Tous les pèlerins, le chapelet à la main, étaient restés en silence dans la même attitude attendant l’apparition de la Terre Sainte

Nous étions sur le vaisseau à peu près deux cents passagers, hommes, femmes, enfants et vieillards. On voyait autant de nattes rangées en ordre des deux côtés de l’entrepont. Une bande de papier, collée contre le bord du vaisseau, indiquait le nom du propriétaire de la natte. Chaque pèlerin avait suspendu à son chevet son bourdon, son chapelet et une petite croix. On entendait de tous côtés le son des mandolines, des violons et des lyres. On chantait, on dansait, on riait, on priait. Tout le monde était dans la joie. On me disait : Jérusalem, en me montrant le midi ; et je répondais : Jérusalem !

 

Le temps était si beau et l’air si doux, que tous les passagers restaient la nuit sur le pont. J’avais disputé un petit coin du gaillard d’arrière à deux gros caloyers qui ne me l’avaient cédé qu’en grommelant. C’était là que je dormais le 30 septembre, à six heures du matin, lorsque je fus éveillé par un bruit confus de voix : j’ouvris les yeux, et j’aperçus les pèlerins qui regardaient la proue du vaisseau. Je demandai ce que c’était ; on me cria : Signor, il Carmelo ! le Carmel ! Le vent s’était levé la veille à huit heures du soir, et dans la nuit nous étions arrivés à la vue des côtes de Syrie. Comme j’étais couché tout habillé, je fus bientôt debout, m’enquérant de la montagne sacrée. Chacun s’empressait de me la montrer de la main, mais je n’apercevais rien, à cause du soleil qui commençait à se lever en face de nous. Ce moment avait quelque chose de religieux et d’auguste ; tous les pèlerins, le chapelet à la main, étaient restés en silence dans la même attitude, attendant l’apparition de la Terre Sainte ; le chef des papas priait à haute voix : on n’entendait que cette prière et le bruit de la course du vaisseau, que le vent le plus favorable poussait sur une mer brillante.

 

De temps à temps un cri s’élevait de la proue quand on revoyait le Carmel. J’aperçus enfin moi-même cette montagne comme une tache ronde au-dessous des rayons du soleil. Je me mis alors à genoux à la manière des Latins. Je ne sentis point cette espèce de trouble que j’éprouvai en découvrant les côtes de la Grèce ; mais la vue du berceau des Israélites et de la patrie des chrétiens me remplit de crainte et de respect. J’allais descendre sur la terre des prodiges, aux sources de la plus étonnante poésie, aux lieux où, même humainement parlant, s’est passé le plus grand événement qui ait jamais changé la face du monde, je veux dire la venue du Messie ; j’allais aborder à ces rives que visitèrent comme moi Godefroy de Bouillon, Raimond de Saint-Gilles, Tancrède le Brave, Hugues le Grand, Richard Cœur de Lion, et ce saint Louis dont les vertus furent admirées des infidèles. Obscur pèlerin, comment oserais-je fouler un sol consacré par tant de pèlerins illustres ?
 
A mesure que nous avancions et que le soleil montait dans le ciel, les terres se découvraient devant nous. La dernière pointe que nous apercevions au loin, à notre gauche vers le nord, était la pointe de Tyr ; venaient ensuite le cap Blanc, Saint-Jean-d’Acre, le mont Carmel, avec Caïfe à ses pieds, Tartoura, autrefois Dora, le Château-Pèlerin, et Césarée, dont on voit les ruines. Jaffa devait être sous la proue même du vaisseau, mais on ne le distinguait point encore ; ensuite la côte s’abaissait insensiblement jusqu’à un dernier cap au midi, où elle semblait s’évanouir : là commencent les rivages de l’ancienne Palestine, qui vont rejoindre ceux de l’Égypte, et qui sont presque au niveau de la mer. La terre, dont nous pouvions être à huit ou dix lieues, paraissait généralement blanche, avec des ondulations noires, produites par des ombres ; rien ne formait saillie dans la ligne oblique qu’elle traçait du nord au midi ; le mont Carmel même ne se détachait point sur le plan : tout était uniforme et mal teint. L’effet général était à peu près celui des montagnes du Bourbonnais, quand on les regarde des hauteurs de Tarare. Une file de nuages blancs et dentelés suivait à l’horizon la direction des terres, et semblait en répéter l’aspect dans le ciel.
 
Le vent nous manqua à midi ; il se leva de nouveau à quatre heures, mais, par l’ignorance du pilote, nous dépassâmes le but. Nous voguions à pleines voiles sur Gaza, lorsque les pèlerins reconnurent, à l’inspection de la côte, la méprise de notre Allemand ; il fallut virer de bord ; tout cela fit perdre du temps, et la nuit survint. Nous approchions cependant de Jaffa, on voyait même les feux de la ville ; lorsque, le vent du nord-ouest venant à souffler avec une nouvelle force, la peur s’empara du capitaine ; il n’osa chercher la rade de nuit : tout à coup il tourna la proue au large, et regagna la haute mer.
 
J’étais appuyé sur la poupe, et je regardais avec un vrai chagrin s’éloigner la terre. Au bout d’une demi-heure j’aperçus comme la réverbération lointaine d’un incendie sur la cime d’une chaîne de montagnes : ces montagnes étaient celles de la Judée. La lune, qui produisait l’effet dont j’étais frappé, montra bientôt son disque large et rougissant au-dessus de Jérusalem. Une main secourable semblait élever ce phare au sommet de Sion pour nous guider à la cité sainte. Malheureusement nous ne suivîmes pas comme les mages l’astre salutaire, et sa clarté ne nous servit qu’à fuir le port que nous avions tant désiré.
 
Le lendemain, mercredi 1er octobre, au point du jour, nous nous trouvâmes affalés à la côte, presque en face de Césarée : il nous fallut remonter au midi le long de la terre. Heureusement le vent était bon, quoique faible. Dans le lointain s’élevait l’amphithéâtre des montagnes de la Judée. Du pied de ces montagnes une vaste plaine descendait jusqu’à la mer. On y voyait à peine quelques traces de culture, et pour toute habitation un château gothique en ruine, surmonté d’un minaret croulant et abandonné. Au bord de la mer, la terre se terminait par des falaises jaunes ondées de noir, qui surplombaient une grève où nous voyions et où nous entendions se briser les flots. L’Arabe, errant sur cette côte, suit d’un œil avide le vaisseau qui passe à l’horizon ; il attend la dépouille du naufragé au même bord où Jésus-Christ ordonnait de nourrir ceux qui ont faim et de vêtir ceux qui sont nus.
 
A deux heures de l’après-midi nous revîmes enfin Jaffa. On nous avait aperçus de la ville. Un bateau se détacha du port, et s’avança au-devant de nous. Je profitai de ce bateau pour envoyer Jean à terre. Je lui remis la lettre de recommandation que les commissaires de Terre Sainte m’avaient donnée à Constantinople, et qui était adressée aux Pères de Jaffa. J’écrivis en même temps un mot à ces Pères.
 
Une heure après le départ de Jean, nous vînmes jeter l’ancre devant Jaffa, la ville nous restant au sud-est, et le minaret de la mosquée à l’est quart sud-est. Je marque ici les rumbs du compas par une raison assez importante : les vaisseaux latins mouillent ordinairement plus au large ; ils sont alors sur un banc de rochers qui peut couper les câbles, tandis que les bâtiments grecs, en se rapprochant de la terre, se trouvent sur un fond moins dangereux, entre la darse de Jaffa et le banc de rochers.
 
Jaffa ne présente qu’un méchant amas de maisons rassemblées en rond et disposées en amphithéâtre sur la pente d’une côte élevée. Les malheurs que cette ville a si souvent éprouvés y ont multiplié les ruines. Un mur qui par ses deux points vient aboutir à la mer l’enveloppe du côté de terre et la met à l’abri d’un coup de main.
 
Des caïques s’avancèrent bientôt de toutes parts pour chercher les pèlerins : le vêtement, les traits, le teint, l’air de visage, la langue des patrons de ces caïques, m’annoncèrent sur-le-champ la race arabe et la frontière du désert. Le débarquement des passagers s’exécuta sans tumulte, quoique avec un empressement très légitime. Cette foule de vieillards, d’hommes, de femmes et d’enfants ne fit point entendre en mettant le pied sur la Terre Sainte ces cris, ces pleurs, ces lamentations dont on s’est plu à faire des peintures imaginaires et ridicules. On était fort calme ; et de tous les pèlerins j’étais certainement le plus ému.
 
Je vis enfin venir un bateau dans lequel je distinguai mon domestique grec, accompagné de trois religieux. Ceux-ci me reconnurent à mon habit franc, et me firent des salutations de la main, de l’air le plus affectueux. Ils arrivèrent bientôt à bord. Quoique ces Pères fussent Espagnols et qu’ils parlassent un italien difficile à entendre nous nous serrâmes la main comme de véritables compatriotes. Je descendis avec eux dans la chaloupe ; nous entrâmes dans le port par une ouverture pratiquée entre des rochers et dangereuse même pour un caïque. Les Arabes du rivage s’avancèrent dans l’eau jusqu’à la ceinture, afin de nous charger sur leurs épaules. Il se passa là une scène assez plaisante : mon domestique était vêtu d’une redingote blanchâtre ; le blanc étant la couleur de distinction chez les Arabes, ils jugèrent que mon domestique était le chéik. Ils se saisirent de lui, et l’emportèrent en triomphe malgré ses protestations, tandis que, grâce à mon habit bleu, je me sauvais obscurément sur le dos d’un mendiant déguenillé.
 
Nous nous rendîmes à l’hospice des Pères, simple maison de bois bâtie sur le port et jouissant d’une belle vue de la mer.

 

Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Troisième partie : Voyage de Rhodes, de Jaffa, de Bethléem et de la mer Morte  

 

Jaffa (Joppa) and environs. View of Jaffa from the sea betw 

  View of Jaffa from the sea between 1898 and 1914

" A deux heures de l’après-midi nous revîmes enfin Jaffa. On nous avait aperçus de la ville. Un bateau se détacha du port, et s’avança au-devant de nous."

 

Jaffa (Joppa) and environs. Boat going through the rocks 18

  Jaffa and environs. Boat going through the rocks between 1898 and 1914

" Les vaisseaux latins mouillent ordinairement plus au large ; ils sont alors sur un banc de rochers qui peut couper les câbles, tandis que les bâtiments grecs, en se rapprochant de la terre, se trouvent sur un fond moins dangereux, entre la darse de Jaffa et le banc de rochers."

 

Jaffa (Joppa) and environs. The landing place 1898-1914

  Jaffa and environs. The landing place 1898-1914

" Jaffa ne présente qu’un méchant amas de maisons rassemblées en rond et disposées en amphithéâtre sur la pente d’une côte élevée. Les malheurs que cette ville a si souvent éprouvés y ont multiplié les ruines."

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