Concluons par l'excellente réflexion de saint Bernard, qui renferme tout le fruit de ce discours.
De trois jugements que nous avons à subir, celui du monde, celui de nos consciences et celui de Dieu, saint Paul méprisait le premier, il se répondait du second, mais il redoutait le troisième. Il méprisait le premier, quand il disait : Peu m'importe que le monde me juge. Il se répondait du second, quand il ajoutait : Ma conscience ne me reproche rien. Et il redoutait le troisième, quand, tout apôtre qu'il était, il craignait d'être réprouvé : Subierat Paulus judicium mundi quod aspernabatur, judicium sui quo gloriabatur : sed restabat judicium Dei, quod reverebatur.
Or, quoi qu'il en soit à notre égard, et du jugement du monde et du jugement de notre conscience, craignons au moins, mes chers auditeurs, et craignons toujours le jugement de Dieu. Et parce que cette crainte est un don de Dieu, demandons-là tous les jours à Dieu.
Car il n'est rien de plus naturel que de craindre ; mais il n'est rien de plus surnaturel, ni de plus divin, que de craindre utilement pour le salut ; ce qui faisait dire au Prophète royal : Confige timore tuo carnes meas (Psalm., CXVIII, 120.) ; Seigneur, pénétrez ma chair de votre crainte, de votre crainte, ô mon Dieu ! et non pas de la mienne ; car la mienne me serait inutile, et même préjudiciable ; elle me troublerait sans me convertir ; au lieu que la vôtre me convertira et me sanctifiera, en me troublant. Or voilà celle dont j'ai besoin, et que je vous demande comme une de vos grâces les plus exquises, sachant bien qu'elle vient de vous et non pas de moi : Confige timore tuo.
Craignons le jugement de Dieu, et craignons-le, quelque justes et dans quelque état de perfection que nous puissions être ; car les Saints eux-mêmes le craignaient, et ils étaient saints parce qu'ils le craignaient. Ne nous en rapportons pas aux libertins du siècle, qui vivent dans l'ignorance et dans l'oubli des choses de Dieu. Mais croyons-en ceux qui furent éclairés des plus pures lumières de la vraie sagesse. Consultons les Jérôme et les Hilarion ; ils nous feront là-dessus des leçons touchantes. Tenons-nous-en toujours à ce parallèle, et disons-nous à nous-mêmes : Si ces hommes, qui furent des modèles et des miracles de sainteté, ont craint le jugement de Dieu, comment dois-je le craindre, moi pécheur, moi couvert de crimes ? s'ils l'ont craint dans les déserts et les solitudes, comment dois-je le craindre, moi qui me trouve exposé à tous les scandales et à toutes les tentations du monde ? s'ils l'ont craint dans les exercices et dans la ferveur d'une vie si austère et si pénitente, comment dois-je le craindre dans une vie si commune, si lâche, si imparfaite ? Pour peu que nous ayons de christianisme et de foi, cette comparaison nous persuadera et nous édifiera.
Craignons le jugement de Dieu, mais craignons-le souverainement ; car il ne sert à rien de le craindre, si nous ne le craignons préférablement à tout ; comme il ne sert à rien d'aimer Dieu, si nous ne l'aimons par-dessus tout.
Et voilà, mes Frères, notre désordre : nous craignons le jugement de Dieu, mais nous craignons encore plus les maux de la vie. Car la crainte des maux de la vie nous rend soigneux, vigilants, actifs ; et la crainte du jugement de Dieu ne nous fait faire aucun effort ni rien entreprendre. Craignons le jugement de Dieu, mais craignons encore plus le péché, puisque c'est le péché qui le doit rendre si formidable ; ou, pour mieux dire, craignons le jugement de Dieu pour fuir le péché, et fuyons le péché pour ne plus tant craindre le jugement de Dieu.
Craignons le jugement de Dieu, mais ne nous contentons pas de le craindre ; servons-nous de cette crainte pour corriger les erreurs de notre esprit, pour modérer les passions de notre cœur, pour résister aux attaques de la concupiscence, pour nous détacher des vains plaisirs du siècle, en un mot, pour réformer toute notre vie, suivant la belle maxime de saint Grégoire de Nazianze : Haec time, et hoc timore eruditus animum a concupiscam quasi frœno quodam retrahe.
Quand notre conscience nous fera des reproches secrets, et que par de pressants remords elle nous avertira que nous ne sommes pas dans l'ordre et que nous nous damnons ; rentrons en nous-mêmes, et disons à Dieu : Ah ! Seigneur, comment pourrai-je soutenir votre jugement, puisque je ne saurais même soutenir celui de ma raison et de ma foi ?
Quand nous nous trouvons engagés dans une occasion dangereuse, figurons-nous Dieu qui nous voit, et qui de sa main va lui-même écrire notre arrêt comme celui de l'impie Balthazar : ce ne sera point une imagination, mais une vérité.
Quand la tentation nous attaquera, et que nous sentirons notre volonté ébranlée, armons-nous de cette pensée, et demandons-nous : Que voudrais-je avoir fait lorsqu'il faudra comparaître devant le tribunal de Dieu ?
Quand la passion voudra nous persuader que ce péché n'est pas si grand qu'on le pense, et qu'il n'est pas probable que le salut dépende de si peu de chose faisons la réflexion de saint Jérôme : Mais Dieu en jugera-t-il de la sorte ?
Craignons le jugement de Dieu, et que cette crainte de Dieu nous excite à le fléchir et à l’apaiser. Car, comme dit saint Augustin, il n'y a point d'autre appel de notre Juge irrité qu'à notre Juge gagné. Voulez-vous vous sauver de lui, ayez recours à lui : Neque enim est quo fugias a Deo irato nisi ad Deum placatum : vis fugere ab ipso ? fuge ad ipsum. Or nous le pouvons aisément, tandis que nous sommes sur la terre. Car ce Dieu, tout irrité qu'il est contre nous, s'apaise par nos larmes, s'apaise par nos bonnes œuvres, s'apaise par nos aumônes ; et nous avons tout cela entre les mains.
Enfin, craignons le jugement de Dieu ; et craignons surtout de perdre cette crainte, qui est une ressource pour nous dans nos désordres, et comme un port de salut.
Car cette crainte se peut perdre, et elle se perd tous les jours, particulièrement dans le grand monde. Les soins temporels l'étouffent, les conversations la dissipent, les petits péchés l'affaiblissent, le libertinage la détruit ; et la perte de cette, grâce est le commencement de la réprobation. En effet, que peut-on espérer d'une âme, et de quel moyen se peut-on servir pour sa conversion, quand elle a perdu la crainte du jugement de Dieu, et que les plus terribles vérités du christianisme ne font plus d'impression sur elle ?
C'est en craignant Dieu, mais d'une crainte chrétienne, qu'on se dispose à l'aimer, et c'est en l'aimant d'un amour efficace et pratique, qu'on parvient à la gloire que je vous souhaite.
BOURDALOUE, SUR LE JUGEMENT DERNIER
Le Jugement Dernier, Pietro Cavallini, Santa Cecilia in Trastevere, Rome