Quelque emportés que nous soyons dans nos passions, et quelque déréglés que nous puissions être dans nos mœurs, nous avons, Chrétiens, une conscience.
Et il nous est même si naturel, non seulement d'en avoir une, mais d'en suivre les mouvements, que jusque dans l'état et le désordre du péché, quand nous secouons le joug de la conscience, par une conduite bien surprenante, mais qui n'a rien néanmoins de contradictoire, nous nous faisons une conscience pour n'en point avoir, et pour pécher avec plus de liberté.
Conduite, remarque judicieusement saint Bernard, dans l'excellent traité qu'il a composé sur cette matière, conduite d'où nous apprenons qu'il faut distinguer en nous deux sortes de conscience : l'une que Dieu nous a donnée, et l'autre dont nous sommes nous-mêmes les auteurs ; l'une pure et droite, parce qu'elle est l'ouvrage de Dieu ; l'autre fausse et pleine d'erreurs, parce que nous la formons dans nous, et qu'elle vient de nous.
Prenez garde, s'il vous plaît.
Conscience droite, dont nous ne saurions nous défaire, et que nous ne pouvons corrompre. Fausse conscience, mais qui, par la raison même qu'elle est fausse, ne peut jamais être tranquille ; ou du moins dont la tranquillité ne peut être constante, ni à l'épreuve de certains états, de certaines conjonctures, où elle est immanquablement et nécessairement troublée : voilà ce que je vous donne encore comme un préjugé secret et domestique, mais sûr et infaillible, du jugement de Dieu. Celle-là dans sa droiture et dans son intégrité, celle-ci dans ses variations et dans son instabilité ; celle-là dans la pureté de ses lumières, celle-ci, jusque dans son aveuglement ; l'une et l'autre, par leurs reproches et leurs anxiétés.
Suivez-moi toujours, mes chers auditeurs. Ces deux articles, par où je vais finir, comprennent ce qu'il y a dans la religion de plus solide et de plus touchant.
Il a été de la sagesse et de l'empire de Dieu, disait David, d'établir sur les hommes un législateur ; et ne puis-je pas dire que, sans autre législateur et sans autre loi, nous avons une conscience qui suffit pour nous tenir lieu de loi, et qui nous domine avec plus d'empire que tous les législateurs ?
Qu'est-ce que la conscience ? un jugement, répond saint Bernard, que nous faisons de nous-mêmes, et que. malgré nous nous prononçons contre nous-mêmes. Car il n'est pas en notre pouvoir, tandis que nous avons une conscience, de ne nous pas juger ; il ne nous est pas libre de pécher, et de ne nous pas condamner.
Or, ce jugement forcé de nous-mêmes est déjà le préliminaire du jugement de Dieu, puisqu'il n'est forcé que parce que c'est Dieu même qui le fait en nous indépendamment de nous ; ou plutôt, parce que c'est Dieu même qui se sert de nous pour exercer sur nous sa plus souveraine et sa plus absolue domination.
Ne savez-vous pas, dit-il à Caïn, au moment qu'il méditait le meurtre de son frère, et que, saisi de l'horreur d'une si noire perfidie, il avait peine à s'y résoudre, ne savez-vous pas que si vous faites bien, vous en aurez la récompense, et que si vous faites mal, votre péché se présentera d'abord devant vous ? Nonne si bene egeris, recipies ? sin autem male, statim in foribus peccatum aderit ? (Genes., IV, 7.)
C'est-à-dire, comme l'expliquent saint Jérôme et après lui tous les interprètes, ne savez-vous pas que le jugement de votre péché suivra de près votre péché même ; et qu'à l'instant que vous l'aurez commis, sans aller plus loin, et sans attendre davantage, vous en trouverez dans vous-même la condamnation et le châtiment ? Ne savez-vous pas que ce péché ne sera pas plutôt sorti de votre cœur, où vous l'aurez conçu et enfanté, qu'il se tournera contre vous, qu'il se fera voir à vous pour vous troubler, pour vous effrayer, pour vous tourmenter ? Statim in foribus peccatum aderit.
C'est ce qu'éprouva Caïn, et l'effet répondit à la menace. A peine a-t-il satisfait son ressentiment et sa passion, à peine a-t-il porté ses mains parricides sur l'innocent Abel, que le voilà livré à sa conscience, qui, comme un juge inexorable, disons mieux, qui, comme un impitoyable bourreau, lui fait souffrir le plus cruel supplice. Il tombe, dit le texte sacré, dans un abattement qui paraît sur son visage, mais qui n'est encore qu'une légère figure du trouble de son âme, et des remords dont son cœur est déchiré. Il entend la voix de Dieu qui le poursuit. Qu'avez-vous fait ? lui dit le Seigneur ; le sang de votre frère cri vengeance contre vous. Cette voix de Dieu qui lui parle, cette voix du sang d'Abel qui crie contre lui, ce n'est rien autre chose, disent les Pères, que la voix intérieure de sa conscience qui lui reproche son crime.
Ah ! mon péché est trop grand, conclut-il lui-même, pour en espérer la rémission. Il en convient, il ne s'en défend pas : bien loin de penser à se justifier, il est le premier à se condamner et à se punir. Car il se retire, selon l'expression de l'Ecriture, de devant la face du Seigneur ; il est fugitif et vagabond sur la terre, il se regarde comme un homme maudit ; et ce que nous remarquons dans l'exemple de ce fameux réprouvé, l'image de tous les réprouvés, c'est encore ce qui se passe tous les jours dans la conscience des pécheurs.
Or, n'est-ce pas là, reprend éloquemment saint Augustin, le jugement de Dieu déjà commencé ? Ces agitations, ce saisissement du pécheur à la vue de ses crimes, cette horreur de lui-même en les commettant, cette honte et même ce désespoir de les avoir commis, ce soin de les couvrir et de les tenir cachés, ces alarmes secrètes mais pleines d'effroi, ces agonies mortelles, convaincu qu'il est de ce qu'il a fait et de ce qu'il mérite : que nous présage tout cela, disons mieux, que nous démontre tout cela, sinon un jugement, mais un jugement redoutable dont nous sommes menacés, et qui, dès maintenant et en partie, s'exécute dans nous-mêmes ?
BOURDALOUE, SUR LE JUGEMENT DERNIER