer ? D'où vient qu'à travers les nuages épais de l'intérêt ou de la passion qui la forment, il s'échappe toujours certains rayons de lumière qui, malgré nous, nous font entrevoir ce que nous voudrions ignorer ? En un mot, d'où vient que la conscience aveugle et corrompue ne l'emporte jamais tellement sur la saine conscience, que celle-ci, quoique d'une voix faible, ne réclame encore contre le mal que nous faisons, et qu'au moins, par des doutes affligeants et par des syndérèses (remords de conscience - Dictionnaire de l'Académie française, 1694) importunes, elle n'empêche la prescription de l’erreur qui nous fait agir ? Pourquoi tout cela, Chrétiens ? parce que nous ne sentons que trop qu'il y a un jugement de Dieu, où les ténèbres de nos consciences doivent être dissipées, et nos erreurs confondues.

 

C'est pour cela même, dit saint Grégoire pape, (belle et solide remarque), c'est pour cela que plus le jugement de Dieu est proche, plus la fausse conscience devient chancelante et timide dans son erreur. Pendant le cours de la vie, elle peut se soutenir en quelque manière ; et plus elle est fausse, plus elle paraît ferme et paisible. Mais aux approches de la mort toute sa fermeté se dément, la vérité reprend l'ascendant sur elle ; et c'est là qu'elle commence à se réveiller, à s'examiner, à se défier d'elle-même, à s'agiter.

 

Ainsi, par exemple, tandis que vous êtes encore dans une santé florissante, vous jouissez tranquillement du bien d'autrui et vous le retenez sans scrupule ; vous avez pour cela vos raisons dont vous êtes convaincu, ou dont vous croyez l'être ; vous avez consulté des gens habiles ou prétendu tels, et vous vous en reposez sur eux ; malgré l'injustice, vous comptez sur votre bonne foi, vous demeurez en paix : ainsi, dis-je, le présume-t-on, tandis qu'on ne pense qu'à goûter les douceurs de la vie, et que l'aiguillon de la mort ne se fait pas encore sentir, car jusque-là quelquefois s'étend le règne de la fausse conscience.

 

Mais qu'il survienne une maladie dangereuse, et qu'on se trouve pressé des douleurs de la mort, c'est alors que cette conscience tout à coup se déconcerte ; c'est alors qu'elle tombe dans les incertitudes et les perplexités les plus cruelles ; c'est alors que ces raisons sur quoi l'on s'appuyait ne paraissent plus si convaincantes, que les conseils qu'on a suivis deviennent suspects, que cette bonne foi dont on se flattait semble douteuse, qu'on ne trouve plus cette possession si légitime et si valide, et qu'on prend bien d'autres idées touchant le devoir rigoureux et indispensable de la restitution : pourquoi ? parce que le jugement de Dieu, qui n'est pas loin, change tout le système des choses, et les met dans une évidence où elles n'ont jamais été. Si c'était une conscience droite et conforme a la loi de Dieu, elle se soutiendrait à la vue même du jugement de Dieu, ou, s'il n'y avait point de jugement, quoique fausse et erronée, elle serait tranquille à la mort même.

 

Mais ce qui l'effraie à cette dernière heure, c'est sa fausseté, opposée à la vérité de ce jugement redoutable dont la mort doit être suivie.

 

Ce qui l'effraie, c'est la présence d'un Juge souverain, de qui seul dépend, ou tout notre bonheur, ou tout notre malheur ; à qui seul nous devons tous rendre compte, mais qui ne rend compte à nul autre qu'à lui-même de ses arrêts ; d'un Juge équitable qui pèse tout dans la plus juste balance, et qui punit précisément ou qui récompense selon les œuvres ; d'un Juge éclairé, qui lit dans le fond des cœurs pour en connaître les plus secrets sentiments, qui voit tout et qui n'oublie rien, qui tient tout marqué dans son souvenir avec des caractères ineffaçables, par conséquent à qui rien n'échappe, pas une pensée, pas un désir, pas une parole, pas une œillade, pas un geste, pas un mouvement ; d'un Juge tout-puissant, qui bien au-dessus des juges de la terre, lesquels n'exercent leur justice que sur le corps, peut avec le corps perdre l'âme, et la perdre pour jamais ; d'un Juge inflexible, que rien ne touche, ni inclination, ni compassion, ni égard, ni considération, ni crainte, ni espérance.

 

Voilà ce que le plus aveugle et le plus endurci pécheur ne peut voir de près avec assurance, voilà ce qui le surprend, ce qui l'interdit, ce qui le confond.

 

BOURDALOUE, SUR LE JUGEMENT DERNIER

 

Le Jugement Dernier, Pietro Cavallini, Santa Cecilia in Trastevere, Rome 

 

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