Et comme on ne sait pas quand une année est belle
Ce qu’on aime le mieux, si c’est les giboulées
Ou si c’est le retour de la noire hirondelle
Ou si c’est le réseau des peines déroulées,
Et comme on ne sait pas quand le choix est ouvert
Ce qu’on aime le mieux, si c’est le doux avril
Ou le lourd fructidor, si c’est le grave hiver
Ou la feuille d’automne ou les rêves d’exil,
Et comme on ne sait pas quand une année est belle
Ce qu’on aime le mieux parmi tant de beauté,
Ou du printemps volage, ou de l’été fidèle,
Ou des graves hivers ou des graves étés,
Et comme on ne sait pas dans l’immense univers
Ce qu’on aime le mieux, si c’est le dur été,
Ou le sévère automne ou les graves hivers,
Et comme on ne sait pas dans cette éternité,
Et comme on ne sait pas parmi tant de bonheurs
Ce qu’on aime le mieux, si c’est un bel orage,
Ou si c’est la saison du profond labourage,
Ou le balancement des vastes moissonneurs,
Et comme on ne sait pas entre tous ces honneurs
Ce qu’on aime le mieux, si c’est un beau verglas,
Ou la neige étendue au loin des pays plats,
Ou le ramassement des débiles glaneurs.
Ainsi Dieu ne sait pas entre tant de beaux jours
Ce qu’il aime le mieux, si c’est le doux printemps,
Ou la sévérité de plus fermes amours,
Ou la déclivité de plus obliques temps.
Ainsi Dieu ne sait pas entre tant de beaux temps
Ce qu’il aime le mieux, si c’est le doux avril
Ou la feuille d’automne et le rêve d’exil,
Ou le mélancolique et volage printemps.
Ainsi Dieu ne sait pas entre tant de beaux jours
Ce qu’il aime le mieux, si c’est la douce enfance
Et si c’est la modeste et simple obéissance
Ou la gratuité des parfaites amours.
Ainsi Dieu ne sait pas, ainsi Dieu ne sait plus
Ce qu’il aime le mieux dans une belle vie,
Si c’est cette âpre pente incessamment gravie
Ou la gratuité des amours absolus.
Ainsi Dieu ne sait pas entre tant de beaux jours
Ce qu’il aime le mieux, si c’est la jeune enfance
Et si c’est le travail ou les jeux de la danse
Ou la fidélité des terrestres amours.
Ainsi Dieu ne sait pas dans une belle vie
Ce qu’il aime le mieux entre tant de beaux jours.
Il regarde, il refait la route poursuivie.
L’anticipation des célestes amours.
Dans une belle vie il n’est que de beaux jours.
Dans une belle vie il fait toujours beau temps.
Dieu la déroule toute et regarde longtemps
Quel amour est plus cher entre tous ces amours.
Ainsi Dieu ne sait pas, ainsi le divin maître
Ne sait quel retenir et placer hors du lieu,
Et pour lequel tenir et s’il faut vraiment mettre
L’amour de la patrie après l’amour de Dieu.
Ainsi Dieu ne sait pas entre tant de beaux jours,
De la plus belle enfant à la plus belle aïeule,
Quel il aime le mieux de ces propres amours,
Et s’il n’aime pas mieux une âme errante et seule.
Et s’il n’aime pas mieux une souple jeunesse.
Et s’il n’aime pas mieux les dures fermetés.
Et s’il n’aime pas mieux une belle vieillesse.
Et s’il n’aimes pas mieux les dures pauvretés.
Depuis les cheveux blonds jusques aux cheveux blancs.
Et depuis l’escabeau jusqu’aux bras du fauteuil.
Jusqu’au bord du tombeau, jusqu’au ras du cercueil.
Depuis les premiers pas jusqu’aux pas chancelants.
Et des premiers genoux jusqu’aux genoux tremblants.
Du premier tabouret jusqu’au dernier fauteuil.
Du premier pas de porte au ras du dernier seuil.
Et des beaux cheveux blonds aux plus beaux chevaux blancs.
Charles PÉGUY, Ève
Cahiers de la Quinzaine, 1914