Nous nous rendîmes à l’hospice des Pères, simple maison de bois bâtie sur le port et jouissant d’une belle vue de la mer.
Mes hôtes me conduisirent d’abord à la chapelle, que je trouvai illuminée et où ils remercièrent Dieu de leur avoir envoyé un frère
; touchantes institutions chrétiennes par qui le voyageur trouve des amis et des secours dans les pays les plus barbares ; institutions dont j’ai parlé ailleurs, et qui ne sont jamais assez
admirées.
Les trois religieux qui étaient venus me chercher à bord se nommaient Jean Truylos Penna, Alexandre Roma et Martin Alexano ; ils
composaient alors tout l’hospice, le curé, don Juan de la Conception, étant absent.
En sortant de la chapelle, les Pères m’installèrent dans ma cellule, où il y avait une table, un lit, de l’encre, du papier, de
l’eau fraîche et du linge blanc. Il faut descendre d’un bâtiment grec chargé de deux cents pèlerins pour sentir le prix de tout cela. A huit heures du soir, nous passâmes au réfectoire. Nous y
trouvâmes deux autres Pères venus de Rama et partant pour Constantinople, le père Manuel Sancia et le père François Munoz. On dit en commun le Benedicite, précédé du De profundis ; souvenir de la
mort que le christianisme mêle à tous les actes de la vie pour les rendre plus graves, comme les anciens le mêlaient à leurs banquets pour rendre leurs plaisirs plus piquants. On me servit, sur
une petite table propre et isolée, de la volaille, du poisson, d’excellents fruits, tels que des grenades, des pastèques, des raisins et des dattes dans leur primeur ; j’avais à discrétion le vin
de Chypre et le café du Levant. Tandis que j’étais comblé de biens, les Pères mangeaient un peu de poisson sans sel et sans huile. Ils étaient gais avec modestie, familiers avec politesse ; point
de questions inutiles, point de vaine curiosité. Tous les propos roulaient sur mon voyage, sur les mesures à prendre pour me le faire achever en sûreté : "car, me disaient-ils, nous répondons
maintenant de vous à votre patrie". Ils avaient déjà dépêché un exprès au chéik des Arabes de la montagne de Judée, et un autre au Père procureur de Rama. "Nous vous recevons, me disait le père
François Munoz, avec un cœur limpido e bianco". Il était inutile que ce religieux espagnol m’assurât de la sincérité de ses sentiments, je les aurais facilement devinés à la pieuse
franchise de son front et de ses regards.
Cette réception, si chrétienne et si charitable dans une terre où le christianisme et la charité ont pris naissance, cette
hospitalité apostolique dans un lieu où le premier des apôtres prêcha l’Evangile, me touchaient jusqu’au cœur : je me rappelais que d’autres missionnaires m’avaient reçu avec la même cordialité
dans les déserts de l’Amérique. Les religieux de Terre Sainte ont d’autant plus de mérite, qu’en prodiguant aux pèlerins de Jérusalem la charité de Jésus-Christ, ils ont gardé pour eux la Croix
qui fut plantée sur ces mêmes bords. Ce Père au cœur limpido e bianco m’assurait encore qu’il trouvait la vie qu’il menait depuis cinquante ans un vero paradiso. Veut-on savoir
ce que c’est que ce paradis ? Tous les jours une avanie, la menace des coups de bâton, des fers et de la mort ! Ce religieux, à la dernière fête de Pâques, ayant lavé des linges de l’autel, l’eau
imprégnée d’amidon coula en dehors de l’hospice et blanchit une pierre. Un Turc passe, voit cette pierre, et va déclarer au cadi que les Pères ont réparé leur maison. Le cadi se transporte sur
les lieux, décide que la pierre, qui était noire, est devenue blanche, et, sans écouter les religieux, il les oblige à payer dix bourses. La veille même de mon arrivée à Jaffa, le Père procureur
de l’hospice avait été menacé de la corde par un domestique de l’aga en présence de l’aga même. Celui-ci se contenta de rouler paisiblement sa moustache, sans daigner dire un mot favorable au
chien. Voilà le véritable paradis de ces moines qui, selon quelques voyageurs, sont de petits souverains en Terre Sainte et jouissent des plus grands honneurs.
A dix heures du soir, mes hôtes me reconduisirent par un long corridor à ma cellule. Les flots se brisaient avec fracas contre les
rochers du port : la fenêtre fermée, on eût dit d’une tempête ; la fenêtre ouverte, on voyait un beau ciel, une lune paisible, une mer calme et le vaisseau des pèlerins mouillé au large. Les
Pères sourirent de la surprise que me causa ce contraste. Je leur dis en mauvais latin : Ecce monachis similitudo mundi ; quantumcumque mare fremitum reddat, eis placidae semper undae
videntur : omnia tranquillitas serenis animis.
Je passai une partie de la nuit à contempler cette mer de Tyr, que l’Ecriture appelle la Grande-Mer, et qui porta les flottes du
roi-prophète quand elles allaient chercher les cèdres du Liban et la pourpre de Sidon ; cette mer où Léviathan laisse des traces comme des abîmes ; cette mer à qui le Seigneur donna des barrières
et des portes ; cette mer qui vit Dieu et qui s’enfuit. Ce n’étaient là ni l’Océan sauvage du Canada, ni les flots riants de la Grèce. Au midi s’étendait l’Égypte, où le Seigneur était entré sur
un nuage léger, pour sécher les canaux du Nil et renverser les idoles ; au nord s’élevait la reine des cités, dont les marchands étaient des princes : Ululate, naves maris, quia
devastata est fortitudo vestra !… Attrita est civitas vanitatis, clausa est omnis domus nullo intrœunte… quia haec erunt in medio terrae… quomodo si paucae olivae quae remanserunt excutiantur ex
olea, et racemi, cum fuerit finita vindemia. "Hurlez, vaisseaux de la mer, parce que votre force est détruite… La ville des vanités est abattue ; toutes les maisons en sont fermées et
personne n’y entre plus… Ce qui restera d’hommes en ces lieux sera comme quelques olives demeurées sur l’arbre après la récolte, comme quelques raisins suspendus au cep après la vendange". Voilà
d’autres antiquités expliquées par un autre poète : Isaïe succède à Homère.
Et ce n’était pas tout encore, car la mer que je contemplais baignait à ma droite les campagnes de la Galilée, et à ma gauche la
plaine d’Ascalon : dans les premières je retrouvais les traditions de la vie patriarcale et de la nativité du Sauveur, dans la seconde je rencontrais les souvenirs des croisades et les ombres des
héros de Jérusalem :
Grande e mirabil cosa era il vedere
Quando quel campo e questo a fronte venne :
Come spiegate in ordine le schiere,
Di mover già, già d’assalire accenne :
Sparse al vento ondeggiando ire le bandiere
E ventolar su i grand cimier le penne :
Abiti, fregi, imprese, e arme, e colori
D’oro e di ferro, al sol lampi, e fulgori.
" Quel grand et admirable spectacle de voir les deux camps s’avancer front contre front, les bataillons se déployer en ordre, impatients de marcher, impatients de combattre ! Les bannières ondoyantes flottent dans les airs et le vent agite les panaches sur les hauts cimiers. Les habits, les franges, les devises, les couleurs, les armes d’or et de fer resplendissent aux feux du soleil."
J. B. Rousseau nous peint ensuite le succès de cette journée :
La Palestine, enfin, après tant de ravages,
Vit fuir ses ennemis, comme on voit les nuages
Dans le vague des airs fuir devant l’aquilon ;
Et du vent du midi la dévorante haleine
N’a consumé qu’à peine
Leurs ossements blanchis dans les champs d’Ascalon.
Ce fut à regret que je m’arrachai au spectacle de cette mer qui réveille tant de souvenirs ; mais il fallut céder au sommeil.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Troisième partie : Voyage de Rhodes, de Jaffa, de Bethléem et de la mer Morte
Jaffa. A stormy sea. Barges inside the rocks, 1920
" A dix heures du soir, mes hôtes me reconduisirent par un long corridor à ma cellule. Les flots se brisaient avec fracas contre les rochers du port : la fenêtre fermée, on eût dit d’une tempête ; la fenêtre ouverte, on voyait un beau ciel, une lune paisible, une mer calme et le vaisseau des pèlerins mouillé au large."
Jaffa (Joppa) and environs. Rough sea at Jaffa, 1900
" Je passai une partie de la nuit à contempler cette mer de Tyr, que l’Ecriture appelle la Grande-Mer."