Ecoutez-moi, et tâchez à tirer de là des conséquences dignes, et du sujet que je traite, et de la sainteté du christianisme que vous professez.
Nous voulons souvent, par une prétendue force d'esprit, nous mettre au-dessus de la censure et des jugements des hommes, et nous nous flattons quelquefois d'être en effet parvenus à cette heureuse indépendance ; mais au même temps, pour peu que nous nous consultions nous-mêmes, nous voyons bien que nous nous trompons : c'est-à-dire que nous voudrions mépriser cette censure du monde, et pouvoir la compter pour rien ; mais quelque mépris que nous en fassions, ou que nous affections d'en faire, nous sentons assez au fond de l'âme que nous la craignons.
Car de là vient la désolation où l'on tombe et le trouble qui nous saisit, quand cette censure nous attaque personnellement, et qu'il nous arrive d'en éprouver les traits. De là vient que nous en sommes si mortifiés, si piqués, si offensés. De là vient que les moindres rapports qu'on nous fait excitent en nous des mouvements si vifs de dépit, de colère, de vengeance ; marque évidente que nous ne la méprisons pas.
En effet, si nous savions, en bien des rencontres et sur bien des sujets, les idées qu'on a de nous, ce que l'on pense de nous, comment on parle de nous, nous en serions outrés de douleur. Si, lorsque nous sommes tranquilles, et peut-être contents de nous-mêmes, I'on nous faisait connaître pour qui nous passons dans l'estime du monde, il n'en faudrait pas davantage pour nous consterner et pour nous plonger dans le plus noir et le plus mortel chagrin. Ainsi le repos et la tranquillité de notre vie ne roule souvent que sur l'ignorance où nous sommes des jugements qu'on fait de nos personnes, de nos actions, de nos qualités : mais qu'on nous tire de cette ignorance, et dès là nous commencerons à être malheureux.
Il est donc vrai que, malgré nous, nous les craignons, ces jugements ; et il est de l'ordre de la Providence, dit saint Chrysostome, que cela soit de la sorte. Pourquoi ? parce que, sans parler des autres biens que produit cette crainte, quoique humaine, ou, pour mieux dire, sans parler des maux qu'elle empêche, en contenant les hommes dans le devoir, sans parler des désordres qui s'ensuivraient immanquablement, si cette crainte n'était pas une barrière pour nous arrêter, au moins est-il certain qu'elle nous élève à la crainte du jugement de Dieu, qu'elle nous fait sentir par avance le jugement de Dieu, qu'elle nous sert à connaître la sévérité du jugement de Dieu.
Car pour peu que nous ayons non seulement de religion, mais de raison, voici, ce me semble les réflexions que nous devons faire. Nous devons chacun nous dire à nous-mêmes : Si les jugements que les hommes forment contre moi font en moi de si vives impressions, que sera-ce quand Dieu lui-même viendra me juger ? Si je crains tant d'être censuré par des hommes faibles comme moi, que sera-ce d'être condamné par un Dieu infiniment au-dessus de moi ? Pour peu que je sois fidèle à la grâce, cette réflexion que je fais, ce raisonnement suffit pour réveiller toute ma ferveur, et pour me faire marcher devant Dieu, comme l'Apôtre, avec crainte et avec tremblement.
Je sais que saint Paul agissait par des principes plus relevés, quand il disait, plein d'une généreuse confiance : Peu m'importe que le monde me juge, parce que c'est assez pour moi de savoir que le Seigneur me jugera : Mihi autem pro minimo est, ut a vobis judicer (1 Cor., IV, 3.).
Mais il n'appartenait qu'à saint Paul de parler ainsi : outre que la sainteté de sa vie était à l'épreuve, et le mettait à couvert de tous les jugements du monde, il avait été ravi jusques au troisième ciel ; il avait puisé dans la source même la connaissance des vérités éternelles ; et par conséquent il n'était pas nécessaire qu'il fît aucune attention aux jugements du monde, pour être pénétré de la pensée du jugement de Dieu.
Mais nous, sensuels et grossiers, nous, esclaves des sens et attachés à la terre, il n'est pas étrange que nous ayons besoin de ce secours, et c'est à nous, puisqu'il nous est propre, à nous en aider.
Oui, devons-nous dire, il m'importe de penser que les hommes sont les censeurs de ma vie ; il m'importe de ne pas oublier que les hommes m'éclairent, qui que je sois et quoi que je fasse, et qu'ils sont en possession de me juger ; il m'importe de me souvenir qu'en mille occasions cette censure des hommes m'alarme, me déconcerte, m'humilie, m'abat ; parce que ce sont là autant d'avertissements pour moi, et que j'apprends quelles précautions j'ai donc à prendre pour me préserver de ce jugement supérieur où je dois paraître, et qui doit décider de mon éternité.
Car si ce prétendu tribunal des hommes qui me jugent sans autorité, et dont je ne reconnais point la juridiction, est néanmoins un tribunal formidable pour moi, quel sentiment dois-je avoir de celui d'un Dieu dont je révère la sainteté et dont je redoute la puissance ?
Et si je me contrains, si je m'observe, si je garde tant de mesures pour me sauver des jugements du monde ; avec quel soin, avec quelle circonspection dois-je régler ma vie pour me mettre en état de répondre à ce souverain juge, qui tient en ses mains ma destinée ? C'est ainsi que je m'instruis, et que me faisant à moi-même de salutaires leçons, du monde je m'élève à Dieu.
Avançons : voici quelque chose encore de plus important et de plus fort.
BOURDALOUE, SUR LE JUGEMENT DERNIER
Le Tribunal de l'Inquisition, Goya