J’attendais avec impatience le moment de mon départ pour Jérusalem.
Le 3 octobre, à quatre heures de l’après-midi, mes domestiques se revêtirent de sayons de poils de chèvre, fabriqués dans la
Haute-Égypte, et tels que les portent les Bedouins ; je mis par-dessus mon habit une robe semblable à celle de Jean et de Julien, et nous montâmes sur de petits chevaux. Des bâts nous servaient
de selles. Nous avions les pieds passés dans des cordes en guise d’étriers. Le président de l’hospice marchait à notre tête, comme un simple frère. Un Arabe presque nu nous montrait le chemin, et
un autre Arabe nous suivait, chassant devant lui un âne chargé de nos bagages. Nous sortîmes par les derrières du couvent, et nous gagnâmes la porte de la ville, du côté du midi, à travers les
décombres des maisons détruites dans les derniers sièges. Nous cheminâmes d’abord au milieu des jardins, qui devaient être charmants autrefois : le père Neret et M. de Volney en ont fait l’éloge.
Ces jardins ont été ravagés par les différents partis qui se sont disputé les ruines de Jaffa : mais il y reste encore des grenadiers, des figuiers de Pharaon, des citronniers, quelques palmiers,
des buissons de nopals, et des pommiers, que l’on cultive aussi dans les environs de Gaza, et même au couvent du mont Sinaï.
Nous nous avançâmes dans la plaine de Saron, dont l’Ecriture loue la beauté. Quand le père Neret y passa, au mois d’avril 1713, elle
était couverte de tulipes. "La variété de leur couleur, dit-il, forme un agréable parterre". Les fleurs qui couvrent au printemps cette campagne célèbre sont les roses blanches et roses, le
narcisse, l’anémone, les lis blancs et jaunes, les giroflées, et une espèce d’immortelle très odorante. La plaine s’étend le long de la mer, depuis Gaza au midi jusqu’au mont Carmel au nord. Elle
est bornée au levant par les montagnes de Judée et de Samarie. Elle n’est pas d’un niveau égal : elle forme quatre plateaux, qui sont séparés les uns des autres par un cordon de pierres nues et
dépouillées. Le sol est une arène fine, blanche et rouge, et qui paraît, quoique sablonneuse, d’une extrême fertilité. Mais, grâce au despotisme musulman, ce sol n’offre de toutes parts que des
chardons, des herbes sèches et flétries, entremêlées de chétives plantations de coton, de doura, d’orge et de froment. Çà et là paraissent quelques villages, toujours en ruine, quelques bouquets
d’oliviers et de sycomores.
A moitié chemin de Rama à Jaffa, on trouve un puits indiqué par tous les voyageurs : l’abbé Mariti en fait l’histoire, afin d’avoir
le plaisir d’opposer l’utilité d’un santon turc à l’inutilité d’un religieux chrétien. Près de ce puits on remarque un bois d’oliviers plantés en quinconce, et dont la tradition fait remonter
l’origine au temps de Godefroy de Bouillon. On découvre de ce lieu Rama ou Ramlé, situé dans un endroit charmant, à l’extrémité d’un des plateaux ou des plis de la plaine. Avant d’y entrer nous
quittâmes le chemin pour visiter une citerne, ouvrage de la mère de Constantin. On y descend par vingt-sept marches ; elle a trente-trois pas de long sur trente de large ; elle est composée de
vingt-quatre arches et reçoit les pluies par vingt-quatre ouvertures. De là, à travers une forêt de nopals, nous nous rendîmes à la tour des Quarante-Martyrs, aujourd’hui le minaret d’une mosquée
abandonnée, autrefois le clocher d’un monastère dont il reste d’assez belles ruines : ces ruines consistent en des espèces de portiques assez semblables à ceux des écuries de Mécène à Tibur ; ils
sont remplis de figuiers sauvages. On veut que Joseph, la Vierge et l’Enfant se soient arrêtés dans ce lieu lors de la fuite en Égypte : ce lieu certainement serait charmant pour y peindre le
repos de la sainte Famille ; le génie de Claude Lorrain semble avoir deviné ce paysage, à en juger par son admirable tableau du palais Doria à Rome.
Sur la porte de la tour on lit une inscription arabe rapportée par M. de Volney : tout près de là est une antiquité miraculeuse
décrite par Muratori.
Après avoir visité ces ruines, nous passâmes près d’un moulin abandonné : M. de Volney le cite comme le seul qu’il eût vu en Syrie ;
il y en a plusieurs autres aujourd’hui. Nous descendîmes à Rama, et nous arrivâmes à l’hospice des moines de Terre Sainte. Ce couvent avait été saccagé cinq années auparavant, et l’on me montra
le tombeau d’un des frères qui périt dans cette occasion. Les religieux venaient enfin d’obtenir, avec beaucoup de peine, la permission de faire à leur monastère les réparations les plus
urgentes.
De bonnes nouvelles m’attendaient à Rama.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Troisième partie : Voyage de Rhodes, de Jaffa, de Bethléem et de la mer Morte
Paysage avec le repos de la fuite en Egypte, Claude Le Lorrain
" Ces ruines consistent en des espèces de portiques assez semblables à ceux des écuries de Mécène à Tibur ; ils sont remplis de figuiers sauvages. On veut que Joseph, la Vierge et l’Enfant se soient arrêtés dans ce lieu lors de la fuite en Égypte : ce lieu certainement serait charmant pour y peindre le repos de la sainte Famille ; le génie de Claude Lorrain semble avoir deviné ce paysage, à en juger par son admirable tableau du palais Doria à Rome."