Ce n’est pas leurs longs doigts et leurs ongles limés
Qui nous arracheront des griffes du destin.
Ce n’est pas les reliefs de leur maigre festin
Qui ravitailleront des soldats décimés.
Ce n’est pas leurs beaux doigts et leurs ongles limés
Qui nous arracheront des griffes du destin.
Ce n’est pas les reliefs de leur maigre festin
Qui nous rassasieront nos ventres abîmés.
Ce n’est pas leurs doigts fins et leur ongles limés
Qui nous arracheront des griffes du destin.
Ce n’est pas les reliefs de leur maigre festin
Qui nous redresseront nos corps inanimés.
Ce n’est pas leur doigt mince et leurs ongles limés
Qui nous arracheront des griffes du destin.
Ce n’est pas les reliefs de leur maigre festin
Qui nous ranimeront nos corps désanimés.
Ce n’est pas leurs moiteurs qui chercheront nos fièvres
Parmi les orangers et les myrtes épais.
Ce n’est pas leur museaux que chercheront nos lèvres
Pour venir y poser notre baiser de paix.
Ce n’est pas leur tiédeur qui chercheront nos fièvres
Parmi les néfliers et les myrtes épais.
Ce n’est pas leurs museaux qui chercheront nos lèvres
Pour venir nous donner notre baiser de paix.
Ce n’est pas leur candeur qui trouveront nos lèpres
À l’ombre des pommiers et du péché mortel.
Ce n’est pas leurs museaux qui chanteront nos vêpres
Dans le dernier jardin sur le dernier autel.
Ce n’est pas leur fadeurs qui trouveront nos fièvres
Parmi les cognassiers et le myrtes épais.
Ce n’est pas leur museaux qui trouveront nos lèvres
Pour y placer enfin notre baiser de paix.
Ce n’est pas ces galants et ces parfaits gandins
Qui viendront nous chercher dans notre pourriture.
Ce n’est pas ces chalands et ces beaux muscadins
Qui viendront nous chercher dans la boue et l’ordure.
Ce n’est pas ces flamants et ces manche à balais
Qui nous balayeront notre vieille demeure.
Et ce ne sera pas ces grotesques valets,
Le jour du dernier terme et de la dernière heure.
Et ce ne sera pas ces maigres échassiers
Qui viendront nous porter notre pauvre besace.
Et ce ne sera pas ces pauvres carnassiers
Qui viendront nous manger notre maigre carcasse.
Et ce ne sera pas ces maigres besaciers
Qui porteront pour nous nos sacs de pénitence.
Et ce ne sera pas ces pauvres grimaciers,
Le jour de la détresse et de l’omnipotence.
Et ce ne sera pas ces pauvres plumassiers
Qui referont le lit de notre inadvertance.
Et ce ne sera pas ces maigres terrassiers,
Le jour de la justice et de la compétence.
Ce n’est pas ces plumeaux et ces manche à balais
Qui nous balayeront le seuil de notre porte.
Ce n’est pas ces grimauds et ces parfaits valets
Qui nous repouilleront notre dépouille morte.
Ce n’est pas ces marmots et ces manche à balais
Qui nous balayeront le devant de notre âme.
Et ces diseurs de mots et ces parfaits valets
Qui nous inclineront aux pieds de Notre Dame.
Et ce ne sera pas ces maîtres de relais
Qui nous feront courir notre dernière poste.
Et ce ne sera pas ces maîtres des délais
Qui feront consumer le dernier holocauste.
Ce n’est pas ces faquins et ces nobles varlets
Qui nous introduiront dans la vieille demeure.
Ce n’est pas ces coquins et ces maîtres de l’heure
Qui nous introduiront dans le dernier palais.
Et ce ne sera pas ces maîtres enquesteurs
Qui viendront nous chercher dans la tombe où nous sommes.
Et ce ne sera pas ces maîtres requesteurs,
Quand nous ne serons plus que de la cendre d’hommes.
Et ce ne sera pas ces nobles terrassiers
Qui viendront nous chercher dans la terre où nous sommes.
Et ce ne sera pas ces nobles poudriers,
Quand nous ne serons plus que de la poudre d’hommes.
Et ce ne sera pas ces maîtres des requêtes
Qui nous requêteront combien nous sommes vils.
Et ce ne sera pas ces maîtres des enquêtes
Qui nous enquêteront dans nos états-civils.
Et ce ne sera pas ces maîtres des requêtes
Qui nous requêteront dans les blés et les vignes.
Et ce ne sera pas ces maîtres des enquêtes
Qui nous remontreront que nous sommes indignes.
Et ce ne sera pas ces maîtres d’éloquence
Qui parleront pour nous dans les derniers tournois.
Et ce ne sera pas ces gens de conséquence
Qui nous harnacheront notre dernier harnois.
Et ce ne sera pas ces maîtres d’éloquence
Qui plaideront pour nous dans un dernier débat.
Et ce ne sera pas ces guerriers en vacance
Qui se battront pour nous dans un dernier combat.
Et ce ne sera pas ces maîtres du barreau
Qui plaideront pour nous dans un dernier procès.
Et ce ne sera pas ces valets de bourreau
Qui viendront nous crever notre dernier abcès.
Ce n’est pas leurs courants et leurs hautes fréquences
Qui nous fera jaillir le sang de nos artères.
Ce n’est pas leur bavette et leur grandiloquence
Qui viendra nous chercher dans nos tacites terres.
Ce n’est pas ces portiers et ces grands-chambellans
Qui nous feront passer par la dernière porte.
Ce n’est pas ces courtiers avec leurs bras ballants
Qui nous ramasseront notre dépouille morte.
Ce n’est pas ces courtauds et ces portiers-consignes
Qui nous feront passer dans nos appartements.
Ce n’est pas ces rustauds et ces gardes-insignes
Qui viendront nous chercher dans les départements.
Ce n’est pas ces badauds et ces messieurs très dignes
Qui viendront nous chercher dans notre pourriture.
Ce n’est pas ces bedeaux et ces porte-bouture
Qui viendront nous chercher dans nos blés et nos vignes.
Et ce ne sera pas ce maîtres des requêtes
Qui nous aligneront dans la dernière ligne.
Et ce ne sera pas ces maîtres des enquêtes,
Sous nos derniers drapeaux et sous un divin signe.
Ce n’est pas ces portiers et ces grands-chambellans
Qui nous feront passer dans la dernière chambre.
Ce n’est pas ces courtiers avec leur bras ballants,
Par la porte de corne et par la porte d’ambre.
Ce n’est pas ces portiers et ces grands-chambellans
Par la porte d’ivoire et la porte de corne.
Ce n’est pas ces courtiers avec leurs bras ballants,
Par la porte de chêne et par la porte d’orne.
Ce n’est pas ces portiers et ces grands-chambellans
Qui nous feront tourner le coin de cette borne.
Ce n’est pas ces courtiers avec leurs bras ballants,
Par la porte de hêtre et la porte d’orne.
Ce n’est pas ces portiers et leurs clefs dans le dos
Qui nous feront sauter la dernière serrure.
Ce n’est pas ces courtiers et ces porte-ferrures
Qui nous ramasseront les cendres de nos os.
Une autre, une autre clef nous ouvrira la porte.
Un autre porte-clefs en a tout un trousseau.
Un autre garde-chef sous le dernier vousseau
Regarde, et pense encore au lac de la Mer Morte.
Une autre, une autre clef, faite d’une autre sorte,
Nous réintégrera dans le premier berceau.
Un vieux avec sa barbe, assis sous un arceau,
Regarde, et pense encore aux bords de la Mer Morte.
Une autre, une autre clef, ouvrant une autre porte,
Nous laissera passer. Un maître de péniche,
Un vieux à barbe blanche assis dans une niche
Regarde, et pense encore au lit de la Mer Morte.
Charles PÉGUY, Ève
Cahiers de la Quinzaine, 1914