Vous apprendrez enfin à soutenir les pratiques de la pénitence, on n'en a que trop d'horreur, et l'on ne se livre que trop là-dessus à ses répugnances naturelles : mais pour les surmonter, ce sera assez d'un regard sur ces pauvres, vers qui votre charité vous conduira.
BOURDALOUE
Il est certain, et la foi, la raison ne nous permettent pas d'en douter, que l'innocence et la pureté du cœur n'a point de plus grand ennemi dans le monde que ce qui s'appelle une vie molle et voluptueuse. Sans parler de ces voluptés grossières et criminelles qui, d'elles-mêmes, sont condamnées par la loi de Dieu, je dis que celles qui passent même pour indifférentes, et que notre amour-propre prétend avoir droit de rechercher comme honnêtes et permises, ne laissent pas d'avoir une opposition spéciale avec cette, pureté de corps et l’esprit dont le christianisme fait profession. C'est pour cela que saint Paul, qui jugeait des choses dans l'exactitude des maximes évangéliques, parlant des veuves chrétiennes, disait sans hésiter que celle qui veut vivre à son aise et dans les délices, quoiqu'elle ait l'extérieur et les apparences d'une personne vivante, est déjà morte selon l'âme, et doit être réputée telle : Nam quœ in deliciis est, vivens mortua est (Tim., V, 6.). Pourquoi ? parce qu'il n'est pas moralement possible, répond saint Chrysostome, qu'aimant son corps jusqu'à la délicatesse, elle maintienne son esprit dans cette disposition de sévérité qui est le rempart et le soutien nécessaire de la continence. Car qu'est-ce que la continence, sinon ce pouvoir absolu, cet empire qu'une sainte sévérité nous fait prendre sur nos sens pour les gouverner, pour les réprimer, pour arrêter toutes leurs révoltes, et pour les soumettre à la loi de Dieu, en les soumettant à la raison ?
Etrange misère de l'homme affaibli par le péché ! Avant son péché, il pouvait mener une vie délicieuse, il pouvait sans péril goûter les fruits de la terre, et en accorder à ses sens toutes les douceurs : mais depuis le péché, il n'y a plus que la pénitence, et qu'une pénitence austère qui lui convienne, parce qu'il n'y a plus que cette austérité qui puisse le contenir dans le devoir, et l'empêcher de se corrompre. Cependant vous n'ignorez pas à quoi nous porte l'esprit du monde : à flatter nos corps, à leur donner tout ce qu'ils demandent, à leur procurer toutes les commodités, à ne les gêner et à ne les mortifier en rien, à les entretenir dans un embonpoint qui dégénère en sensualité, et communément en impureté. Vie des sens, vie épicurienne ; vie que les sages même du paganisme ont réprouvée : jugez si jamais elle peut se concilier avec une religion pure et sans tache comme la nôtre. Faut-il donc s'étonner que le dérèglement des mœurs soit si général, que la contagion gagne si vite, et qu'elle se répande si loin ? Ce qui m'étonnerait plus mille fois , et ce que je traiterais de prodige, c'est qu'une chair ainsi nourrie, ainsi ménagée, ainsi idolâtrée, pût demeurer chaste, et qu'elle fût insensible aux pointes de la passion.
Or quel est le moyen que la Providence vous fournit pour vous préserver d'un danger si ordinaire et presque inévitable au milieu du monde, surtout au milieu de ce monde perverti, de ce grand monde où vous vivez ? C'est la pratique des œuvres de charité et de miséricorde. C'est, dis-je, de vous employer pour les pauvres, de les appeler auprès de vous ou d'aller vous-mêmes à eux, d'entrer dans la connaissance et dans le détail de toutes les extrémités où ils sont réduits, de les interroger là-dessus, de leur donner tout le temps de s'expliquer, et de les écouter avec attention, de ne vous contenter pas de ce qu'ils vous disent, ou de ce qu'on vous en dit, mais de vous transporter sur les lieux, et de vous rendre témoins des choses ; de voir comme ils sont logés, comme ils sont couchés, comme ils sont vêtus, de quel pain ils usent, et à quelle disette ils sont continuellement exposés. Je prétends, et vous l'éprouverez, que rien n'est plus capable de vous détacher de vous-mêmes, de vous inspirer l'esprit de mortification, de vous accoutumer aux exercices d'une vie pénitente, de vous faire négliger tous ces ajustements, toutes ces propretés, toutes ces superfluités, dont vous avez peut-être trop de fois cherché ou à parer votre corps, ou à satisfaire ses appétits ; par conséquent, que rien ne doit, plus vous garantir de cet aiguillon de la chair que saint Paul ressentait lui-même, et qui lui taisait former tant de voeux, verser tant de pleurs, pousser tant de soupirs, pratiquer tant de jeûnes, captiver ses sens, et châtier son corps avec tant de rigueur, craignant que cet ennemi domestique n'eût l'avantage sur lui, et qu'il ne le précipitât dans l'abîme : Datus est mihi stimulus carnis meœ qui me colaphizet : propter quod ter Dominum rogavi ... Castigo corpus meum, et in servitutem redigo, ne cum aliis prœdicaverini, ipse reprobus efficiar (2 1 Cor., IX, 27.). Reprenons tout ceci, et comprenez-en la vérité par la simple exposition que j'en vais faire.
De là, en effet, de cette vue que vous aurez de tant d'objets de douleur et de compassion, vous apprendrez à vous occuper moins de vos personnes, et à rechercher moins les plaisirs du siècle. Il est impossible d'avoir devant les yeux de tels spectacles, et de ne penser alors qu'à se bien traiter, qu'à se divertir et à se réjouir. Il faudrait avoir pour cela éteint dans son cœur tout sentiment de religion, et même tout sentiment d'humanité. La triste image que forment dans l'esprit toutes ces misères y demeure profondément imprimée : on la remporte avec soi ; et, par un effet très naturel, on ne trouve presque plus de goût à rien. Heureuse préparation à la grâce, qui survient dans une âme, et qui souvent achève ainsi de la déprendre absolument des vains attraits du monde et de tous les attachements sensuels qui servaient à l'amollir !
De là vous apprendrez à retrancher ces excès dans les ornements précieux, dans les repas somptueux, dans les mets exquis et délicieux, qui contribuaient à exciter le feu de la cupidité, et qui l'entretenaient. Vous aurez honte de vous voir si abondamment pourvues de tout, tandis que les pauvres n'ont pas le nécessaire. Urie, mari de Bethsabée, ne voulut point entrer dans sa maison, ni reposer autrement que sur la terre : parce, dit-il, que l'arche de Dieu, que toute l'armée d'Israël, que mon général et tous mes compagnons n'habitent présentement que sous des tentes. Voilà ce que vous vous direz à vous-mêmes : Quelle différence y a-t-il donc entre ces pauvres et moi ? ne sont-ce pas les enfants de Dieu comme moi ? ne sont-ce pas ses créatures ? Cette réflexion vous touchera : elle en a touché bien d'autres, et leur a fait faire des sacrifices qui maintenant vous paraîtraient au-dessus de vos forces, si je vous les proposais ; mais qui, tout généreux qu'ils sont, vous deviendraient faciles, si vous aviez considéré de près la déplorable situation de cette multitude d'hommes, de femmes, de filles que la faim dévore, et dont la vie est moins une vie qu'une mort lente et accablante.
De là vous apprendrez à souffrir : je dis à souffrir en mille occasions, que vous n'éviterez jamais quoi que vous fassiez, et où il vous serait si important de savoir sanctifier vos peines, et en profiter. Car prenez telles mesures qu'il vous plaira, c'est un arrêt du ciel, et un arrêt irrévocable, que nous devons tous avoir en ce monde nos afflictions et nos adversités : si ce n'est pas l'une, ce sera l'autre. Il n'est donc point question de vouloir s'en exempter, puisque nous n'y pouvons réussir. Il faudrait seulement se les rendre utiles et salutaires ; il faudrait, en les acceptant, se conformer aux desseins de Dieu, qui veut que ces amertumes de la vie nous servent de préservatif contre le penchant et les inclinations vicieuses de la nature corrompue. Mais c'est à quoi nous ne pouvons consentir. On se soulève, on résiste, on repousse autant que l'on peut la main du Seigneur ; et si l'on est trop faible pour en arrêter les coups, du moins on s'aigrit, comme Pharaon, on s'emporte, on se plaint. Or rien ne fera plus tôt cesser toutes vos aigreurs et toutes vos plaintes, que les souffrances des pauvres. Dès que vous en rappellerez le souvenir, par la comparaison de leurs maux et des vôtres, vous verrez que Dieu vous épargne bien encore ; vous vous reprocherez votre sensibilité extrême, vous vous encouragerez, vous vous fortifierez, et peu à peu vous vous élèverez au-dessus de cette mollesse qui vous abattait, et dont les suites sont si dangereuses et si funestes.
De là même vous apprendrez enfin à soutenir les pratiques de la pénitence. On n'en a que trop d'horreur, et l'on ne se livre que trop là-dessus à ses répugnances naturelles : mais pour les surmonter, ce sera assez d'un regard sur ces pauvres, vers qui votre charité vous conduira. Vous vous demanderez à vous-mêmes en quoi ils ont plus péché que vous, ce qu'ils ont fait, et par où ils se sont attirés tous les fléaux dont le ciel les a affligés. Après avoir opposé de la sorte péché à péché, vous opposerez pénitence à pénitence. Vous rassemblerez tout ce que l'Eglise vous ordonne de plus rigoureux, tout ce qu'un confesseur prudent et ferme vous prescrit de plus pénible ; tout ce qu'intérieurement l'Esprit de Dieu vous inspire de plus sévère et de plus mortifiant : vous mettrez tout cela dans la balance du sanctuaire, et vous examinerez ce qu'il peut y avoir en tout cela qui égale les misères que vous avez vues, et que vous voyez tous les jours. Ah ! quel sujet de confusion pour vous ! quelle instruction ! et quand il s'agira d'une abstinence, d'un jeûne, d'une retraite, de quelque exercice que ce puisse être, si votre délicatesse en est blessée, si vos sens en sont troublés, si l'amour-propre vous suggère des prétextes qui semblent vous en dispenser, faudra-t-il à toutes les excuses et à tous les prétextes d'autre réponse que celle-ci : Sont-ce là les abstinences des pauvres, sont-ce là leurs jeûnes ? est-ce là leur solitude ? n'ont-ils rien de plus rude à porter, et est-ce là que se réduit leur pénitence ? Vous connaîtrez ainsi combien celle qu'on vous demande est légère, et combien vous seriez inexcusables de ne vouloir pas vous y assujettir ; vous vous y soumettrez plus aisément, et vous ne chercherez point tant à la diminuer ni à l'adoucir : vous l'embrasserez avec confiance ; et parce que de prendre soin des pauvres, d'essuyer leurs chagrins, leurs mauvaises humeurs, leurs grossièretés, de vaincre les dégoûts et les soulèvements de cœur que peut causer l'accès de ces demeures infectées par la pauvreté et par tout ce qui l'accompagne, c'est déjà une des œuvres de la pénitence les plus laborieuses, vous n'en deviendrez que plus zélées pour ces devoirs de miséricorde, et que plus fidèles à les accomplir : tellement que la charité sera, tout ensemble, et le motif pour animer votre pénitence, et la matière pour l'exercer. Remède infaillible contre les passions et les désirs déréglés de la chair.
Travaillez, travaillez par toutes les voies qu'on vous présente, à vous maintenir dans cette pureté que l'Apôtre recommandait si fortement aux premiers fidèles. Tout prévenu que je suis de l'estime la plus sincère pour les personnes qui m'écoutent, j'ai cru ne devoir pas omettre dans cette assemblée un point de morale sur quoi le maître des nations s'est tant de fois expliqué, parlant à des saints, et dans la plus grande ferveur du christianisme. Que celui qui est pur devant Dieu se purifie toujours davantage : car ce Dieu de pureté ne se communique qu'aux âmes pures. Les anges mêmes à ses yeux ne sont pas exempts de toute tache : que sera-ce de nous, fragiles mortels, et sans une attention continuelle et de violents efforts, comment serons-nous en sûreté au milieu de tant de pièges qui nous environnent, et où nous pouvons nous perdre ?
Concluons par un troisième avantage des œuvres de la charité chrétienne, qui est de conserver l'esprit de piété parmi les soins du monde : Pietas in negotiis. C'est par où je finis.
BOURDALOUE
PREMIÈRE EXHORTATION SUR LA CHARITÉ ENVERS LES PAUVRES