Ce n'est pas assez, Chrétiens ; et ce préjugé, dont le fond est inépuisable, me fournit encore quelque chose de plus essentiel.
Car pourquoi craignons-nous les jugements des hommes ? c'est, ajoute saint Chrysostome, parce que nous savons que ce sont des jugements où l'on ne nous pardonne rien, où l'on ne nous fait nulle grâce, où l'on nous rend une étroite justice ; et cette justice étroite que l'on nous rend nous désespère.
Nous voudrions qu'on nous jugeât avec humanité ; et sans faire attention à la manière dont nous traitons les autres, sans nous souvenir de ce qui est écrit, qu'on se servira à notre égard de la même mesure que nous prenons pour les autres ; c'est-à-dire qu'on nous jugera comme nous les jugeons (loi, dit saint Augustin, qui dès cette vie s'observe inviolablement), par un excès de présomption, tandis que nous jugeons les autres à la rigueur, et souvent plus qu'à la rigueur, nous trouvons étrange qu'ils n'aient pas pour nous toute la douceur que nous demandons, et un certain fonds de bénignité, sans quoi nous comprenons bien que leurs jugements n'iront jamais qu'à nous condamner et à nous humilier. C'est là ce qui nous les fait tant craindre.
Or avons-nous l'esprit de Dieu, reprend saint Chrysostome ? avons-nous même la raison, si de là nous n'apprenons pas quel sera ce jugement sans miséricorde dont Dieu nous menace ?
Et voilà, mes chers auditeurs, de tous les points de notre foi un des plus incroyables, à ce qu'il semble d'abord, mais néanmoins des plus incontestables : je dis ce jugement sans grâce et sans compassion. C'est ainsi que Dieu même l'a défini, en parlant au prophète Osée : Prophète, lui disait le Seigneur, donne à ma justice un nom qui lui soit propre, et qui signifie, dans toute son étendue, ce qu'elle est ou ce qu'un jour elle doit être. Et comment l’appellerai-je, Seigneur ? une justice sans miséricorde : Voca nomen ejus absque misericordia (Osée., 1, 6.).
Mais une justice si rigoureuse peut-elle convenir à un Dieu ? et Dieu, dont la nature n'est que bonté, peut-il être juste sans être miséricordieux ? Non, répond saint Augustin, il ne le peut être absolument et en lui-même ; mais à certain temps il peut et il doit l'être par rapport à nous. Une justice sans miséricorde ne lui convient pas, tandis que nous sommes encore sur la terre ; mais elle lui conviendra quand le temps des vengeances sera venu, et qu'aux dépens des pécheurs, lui-même, juge et arbitre dans sa propre cause, il entreprendra de se satisfaire. Aussi, pendant la vie, Dieu fait justice et miséricorde tout ensemble : sa miséricorde précède toujours sa justice, et jamais sa justice n'est séparée de sa miséricorde ; souvent sa miséricorde agit toute seule, mais sa justice n'a point d'action qui, selon le texte sacré, ne soit tempérée par sa miséricorde : Cum iratus fueris , misericordiae recordaberis (Habac, III, 2.) ; dans l'ardeur de votre colère, vous vous souviendrez, Seigneur, et il paraîtra que vous êtes le Dieu des miséricordes, puisque votre colère même est bien souvent pour les pécheurs une des plus grandes miséricordes. Ainsi en use-t-il maintenant.
Mais dans son jugement, il exercera sa justice toute pure, à peu près comme nous l'exerçons envers nos plus déclarés ennemis.
Pardonnez-moi, mon Dieu, si je fais entrer un de vos plus saints attributs en comparaison avec nos passions les plus déréglées. A l'égard d'un ennemi nous nous piquons d'équité, mais d'une équité selon la lettre, d'une équité sans bonté.
Or, Chrétiens, la foi nous apprend que Dieu nous jugera de la sorte ; et ce qui est en nous dureté, dans Dieu sera sainteté ; ce jugement sans miséricorde que la charité nous défend et dont on nous fait un crime, c'est ce qui fera sa gloire : Judicium absque misericordia.
Achevons.
BOURDALOUE, SUR LE JUGEMENT DERNIER
La Justice, Delacroix, Salon du Roi, Palais Bourbon, Paris