Ainsi vous le savez, nos expiations
Ne lavent pas la honte aux confins de la mort.
Nos coups de réussite et le plus heureux sort
Ne lavent pas le quart de nos inactions.
Seule vous le savez, nos indignations
Ne se meuvent jamais que quand il est trop tard.
Quand le meurtre est passé tout le long du rempart,
Alors nous soulevons nos exécrations.
Ainsi vous le savez, nos expiations
Ne lavent pas l’ordure aux portes de la mort.
Et nos tours de finesse et le plus heureux sort
Ne lavent pas le quart de nos exactions.
Seule vous le savez, nos imprécations
Ne se lèvent jamais que quand il est trop tard.
Quand le crime est passé le long du boulevard,
Alors nous soulevons nos proclamations.
Seule vous le savez, nos révolutions
Ne se mettent debout que quand le crime est fait.
Quand le meurtre est acquis et quand il est parfait,
Alors nous soulevons nos déclamations.
Tant que le crime est là, tant que le meurtre est maître,
Nous couchons à ses pieds nos résignations.
Tant que Satan est dieu, tant que Satan est prêtre,
Nous plions à ses pieds nos génuflexions.
Aussi vous le savez, nos réprobations
Ne se lèvent jamais que quand il est trop tard.
Quand le char est passé qui voiturait César,
Alors nous soulevons nos conspirations.
Seule vous le savez, nos résignations
Ne se couchent jamais qu’aux autels des faux dieux.
Nous n’apportons jamais sur les derniers hauts lieux
Que des cœurs délavés de consolations.
Seule vous le savez, nos imprécations
N’assaillent que le pauvre et le plus malheureux.
Nous n’apportons jamais à des cœurs douloureux
Que des cœurs contractés de tribulations.
Seule vous le savez, nos supplications
Ne se courbent jamais qu’aux autels des faux dieux.
Nous n’apportons jamais sur les derniers hauts lieux
Que des cœurs écrasés de consternations.
Seule vous le savez, que nos fondations
Ne fondent jamais rien que la cité d’injure.
Nous n’apportons jamais sur un autel parjure
Que des vœux perforés de dubitations.
Seule vous le savez, nos déprécations
Ne détournent jamais un sort inexorable.
Nous n’apportons jamais sur un autel d’érable
Que des vœux pleins de doute et d’hésitations.
Seule vous le savez, nos consolations
Laissent un goût de pleur au fond de la mémoire.
Nous n’apportons jamais aux rayons de l’armoire
Que des vœux tout moisis de végétations.
Seule vous le savez, que nos délations
Ne dénonce jamais que le pauvre et le nu.
Nous n’apportons jamais sur un autel connu
Que des cœurs couturés de lacérations.
Seule vous le savez, nos consolation
Laisse un goût de fiel au fond de la mémoire.
Nous n’apportons jamais au rayon de l’armoire
Que des cœurs délavés de profanations.
Seule vous le savez, nos tribulations
Sont petites de mode et petite de jeu.
Nous n’apportons jamais sur un autel de feu
Que des cœurs pleins de cendre et de confusions.
Seule vous le savez, nos réparations
Laissent un goût de mort au fond de la mémoire.
Nous n’apportons jamais aux rayons de l’armoire
Que des cœurs pleins de trouble et de dérisions.
Seule vous le savez, nos désolations,
Assise parmi nous ne sont pas même grandes.
Nous n’apportons jamais sur la table d’offrande
Que des cœurs pleins de boue et de corruptions.
Seule vous le savez, seule vous le compter :
Nos tribulations ne sont pas même grandes.
Nous n’apportons jamais sur la table d’offrandes
Que les restes des cœurs que nous avons prêtés.
Nous n’apportons jamais au temple de mémoire
Que des cœurs pleins de mort et d’ostentations.
Nous n’apportons jamais aux portes de l’armoire
Que des cœurs pleins de fange et pleins d’alluvions.
Seule vous le savez, pourquoi nous sommes nés.
Nos tribulations ne sont pas même grandes.
Nous n’apportons jamais sur la table d’offrandes
Que les restes des cœurs que nous avons donnés.
Nous n’apportons jamais à nos temples de gloires
Que des cœurs pleins de creux et pleins d’intrusions.
Nous ne mettons jamais dans nos conservatoires
Que des cœurs pleins de vide et de précisions.
Seule vous le savez, nos adulations
Ne se courbent jamais que sur des pieds d’argile.
Nous n’apportons jamais sur un autel fragile
Que des cœurs dévorés de malversations.
Et vous savez quel air nos modulations
Conduisent sur la corde et sur de maigres flûtes,
Et que nous n’apportons dans nos plus âcres luttes
Que des cœurs détendus par les vexations.
Et vous savez quel air nos ondulations
Font flotter sous le plectre et sur de vagues lyres.
Et que nous ne mettons dans nos pauvres délires
Que des cœurs affolés de palpitations.
Seule vous le savez, nos émulations
Ne rivalisent pas pour le juste et le beau.
Nous n’apportons jamais aux portes du tombeau
Que des cœurs dévorés de contestations.
Seule vous le savez, nos contemplations
Sont troubles du dedans, ô mon âme, ô ma mère.
Nous n’apportons jamais dans un temple éphémère
Que des cœurs et des vœux et des dévotions.
Charles PÉGUY, Ève
Cahiers de la Quinzaine, 1914