Lorsque les Croisés eurent établi leur camp ainsi que je viens de le dire, la portion de la ville qui n'était point assiégée s'étendait depuis la porte du septentrion, vulgairement appelée porte de Saint-Étienne, jusqu'à la tour angulaire, qui domine la vallée de Josaphat, depuis cette tour jusqu'à l'autre angle de la ville du même côté, dont la vue porte sur le revers qui tombe dans la même vallée au midi, et depuis cet angle jusqu'à la porte du midi, appelée maintenant porte de la montagne de Sion ; en sorte qu'il y avait à peu près une moitié de la circonférence de la ville qui n'était pas du tout investie.
Le cinquième jour après que notre armée fut arrivée sous les murs de Jérusalem, les chefs firent publier dans tout le camp, par leurs hérauts, que chacun, depuis le plus grand jusqu'au plus petit, eût à préparer ses armes pour commencer les travaux du siège, et ces ordres furent aussitôt exécutés. Tous se levèrent donc à l'envi et s'élancèrent avec la plus grande vigueur sur tous les points qu'ils pouvaient attaquer ; l'assaut fut dirigé avec beaucoup de zèle et une grande bravoure ; les ouvrages avancés furent détruits, et les assiégés, contraints de se replier derrière leurs remparts, furent saisis de frayeur et parurent désespérer de l'efficacité de leur résistance. Il est même hors de doute que, si ce jour-là les Croisés eussent eu des échelles ou des machines qui leur eussent facilité l'occupation des remparts, ils seraient parvenus, dans l'ardeur extraordinaire qui les transportait, à s'emparer entièrement de la ville. Après avoir fait tous leurs efforts depuis le premier crépuscule jusqu'à la septième heure du jour, voyant qu'il leur serait impossible de réussir dans leur entreprise sans le secours de machines, ils suspendirent leurs travaux, dans l'espoir de les reprendre plus heureusement, avec l'aide du Seigneur, dès qu'ils auraient fait construire les instruments nécessaires.
Les princes recherchèrent alors avec la plus vive sollicitude les lieux où il leur serait possible de trouver les bois dont ils avaient besoin, car il n'y avait aucun moyen d'avoir les matériaux convenables dans toute la contrée environnante. Un fidèle, habitant du pays, et Syrien d'origine, conduisit heureusement quelques uns des princes dans des vallons enfoncés, situés à six ou sept milles de la ville, et l'on y trouva des arbres qui n'étaient pas complètement propres à l'usage qu'on voulait en faire, mais parmi lesquels cependant on en voyait un assez bon nombre de grande et belle venue. On fit appeler aussitôt des ouvriers et des bûcherons, autant qu'on jugea devoir en commander pour ce travail, et les arbres abattus furent chargés sur des chariots, et transportés au camp par des chameaux. On rassembla alors des artisans et tous ceux qui avaient quelque connaissance de ces sortes de métiers, et tous se mirent à l'ouvrage avec un zèle infatigable ; ils employèrent la hache, la cognée et beaucoup d'autres instruments propres à façonner le bois, et construisirent successivement des tours mobiles, des balistes, des pierriers, des béliers et d'autres machines pour servir à miner sous les murailles. Les ouvriers qui n'avaient pas par eux-mêmes assez de ressources pour travailler gratis, recevaient une paie qu'on prélevait sur les offrandes que faisait le peuple dans sa dévotion. Aucun des princes, en effet, n'avait plus assez de richesses pour fournir des salaires à ceux qu'il fallait employer, si ce n'est cependant le comte de Toulouse, qui était toujours plus abondamment pourvu que tous les autres. Aussi faisait-il acquitter sur son propre trésor toutes les dépenses des hommes qu'il occupait, sans avoir besoin de recourir au peuple ; et il y avait en outre beaucoup de nobles qui, après avoir perdu tous leurs approvisionnements de voyage, recevaient de lui une solde.
Tandis que les plus considérables parmi les chefs étaient ainsi occupés des choses les plus importantes, d'autres nobles et des hommes distingués sortaient du camp, la bannière déployée, et conduisaient le peuple dans les lieux cachés, dans les taillis que les gens du pays leur indiquaient ; ils faisaient ramasser des broussailles et de l'osier, que les chevaux, les ânes et d'autres bêtes de somme transportaient ensuite dans le camp et dont on se servait pour tresser des claies et pour concourir à de plus grands travaux.
De toutes parts on se livrait à ces divers ouvrages avec un zèle extrême ; on ne voyait pas dans le camp un seul homme inoccupé, ou qui se permît de s'engourdir dans l'oisiveté ; chacun faisait quelque chose, et nul ne cherchait à établir une distinction sur les divers genres de travaux qui pouvaient convenir à des conditions diverses. Tout ce qui pouvait être de quelque utilité faisait, à qui que ce fut, une occupation honorable. Le riche et le pauvre mettaient également la main à l'œuvre, on ne connaissait plus aucune inégalité de rang, et partout on trouvait le même zèle, la même assiduité au travail. Celui qui avait plus de mérite montrait plus d'ardeur et produisait plus de choses ; celui qui en avait moins ne laissait pas d'être admis et employé à un ouvrage quelconque. Tous enfin regardaient comme nulles les souffrances qu'ils avaient endurées pendant leur voyage s'il leur était permis de recueillir le fruit de tant de travaux et d'entrer dans cette ville pour laquelle ils avaient supporté tant de maux ; tout ce qu'on pouvait leur demander, dans ce but, leur paraissait léger et facile, pourvu qu'ils pussent croire que c'était un moyen de concourir à l'accomplissement de leurs voeux.
GUILLAUME DE TYR, HISTOIRE DES CROISADES, BnF - Gallica
Forteresse de Sion, photographie de Salzmann, 1856