Le triste spectacle que nous avons continuellement devant les yeux

 

Un des scribes s’approcha de Jésus, et lui demanda : Quel est le premier de tous les commandements ?

Jésus lui répondit : Le premier de tous les commandements est celui-ci : Écoutez, Israël : Le Seigneur, votre Dieu, est le seul Dieu. Vous aimerez le Seigneur, votre Dieu, de tout votre cœur, de toute votre âme, de tout votre esprit et de toutes vos forces. C’est là le premier commandement.

Et voici le second, qui est semblable au premier : Vous aimerez votre prochain comme vous-même.

Il n’y a point d’autre commandement plus grand que ceux-là.

ÉVANGILE DE SAINT MARC

Vendredi de la troisième semaine

 

 

Je dois aimer mon prochain dans Dieu, pour Dieu, et comme Dieu l'aime : l'aimer dans Dieu, en sorte que Dieu soit le principe de ma charité ; l'aimer pour Dieu, en sorte que Dieu soit le motif de ma charité ; l'aimer comme Dieu l'aime , en sorte que Dieu soit le modèle de ma charité : trois points essentiels dont voici le sens.

Je dois aimer mon prochain dans Dieu : c'est-à-dire que je dois l'aimer comme étant l'ouvrage de Dieu, qui l'a créé par sa toute-puissance ; comme étant l'image vivante de Dieu, qui l'a formé à sa ressemblance ; comme étant la conquête et le prix des mérites d'un Dieu qui l'a racheté de son sang ; comme étant sous la garde de la providence de Dieu, qui veille sur lui sans cesse, et s'applique à le conserver et à le conduire ; comme ayant Dieu aussi bien que moi pour fin dernière, comme étant appelé à vivre avec moi dans la gloire et le royaume de Dieu.

De sorte que je puis et que je dois considérer ce vaste univers comme la maison de Dieu, et tout ce qu'il y a d'hommes dans le monde, comme une grande famille dont Dieu est le père. Nous sommes tous ses enfants, tous ses héritiers, tous frères et tous, pour ainsi parler, rassemblés sous ses ailes et entre ses bras. D'où il est aisé de juger quelle union il doit y avoir entre nous, et combien nous devenons coupables, quand il nous arrive de nous tourner les uns contre les autres jusque dans le sein de notre Père céleste. N'est-ce pas, si j'ose m'exprimer en ces termes, n'est-ce pas déchirer ces entrailles de charité où il nous porte et où il nous embrasse tous sans distinction ? N'est-ce pas, par proportion, lui causer des douleurs pareilles à celles que ressentit la mère d’Esaü et de Jacob, lorsque ces deux enfants, avant que de naître , se combattaient l'un l'autre dans le sein même où ils avaient été conçus ?

 

Or voilà néanmoins le triste spectacle que nous avons continuellement devant les yeux. Il semble que le monde soit comme un champ de bataille, où, de part et d'autre, on ne pense qu'à s'entre-détruire et à se perdre. On y emploie tout, la force ouverte et les violences, les intrigues et les cabales secrètes, la malignité de la médisance, les artifices de la chicane, le poids de l'autorité, le crédit et la faveur, le mensonge, les trahisons et les plus insignes perfidies : car c'est là que tous les jours on se laisse entraîner par les différentes passions qui nous dominent, et qui, pour se satisfaire, étouffent dans les cœurs tout sentiment de charité, et souvent même tout sentiment d'humanité.

Tellement que dans la société humaine, au lieu que chaque homme devrait être à l'égard des autres hommes un frère pour les aimer et les traiter en frères, un soutien pour les appuyer et les aider dans les rencontres, un patron pour s'intéresser en leur faveur et les défendre, un conseil pour leur communiquer ses lumières et les diriger, un confident à qui ils puissent ouvrir leur âme et déclarer avec assurance leurs pensées, un consolateur qui prît part à leurs peines et qui s'employât à les soulager, on peut dire, au contraire, quoiqu'avec la restriction convenable , que par le renversement le plus affreux, et selon l'expression commune, la plupart des hommes sont, au regard des autres hommes, comme des loups ravissants, qui ne cherchent qu'à surprendre leur proie et à la dévorer : Homo homini lupus.

 

On se hait et l'on s'offense mutuellement les uns les autres, on se décrie et l'on se ruine de réputation les uns les autres, on se dresse des embûches, et l'on travaille à se tromper, à se supplanter, à se dépouiller les uns les autres. Que voyons-nous autre chose que des querelles et des divisions, et de quoi entendons-nous parler plus ordinairement que de procès, de contestations, d'inimitiés, de calomnies, de fourberies, d'impostures, d'injustices, de vexations ? D'où il arrive que quiconque aime la paix et veut assurer son repos, se tient, autant qu'il peut, éloigné de la multitude, comme si la compagnie des hommes et leur présence était incompatible avec la douceur et la tranquillité de la vie.

 

Qu'on voie encore ces désordres dans tous les états du monde, et jusque dans les dernières conditions, je n'ai point de peine à le comprendre. Eu égard à la diversité des esprits, à la différence des tempéraments, à la variété et même à la contrariété absolue des idées et des prétentions, où l'un pense d'une façon, et l'autre tout autrement, où l'un veut ceci, et l'autre cela, il n'est guère possible que le monde ne soit pas perpétuellement agité de discordes et de dissensions : pourquoi ? parce que le seul lien capable d'unir les cœurs, malgré tous les sujets de désunion qui naissent, et le seul moyen qui pourrait prévenir tous les troubles et les arrêter, c'est un esprit de christianisme et de charité, et que cet esprit de charité, cet esprit chrétien, est presque entièrement banni du monde, et qu'il n'y a plus ni vertu ni action.

 

Mais voici ce qui me paraît bien déplorable et bien étrange. Ce n'est pas seulement dans le monde profane et corrompu que la passion suscite ces guerres et cause ces mésintelligences ; mais elles ne sont que trop fréquentes au milieu même de l'église, jusque dans le sanctuaire de Jésus-Christ et entre ses ministres, jusque dans la solitude du cloître et dans le centre de la religion.

Le Fils de Dieu nous a dit à tous, dans la personne de ses apôtres : On connaîtra que vous êtes mes disciples, par l'affection mutuelle que vous aurez, et que vous témoignerez les uns envers les autres. Suivant ce principe, et pour donner à leur divin Maître cette preuve d'un attachement si inviolable, les premiers chrétiens n'avaient rien plus à cœur que la charité, et que le soin de la conserver entre eux. Mais dans la suite des temps, la charité de plusieurs étant venue à se refroidir, et la paix ayant commencé à se troubler parmi le troupeau fidèle, du moins lui restait-il, ce semble, un asile en certains états plus parfaits, et spécialement dévoués à Dieu par leur caractère et leur profession.

Qui l'eût cru que jamais on dût voir ce qu'on a vu tant de fois, je veux dire parmi des hommes d’Église, parmi des prêtres du Dieu vivant, dans des retraites et des monastères, les animosités, les jalousies, les partis, les brigues, et tous les maux qui en sont les suites funestes et scandaleuses ? Où donc la charité pourra-t-elle se retirer sur la terre, et où sera-t-elle à couvert ? qui la maintiendra, si ceux-là mêmes qui, selon leur ministère, devraient donner tous leurs soins à l'entretenir, qui devraient être autant de médiateurs pour concilier les esprits et terminer les différends ; qui, par l'exemple d'une modération inaltérable et d'un plein désintéressement, devraient apprendre aux fidèles à réprimer leurs sentiments trop vifs et à sacrifier sur mille points peu importants leurs droits prétendus, plutôt que de les défendre aux dépens de la tranquillité et du repos commun : si, dis-je, ceux-là mêmes s'écharpent, comme les autres, dans les rencontres, et ont leurs démêlés et leurs aversions ?

N'insistons pas là-dessus davantage : on n'en est que trop instruit, mais on n'en peut assez gémir.

 

BOURDALOUE, DE LA CHARITÉ CHRÉTIENNE, ET DES AMITIÉS HUMAINES ; CARACTÈRE DE LA CHARITÉ CHRÉTIENNE

La chaire de Saint Paul - Saint Louis à Paris où prêchait Bourdaloue

La chaire de Saint Paul - Saint Louis à Paris où prêchait Bourdaloue

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